Delme : de la Synagogue au Centre d'Art Contemporain
par Jean-Marie VILLELA
Universite d'Artois - Master Sciences des religions et sociétés
extrait de LIAISONS n°35 - septembre 2017

  "Ainsi parle le Seigneur : le ciel est mon trône, et la terre, l'escabeau de mes pieds.
Quelle est donc la maison que vous bâtiriez pour moi ?
Quel serait l'emplacement de mon lieu de repos ?" (Isaïe 66:1).

La commune de Delme "est située au pied d'une des plus hautes collines de la région : la côte de Delme, au confluent de trois petits cours d'eau, au fond d'une dépression, vaste cuvette, dont les eaux s'écoulent vers la Seille par un unique et étroit couloir qu'emprunte le "ruisseau Saint-Jean" (1). C'est par ces mots que l'Abbé Joseph Marange décrit la campagne de Delme dans les années soixante. Au cœur du pays saulnois, dans le département de la Moselle en Lorraine, Delme est aujourd'hui une commune d'un peu plus de 1000 habitants (2), située sur l'axe Metz-Strasbourg, à égale distance de Metz et Nancy, soit approximativement 30 à 35 km des deux villes.
Une départementale traverse le bourg de sud-est en nord-ouest, en direction de Metz. Pour qui l'emprunte, quel étonnement de trouver sur sa droite, à une centaine de mètres après l'église, une synagogue, "véritable joyau, peut-être la plus belle du département" (3), accueillant depuis une vingtaine d'années un Centre d'Art Contemporain.

La légende dit qu'après la destruction du Temple, "des êtres célestes descendirent du ciel, prirent sur leurs ailes les pierres de l'édifice et les éparpillèrent dans le monde entier. Partout où tombait une pierre, une synagogue s'élevait "(4). Selon le Talmud, les synagogues construites dans l'exil doivent être considérées comme temporaires, puisqu'elles sont appelées à être réédifiées dans le pays d'Israël (5). Une autre légende veut aussi qu'au jugement dernier, les synagogues édifiées dans le monde de l'exil
rejoignent Jérusalem (6). Est-ce le caractère temporaire qui s'exprime ici qui conduirait à justifier la modestie du patrimoine architectural de la tradition juive ? En effet, si toutes les synagogues sont vouées à "rejoindre un jour Jérusalem", à quoi bon investir dans la richesse patrimoniale au-delà de la seule fonction utilitaire ?


Le Centre d'Art Contemporain, Delme
Force est de constater que, "malgré sa longue histoire, le judaïsme n'a jusqu'à ce jour rien versé au patrimoine architectural religieux de l'humanité qui puisse rivaliser avec la splendeur des églises d'occident, le raffinement des mosquées d'orient ou des temples d'Extrême-Orient" (7). Ce jugement sévère exprime une réalité : l'architecture synagogale est le reflet d'une histoire particulière, écartelée entre la fonction pratique attachée à un espace banalisé, où le faste n'est pas nécessaire pour prier et étudier, et la tentation de valorisation de la fonction cultuelle, voire de sacralisation, par souci de dignité, d'identité ou par volonté d'assimilation (8). C'est en définitive l'exil qui a créé la synagogue, et
"c'est la synagogue qui a en quelque sorte élaboré, fondé, créé le judaïsme"(9).

Pour autant, la synagogue semble avoir coexisté avec le culte sacrificiel réservé au Temple de Jérusalem (10). Les premières véritables références à un lieu de prière ou d'assemblée sont contemporaines de l'exil babylonien après la première destruction du temple de Jérusalem en 586 AJC. Le culte s'exerce dans une spatialité et une temporalité particulières : à la fois en privé, au sein de la cellule familiale, et en communauté de prière (11), dans la salle d'assemblée, la synagogue (12), d'où le mystère et le sacré sont absents.
Au-delà de sa fonction quasi utilitaire, la synagogue renvoie à la conception de l'identité et de l'histoire juive : l'architecture, depuis la salle située à l'étage d'une maison (13) en passant par l'oratoire, jusqu'aux édifices plus monumentaux du 19ème siècle, agit comme un véritable marqueur de la condition des Juifs, de leur rapport au culte et de l'adaptation des comportements au contexte historique et social.

La synagogue de Delme est le reflet de cette évolution, dans le contexte particulier de la présence juive en Lorraine, de l'influence germanique après la guerre de 1870, mais aussi des destructions, exactions et horreurs du régime nazi.
La synagogue a été considérablement détruite en 1943, puis reconstruite après la guerre. Le dernier office a été célébré en 1978 et la fermeture définitive à la célébration du culte date de 1981 (14).

Le bâtiment a été inscrit en 1984 a l'inventaire supplémentaire de la Caisse nationale des monuments historiques et des sites (15). Toujours propriété du Consistoire Israélite de Moselle, la synagogue est réaffectée depuis 1993, où elle devient un espace d'art contemporain. Depuis 1998, elle a le statut de Centre d'Art Contemporain, en convention avec le Ministère de la Culture (16). Du lieu de culte à l'espace culturel, c'est le chemin
que nous nous proposons de parcourir ici.

1. Un survol de la présence juive en Lorraine

La présence juive en Lorraine est historiquement significative. Environ 130 communes de Lorraine ont à un moment ou un autre de leur histoire, hébergé un lieu de culte juif. Le site web du judaïsme d'Alsace et de Lorraine recense pour la Moselle, 38 communes attestant de cette présence. Sur ces 38 communes, 20 synagogues sont répertoriées, dont 8 ayant une activité cultuelle régulière ou occasionnelle, 7 n'étant plus en activité, et 5 ayant fait l'objet d'une réaffectation, dont celle de Delme.

"La région Lorraine a été de longue date une terre d'accueil pour les Juifs" (17). Si cette présence remonte très probablement à l'époque romaine, les premières mentions apparaissent au tournant des 6e et 7e siècles. Terre d'accueil, particulièrement pour les Juifs ashkénazes, mais aussi terre de vicissitude et de rupture, à l'instar d'autres lieux et d'autres pays. De massacres en conversions forcées, de tolérance utile en expulsions, selon les politiques d'accueil des prélats, princes et seigneurs locaux, la situation des Juifs de Lorraine a subi des périodes d'expansion relative et de forte régression.
Au milieu du 16e siècle, les Juifs, suivant l'expansion française et la militarisation de la région, reviennent en Lorraine (18), et en particulier à Metz. Pour autant, les Juifs de Metz sont confinés dans le ghetto, exclus de l'agriculture, des corporations et des charges civiles. La monarchie reconnaît l'autonomie de la communauté, qui se dote en 1595 de statuts officiels. Parallèlement, d'autres communautés se constituent en Lorraine à partir du 17e siècle, en particulier dans les villes de garnison militaire des Trois Evêchés (19).
Les campagnes ne sont pas exclues de ce mouvement. Dans la seconde moitié du 18e siècle, la communauté de Metz, à l'étroit dans le ghetto, cesse d'augmenter au profit d'un accroissement diffus dans les communes de la région.

A la veille de la révolution, la Lorraine représente le deuxième groupement juif en France, après l'Alsace (20). Le mouvement d'émancipation, initie avec le mouvement des Lumières dès 1780, voit son aboutissement dans le décret du 28 septembre 1791 : "libérés des chaînes de l'esclavage (les Juifs) sont désormais citoyens français" (21). Mais l'émancipation a aussi pour effet d'affaiblir les structures communautaires et les codes sociaux traditionnels. Avec le décret impérial du 17 mars 1808, une nouvelle organisation consistoriale se met en place au début du 19ème siècle, "consacrant la prédominance des notables qui vont encadrer le judaïsme lorrain et le guider dans son intégration à la société française" (22).

Les années qui suivent vont voir, sous la double influence de cette intégration et de l'augmentation des financements, 1a construction de nombreux édifices, depuis la "Shoule", installée à l'étage d'une maison, puis de vraies synagogues fermées situées discrètement en fond d'îlot, jusqu'au au Temple israélite de la fin du 19ème siècle (23). La période s'accompagne d'un vaste mouvement de réforme du culte qui divise la communauté. Entre volonté d'adaptation à la vie moderne et défense vigoureuse des traditions religieuses, c'est finalement le mouvement réformateur qui l'emporte à l'aube du conflit franco-prussien de 1870-1871.
L'annexion conduit à un exode important de la communauté vers la France et particulièrement la partie de la Lorraine restée française (24), mais aussi a une forte immigration de juifs allemands vers la Lorraine annexée. Entre ces "nouveaux arrivants", tenants d'un judaïsme libéral et reformé, et la communauté "de souche" revenue à un judaïsme traditionnaliste du fait de l'émigration des notables plus modernistes, l'union se fait difficilement. La période 1871-1914 est finalement et globalement un temps "d'intégration raisonnée" des juifs lorrains annexés dans le Reich allemand.

La première et la seconde guerre mondiales seront des époques de déchirement et de malheur pour les Juifs de Lorraine : déchirement, dans les combats, où de part et d'autre du front des Juifs lorrains combattent et tombent sous des uniformes ennemis ; exode, rafles, internement, extermination lors du deuxième conflit (25). Le patrimoine religieux est détruit quasi systématiquement, afin d'anéantir toute trace de culture juive. En Moselle annexée, 40 édifices sont pillés ou détruits, dont 29 ne pourront être sauves après la guerre (26). "La guerre a porté le dernier coup aux anciennes communautés rurales, déjà très touchées par l'exode. Avec le judaïsme des campagnes lorraines, c'est toute une civilisation qui est morte, emportant avec elle sa langue, le judéo-lorrain, que bientôt plus personne ne parlera"(24).

2. La communauté juive de Delme, du 18e siècle au début du 19ème siècle (28)

Le Traité de Vincennes, signe, le 28 février 1661, entre le duc de Lorraine, Charles IV, et le cardinal Mazarin, prévoyait, dans son article XIII, la cession d'un corridor d'une demi lieue (2,4 kms) de large entre Verdun et Strasbourg, "afin que Sa Majesté ait un chemin qui puisse servir à ses sujets et à ses troupes quand elle le voudra, pour aller de Metz en Alsace sur ses terres (possession royale depuis le traité de Westphalie de 1648), sans toucher les Etats dudit Sieur Duc (le Duc de Lorraine)". Ce corridor permettait donc au roi de France de rejoindre l'Alsace sans passer par une terre étrangère et hostile : c'est la route de France ou route royale, appelée également "route de Delme " pour le tronçon allant du Pays Messin a Vic (29).
Delme était alors un bourg de 26 familles, placé sous la protection royale, dominé par un seigneur et abritant régulièrement une petite garnison.

Les premières familles juives se sont installées à Delme vraisemblablement au début du 18ème siècle, sous le double effet de l'immigration et de l'accroissement naturel de la population (30). Ville de garnison et ville étape, l'installation des premières familles est aussi vraisemblablement liée à l'essor du commerce de chevaux.
"Les Juifs de Delme, comme tous les Juifs de l'Est de la France, sont soumis à une législation rigoureuse : ils ne peuvent ni cultiver la terre, ni pratiquer l'artisanat, ni vendre des objets neufs ni pratiquer le culte en public. Outre diverses impositions spéciales comme la taxe Brancas (31), ils doivent payer les impôts royaux. Ces multiples interdictions restreignent le champ d'activité économique des Juifs de Delme au commerce du bétail, des chevaux et à de petits métiers : colportage, brocante"(32).

A partir du mouvement des Lumières, les valeurs évoluent, au moins dans les villes, tel qu'en témoignent la construction de synagogues monumentales à Nancy (1786) et Lunéville (1790). Mais dans la majorité des cas, et particulièrement dans les campagnes, les communautés juives sont encore réduites à un exercice plus ou moins confidentiel de leur culte dans de simples salles dans des maisons d'habitation, ou des oratoires. A la fin du 18e siècle, la révolution française, avec la Déclaration des droits de l'Homme, puis le décret du 28septembre 1791 (33), consacrent en droit l'égalité et l'émancipation des juifs. "Tous les métiers et tous les emplois publics leur sont ouverts. Le libre exercice de leur culte leur est reconnu. Ils peuvent enfin acquérir des immeubles et posséder des terres" (34). Mais il y a encore loin de l'égalité juridique à l'égalité réelle : en témoignent par exemple les exclusions du partage des regains pour les juifs de Delme qui ne possédaient pas encore de terres en 1795 (35).

En 1806, Napoléon 1er, dans un mouvement d'intégration et d'assimilation des Juifs, mais aussi dans une volonté de réorganisation et de législation de leur religion, convoque l'Assemblée des notables juifs, puis, le 4 février 1807, le Grand Sanhedrin (36).
Quatre décrets sont publiés en 1808, qui vont avoir des conséquences importantes pour les Juifs de France. L'un d'eux soumet les anciennes communautés locales autonomes à un consistoire central siégeant à Paris et à des consistoires départementaux, formés de
rabbins et de laïcs proposés par les notables et nommés par l'Etat. Le 20 juillet 1808, un dernier décret ordonne aux Juifs de faire enregistrer leurs noms et prénoms à l'Etat-civil.

Au début du 19ème siècle, les juifs de Delme représentent environ 20% des habitants.
De dix mille en 1806, la population juive de la Lorraine passe a plus de seize mille en 1853, accroissement lié essentiellement àla fécondité dans les campagnes. Dans les années 1870, la communauté comprend plus de 200 personnes. En 1894, vivaient encore à Delme 114 juifs, soit 18 % de la population de la commune.
Dans cette fin du 19ème siècle, la communauté juive de Delme est largement intégrée. Ses membres exercent, au-delà des métiers dans lesquels ils étaient confinés avant l'émancipation, des professions de l'artisanat, de la distribution, du commerce. Delme comptera durant cette période deux maires issus de la communauté (37). C'est dans ce contexte relativement favorable que s'inscrit la construction de la synagogue.

3. De l'oratoire à la synagogue de Delme

"Nous habitons nos lieux comme si de rien n'était" (38). Or ces lieux, et spécifiquement les lieux de culte, peuvent se comprendre comme le croisement entre "fabrique des lieux par l'appel à la mémoire et fabrique de la mémoire par écriture des lieux" (39).
Cette articulation entre symbolisme de l'espace et réactualisation permanente de la mémoireet du temps nous semble constituer une clé de lecture pertinente pour parler de la synagogue de Delme.

Edifiée en 1881, la synagogue illustre le processus complexe d'émancipation et d'assimilation des Juifs depuis la Révolution française jusqu'aux décrets napoléoniens et les années qui suivirent. Du secret du culte exercé dans des bâtiments d'arrière-cour, puis dans des oratoires discrets, jusqu'à l'ostentation et la monumentalité du bâtiment construit sur la rue traversant le bourg, la synagogue peut faire l'objet d'une double lecture : celle de la "quête d'une forme en adéquation avec une fonction sociale et identitaire", celle de "l'organisation de la fonction religieuse et de l'espace synagogal" (40).

La communauté juive de Delme avait été autorisée, par arrêté préfectoral du 6 mai 1819, à se réunir dans un bâtiment acquis par elle. Quelques soixante années plus tard, ce bâtiment, situé dans une ruelle isolée de la ville (41), n'ayant aucun caractère particulier, ne correspond plus aux besoins de la communauté. Le 10 novembre 1875, à la demande du président de la communauté israélite de Delme, l'architecte de l'arrondissement de Château-Salins (42), Otto Saupp, en fait une description peu flatteuse : "L'entrée du bâtiment est plus semblable à celle d'une maison tout à fait ordinaire qu'à un temple de Dieu ; elle est étroite, serrée, sans commodité aucune.
A gauche de l'entrée se trouve l'habitation du gardien du temple, à droite on monte par un escalier de meunier très étroit et trop rapide à la galerie ou loge des femmes, laquelle est insuffisamment éclairée par 2 petits carreaux et une flamande et n'offre place qu'à 30-35 personnes au lieu d'être assez grande pour loger 50-55 qui font la population d'aujourd'hui. Les plafonds, planchers et bancs d'assises tous dans un état déplorable, moitié pourris et menaçant de tomber en ruine. Le temple même, abordable par un dégagement non éclairé a une largeur de 7,20 et une longueur de 8 mètres, y compris sanctuaire, corridor, siège du ministre officiant et place pour 50-55 fidèles au lieu de 100-120 sièges que demande la population de la communauté actuelle. l'intérieur du temple prend les jours par quatre petites fenêtres de différente hauteur. Les murs de face sont en plusieurs endroits fendus, de manière à ce qu'une réparation du bâtiment n'est guère possible ..." (43).


Croquis de l'architecte Otto Saupp, 1875
Au-delà de la vétusté des lieux qui justifiera en particulier le projet de construction d'une synagogue, soulignons deux points de vocabulaire qui témoignent à leur manière du processus d'intégration : l'expression "communauté juive" devient "communauté
israélite", la synagogue devient "temple".
S'agit-il de gommer les particularismes trop forts du judaïsme ? Le Juif, qualificatif qui demeure encore injurieux, devient un citoyen de confession israélite, au même titre que le citoyen catholique ou protestant, susceptible de mieux s'intégrer dans la société environnante. Le mot temple pour désigner le lieu de culte, est porteur d'une double résonnance : d'une part, l'assimilation à des lieux de culte d'autres confessions (le temple protestant), mais aussi, référence à la sacralité intemporelle et universelle du temple de Jérusalem (44).
Le compte-rendu de l'architecte donne également une idée des besoins de la communauté : le futur bâtiment devrait permettre d'accueillir environ 150 a 175 fidèles.

Le 2 avril 1876, la commission administrative de la communauté israélite de Delme vote le projet de construction de la nouvelle synagogue, avec un coût estimatif de 20.000 marks (soit environ 360.000 €) "avec les accessoires, dépenses imprévues et ameublements" (hors terrain, d'une superficie de 5 ares, acheté en bordure de la route principale pour 1.400 marks). Le financement est fondé sur le produit d'une souscription auprès des membres de la communauté juive (11.000 marks), un solde en caisse de 1.200 marks, après paiement du terrain, une demande de subvention à la commune de Delme de 3.000 marks et une demande de secours au Gouvernement de la Lorraine de 8.000 marks.

La lettre du 7 avril 1876 adressée par la communauté de Delme au président du District de la Lorraine (45) précise que "malgré le peu d'aisance d'un grand nombre d'entre eux (les membres de la communauté israélite) se sont empressés de souscrire", Le même jour, le président de la commission administrative de la communauté israélite de Delme adresse au Conseil municipal la demande de subvention pour 3.000 marks.
Les arguments présentés par la communauté mettent en avant le fait que celle-ci "n'a jamais hésité à contribuer dans les charges communales, même lorsqu'il s'est agi de la construction de l'église catholique", Le Conseil Municipal du 23 avril 1876, bien que les ressources de la commune "suffisent à peine à ses dépenses ordinaires et obligatoires et qu'elle ne possède aucun fond de réserve ", vote a l'unanimité une subvention de 2.400 marks. Les attendus du procès-verbal reprennent l'argument développé dans la demande. Tout ce processus témoigne de l'intégration de la communauté israélite de Delme, et de l'attitude bienveillante de la municipalité dont le maire, Abraham Vormus, était d'ailleurs membre de la communauté.

Plusieurs projets sont élaborés entre 1876 et 1877. En mai 1878, la commission de la communauté s'impatiente, constatant "qu'il y a plus de deux ans que cette affaire est entre les mains de Monsieur l'architecte Saupp et qu'il a négligé de s'en occuper sérieusement de manière que l'affaire n'est pas beaucoup plus avancée que le premier jour", elle demande qu'il soit dessaisi.
C'est Léon Francfort, natif de Delme, qui prend en charge la construction. Les plans définitifs de la synagogue sont finalement approuvés par le Conseil municipal le 1 er octobre 1878.
La synagogue est édifiée entre 1880 et 1881, pour un coût de 31.000 marks (551.000 € environ), financé à hauteur de 10.000 marks par le Gouvernement de Lorraine, 2.400 Marks par la commune, et le solde par la communauté.

"Pour saisir les mutations de l'architecture synagogale au 19ème siècle, il convient de situer toute approche à deux niveaux : le plus apparent, qui tend à réduire l'architecture à une enveloppe, à un langage stylistique, véritable obsession d'un siècle qui aurait voulu en inventer un, est la quête d'une forme en adéquation avec une fonction sociale et identitaire ; le second touche à la fonction religieuse et à l'organisation de l'espace synagogal" (46).

L'originalité de la synagogue de Delme est due non seulement à l'architecture retenue pour le bâtiment définitif, mais également à la nature des différents projets qui ont été avancés, reflet des hésitations et des débats d'une communauté sans doute tiraillée entre la volonté d'intégration perceptible dans l'utilisation des codes architecturaux et sociaux des cultes dits majoritaires du milieu environnant et la nostalgie d'un orientalisme identitaire rappelant les origines bibliques.
La synagogue est le reflet de ces débats, entre deux postulations contraires, l'intégration et la différenciation (47). Les signes de l'une et de l'autre sont alors présents.

Le projet du 15 décembre 1875


Plans du projet de décembre 1875
Ce premier projet présente un plan de type basilical néo-roman, reflet de l'intégration du style germanisant de l'époque.
La disposition en plan basilical non centré reflète l'évolution de l'organisation et de la pratique du culte. Les deux éléments à partir desquels s'organise l'espace synagogal sont l'arche sainte (Aron) et l'estrade de lecture de la Torah (Bima pour les ashkenazes, Tebah pour les sefarades), ces deux éléments, les seuls nommés dans le Talmud, étant en interdépendance (48).

La synagogue obéit également à des règles spécifiques :

La Bima etait traditionnellement placée au centre de l'édifice, pour des raisons à la fois pratiques et symboliques. D'un point de vue pratique, il s'agit de permettre, par la position élevée et centrée, d'entendre, de circuler aisément autour de l'estrade et de voir le lecteur. Sur un plan plus symbolique, l'estrade est le substitut de l'autel, lui-même représentation du Mont Sinaï. Cette configuration se retrouve systématiquement dans les synagogues d'Europe de l'Est, fidèles à la tradition.

Portail de Saint-Restitut, Drôme
Le processus d'assimilation a partir du 19ème siècle conduit à adopter, dans une sorte de mimétisme intégrateur, le modèle chrétien séparant l'assistance des officiants, avec la création d'une sorte de chœur (51).
Dans un mouvement d'aller-retour, l'espace a favorisé la réforme de l'organisation du culte autour des officiants séparés du reste des fidèles, et réciproquement, l'organisation du culte a façonné l'espace. Des considérations fonctionnelles sont également prises en compte : le rapprochement de la Bima et de l'Aron permet un gain de sièges pour les fidèles. Le recours aux architectes communaux ou d'arrondissements a pu également orienter la recherche d'un style inspiré d'autres édifices cultuels ou profanes.

D'une certaine manière c'est aussi, au travers de l'utilisation d'un plan de type basilical, l'émergence d'une dimension sacrée au départ inexistante dans les synagogues. "L'architecture devient alors un moyen d'imposer de nouveaux comportements, un instrument de réforme ... L'aménagement intérieur ... concrétise la scission entre espace dévolu à l'assemblée, à l'assistance, et espace sacralisé, où officient des spécialistes" (52).

L'architecture extérieure est alors fortement dictée par la disposition intérieure : le projet d'août 1876 présente à l'arrière une forme en abside qui renforce l'identification à l'architecture chrétienne. Le portail en façade est d'inspiration néo-romane. La comparaison avec le portail de Saint-Restitut, dans la Drôme, est significatif de la référence à l'art roman et l'art gréco-romain antique.
On retrouve d'ailleurs cette similitude avec le style retenu pour l'Aron.

Plans du projet d'avril 1877
Un autre plan réalisé en août 1876 reprend les memes caractéristiques que celui de 1875, avec des dimensions legerement inférieures.

Le projet d'avril 1877

C'est l'architecte du Gouvernement de la Lorraine, Brandenbourg, qui suggère un plan carré et centré avec une forme italianisante et des formes mauresques à l'intérieur (53). Le dôme peut être rapproche de l'architecture italienne des "tempietto" de la Renaissance. L'organisation de l'espace intérieur, en carré, est centré sur le dôme. Alors que l'espace ainsi disponible aurait pu favoriser l'installation de la Bima au centre, sous la coupole, l'option d'une estrade rapprochée de l'Aron est retenue.

L'architecture et le style extérieurs, coupole enlevée, évoquent presque une villa romaine. L'intérieur est traité avec des formes mauresques. En résumé, ce projet d'avril 1877 nous semble caractéristique d'une volonté de s'éloigner du style architectural néo-roman (Rundbogenstil) et de se rapprocher d'un style orientalisant, presque néo-byzantin, avec une base centrée et une coupole, sans toutefois assumer totalement cet orientalisme, notamment à l'extérieur.

En l'absence d'un "style juif" attesté (54), les choix architecturaux dénotent alors une volonté de fabriquer un corpus de valeurs où l'intégration par l'adoption de styles "nationaux" le dispute à un souci de différenciation. S'il n'y a pas d'art architectural juif pour les synagogues, il y a de fait, une recherche architecturale qui dit quelque chose sur la façon dont les communautés juives se positionnent vis-à-vis de leur longue histoire, et vis-à-vis de l'environnement dans lequel elles se meuvent.

La construction définitive, 1880-1881

C'est finalement l'architecte du Gouvernement Pavelt, à Strasbourg, qui donnera le style architectural quasi définitif au projet de synagogue de Delme, en harmonisant l'extérieur insuffisamment affirme à l'intérieur de style mauresque, au bénéfice de ce dernier (55).
C'est sur cette base que se fera la construction définitive, dans les années 1880 et 1881.

L'édifice construit, s'éloignant sensiblement des avant projets réalisés, affirme pleinement son orientalisme : "On construisit alors un magnifique édifice de style oriental, surmonté en son centre d'une majestueuse coupole recouverte de tôle brillante et ceinturée de petites fenêtres lui faisant une sorte de couronne. Cette coupole centrale était flanquée de quatre demi-coupoles disposées à chacun des angles du bâtiment" (56).

La synagogue de Delme (à g.) et celle de Berlin (à dr.)
La coupole, presque démesurée au regard des proportions du bâtiment, semble être largement inspirée de celle de la synagogue de Berlin, rue Oranienburg, construite en 1866. La hauteur de la coupole de la synagogue de Delme, presque aussi importante que la hauteur de l'édifice sur laquelle elle repose, symbolise l'unité divine, "trône de Dieu" (57) dominant la base carrée, espace terrestre des mortels.

Delme est une synagogue de Berlin en miniature. Mais en cette fin du 19ème siècle, alors que beaucoup d'exemples de style néo-roman sont présents en Alsace- Lorraine annexée, l'orientalisme a été totalement assumé pour la synagogue de Delme, style presque exclusivement retenu pour les synagogues de l'Est de la France (Besançon, Verdun, Châlons ...). Faut-il voir là. le symbolisme d'une forme de " patriotisme architectural", dans le contexte de l'annexion du département à l'Allemagne ? Le caractère fonctionnel, utilitaire, de la synagogue, a-t-il été supplanté par une volonte d'affirmation politique (58) ? La référence à l'orient, l'évocation du temple, renforcent-elles l'opposition entre une Europe chrétienne et le monde sémitique ?

En l'absence de témoignages, il est difficile de répondre à ces questions. Mais il reste que la synagogue, par son architecture, extérieure résolument orientale et sa disposition intérieure s'inspirant du modèle chrétien, est le reflet d'un double mouvement : d'une part, l'intégration et l'assimilation à l'environnement et à la culture occidentale, qui a donné naissance au temple israélite, d'autre part une forme d'orientalisme et d'identité juive, qui renvoient aux origines sémites.

Dommages de guerre

La synagogue a souffert lors de la première guerre mondiale. La zone de la côte de Delme a été l'un des théâtres d'opération de la bataille de Morhange entre le 17 et le 20 août 1914. Apres la guerre, la communauté israélite de Delme est fort diminuée du fait de l'exode de nombreuses familles vers les villes. Les dommages de guerre ne suffisent pas à la restauration de l'édifice.

La synagogue détruite en 1943. La synagogue est située à côté du tribunal de Delme, construit à la même période, qu'elle écrase de son imposante hauteur - coll. © M. et A. Rothé
Fin 1922, la communauté est autorisée à vendre le bâtiment qui abritait la première synagogue et à affecter le produit de cette vente à "se libérer d'une partie des dettes contractées pour la réfection de la nouvelle synagogue" (59). L'accord pour la vente est donné par le représentant du ministère de l'Intérieur le 28 mars 1923 (60).
Mais le compte n'y est pas. Les dommages de guerre s'élevaient à 10.000 francs. Les réparations sont réalisées pour un montant de 20.000 francs. Quelques mois après, la toiture menace de nouveau, de sorte que les travaux se sont montés au total à 40.000 francs. La commune alloue une somme de 1.600 francs. Les membres de la communauté, une vingtaine de familles, ont cotisé pour 15.000 francs. Une souscription est lancée auprès de l'ensemble des communautés israélites de France (61).

En mai 1929, la communauté israélite de Delme demande au directeur général du Service d'Alsace et de Lorraine une allocation de 14.000 francs "pour nous permettre de nous affranchir d'une dette qui nous laisse de trop mauvais souvenirs et que nous sommes incapables de supporter" (62).

L'Alsace et la Moselle sont annexées de fait par le troisième Reich allemand en 1940. Delme sera, à partir de cette date, sous administration allemande. La quasi-totalité de la population, refusant de s'incorporer au peuple allemand, est expulsée le 18 novembre 1940 (63).
La synagogue est dynamitée par les forces allemandes au cours de l'année 1943. La coupole est détruite, les fenêtres et les vitres brisées, l'intérieur dévasté. Il ne reste que les quatre murs.

Le 10 novembre 1944, les blindés américains s'approchent de Delme.
Le 11 novembre 1944, la crête de Delme fait partie des points libérés par les armées alliées.
En janvier 1945, les premiers habitants ont l'autorisation de rentrer, et découvrent une ville ravagée et pillée.

Sur les 8513 juifs mosellans dénombrés en 1936, plus du quart d'entre eux, soit 2344, ne reviendront pas. Le conflit portera un coup fatal au judaïsme rural : la paix revenue, rare sont les communautés qui peuvent réellement se reformer dans les campagnes. Delme, malgré une reconstitution de la communauté relativement importante après la guerre, n'échappera pas à cette difficulté.
La communauté comptera 40 membres en 1966 ; 22 en 1974 ; 17 en 1978 (64). Le minyan (65) ne peut plus être respecté et le dernier office sera célébré en 1978.

4. De la nouvelle synagogue, au centre d'art contemporain

Les informations sont moins précises pour la reconstruction de la synagogue après la deuxième guerre mondiale. Une plaque commémorative apposée dans l'édifice indique une " reconstruction partielle" en 1946. Cette date est reprise dans tous les documents consultés. Un seul document, le témoignage du dernier ministre officiant de Delme, (66), mentionne une date différente, celle de 1952.
En l'absence d'éléments plus précis, nous pouvons faire l'hypothèse d'une décision de reconstruction prise en 1946, et d'une reconstruction effective dans les années cinquante.
Deux éléments semblent conforter cette hypothèse : une délibération du Consistoire israélite de Moselle en date du 15 juillet 1946 indique que "au vu de la démolition complète de la synagogue ... attendu que la population israélite est en augmentation pour atteindre un chiffre comparable à celui d'avant-guerre ... Le Consistoire arrête (décide) la reconstruction de la synagogue".

La synagogue reconstruite après la seconde guerre mondiale
D'autre part, un procès-verbal de réunion au Consistoire en date du 11 janvier 1953, précise que Delme a reçu une attribution du Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme de 6,5 millions de francs (37.500 €) pour la reconstruction de la synagogue" (67).
D'autres subventions et dons ont été sans doute mobilisés.

L'édifice actuel est plus modeste que l'ancienne synagogue : la coupole et les demi-coupoles qui donnaient son caractère oriental au bâtiment ont été remplacées par une calotte sphérique bien moins imposante que la coupole initiale. La façade a été refaite sur le modèle originel, avec son entrée et ses fenêtres de style mauresque, et ses colonnettes à chapiteaux corinthiens.
L'intérieur a été entièrement reconstruit dans un style que l'on devine épuré, plus fonctionnel, par rapport à la première synagogue, même si nous ne disposons pas de description intérieure de celle-ci. Seul un mur orné d'arcades et de colonnettes, vestiges partiels de l'ancienne synagogue, témoignent du style originel.
Pour autant, le symbolisme et la référence architecturale à l'orientalisme ont été conservés : symbolisme du nombre d'ouvertures sur le bâtiment (68), fenêtres en plein cintre articulées de motifs de style mauresque en fer ; au rez-de-chaussée, tympans de motifs en nid d'abeille disposés en damier, frises cloutées de besants et articulées de rosaces ; à l'étage, fenêtres sommées de tympans rectangulaires en nid d'abeille losangé ; colonnes et colonnettes aux chapiteaux de feuillages style byzantin (69).

Les objets de culte proviennent de la synagogue de Saint Mihiel : "un rideau d'armoire sainte en velours rouge orné de broderies ; des fourreaux de velours et de soie richement décorés. Cinq rouleaux de Torah qui furent profanés par les nazis" (70).

La synagogue reconstruite de Delme joue ainsi le rôle d'un "témoin patrimonial", sorte de legs disponible pour tous, sinon intelligible par tous, offrant au visiteur de possibles fils conducteurs pour se saisir tout autant des ruptures de l'histoire que des renaissances auxquelles celle-ci appelle. Le lieu est un marqueur sur la ligne du temps le long de laquelle circulerait librement la mémoire dans la tension qu'elle exerce entre le passé à la fois riche et douloureux, et le présent (71).

La synagogue de Delme a été définitivement fermée au culte en 1981, soit un siècle après la construction de la première synagogue. Des solutions de réaffectation sont alors recherchées par la communauté. L'absence du sacré est un facteur favorisant la réaffectation d'une synagogue. Mais globalement, les communautés juives ne semblent s'être préoccupées qu'assez tardivement de la valeur patrimoniale et mémorielle des édifices et de la question de leur réaffectation (71). A ceci une raison structurelle : la synagogue est d'abord un espace fonctionnel. Si la fonction disparaît, il ne reste finalement que le bâtiment. Les solutions de transformation ou de réaffectation sont alors variées : du garage à la salle de sport, en passant par: 1a salle de spectacle, le hangar, la grange, etc. Citons également l'affectation a un autre culte, telle la synagogue Or Thora de Marseille transformée en mosquée en 2016 ; ou aux Etats Unis, la synagogue de Philadelphie, transformée en église, puis en mosquée. Ce mouvement de transformation et réaffectation touche également le catholicisme, avec plus de réticences en raison notamment du caractère sacré de l'édifice de culte. Mais les questions de conservation du patrimoine immobilier et les charges que cette conservation imposent ont finalement raison des scrupules des responsables (73).

Une autre question demeure : selon un précepte du Choul'han Aroukh (74), une synagogue ne devrait normalement être transformée qu'en un édifice d'une fonction supérieure (75). Mais qu'est-ce qu'une "fonction supérieure" pour une synagogue ? Quels critères pourrait-on avancer pour évaluer la nature d'une transformation projetée ?
Ces questions, dont l'étude dépasserait le cadre de cette synthèse, se sont sans doute posées quand il s'est agi de trouver une nouvelle affectation à la synagogue de Delme?

Un premier projet visait à y installer un centre de documentation du judaïsme mosellan, projet abandonné en août 1988, en raison de l'absence de financement pour exécuter les travaux de mise hors d'eau et d'entretien de la synagogue.

Parallèlement, des discussions se sont engagées avec la municipalité de Delme, et un accord est trouvé pour la mise à disposition de la synagogue afin d'y réaliser des expositions culturelles.
En 1992, la municipalité contracte un bail emphytéotique de 99 ans avec le Consistoire.
En 1993, la synagogue devient espace d'art contemporain, géré par l'association Enième Edition avec l'aide de la DRAC.
Enfin, en 1998, la synagogue acquiert le statut de Centre d'Art Contemporain (CAC) en convention avec le ministère de la Culture.

C'est sans doute un lieu commun de dire que l'art et le sacré ont toujours eu "quelque chose a voir ensemble". L'art est associé à la faculté d'illustrer, évoquer, symboliser le sacré. L'architecture, la statuaire, en sont des exemples majeurs. La peinture, qu'elle soit fresque, retable ou tableau dans les églises, les riches enluminures des manuscrits religieux (76), en constituent les manifestations concrètes : l'art est alors au service de la magnificence du divin, il veut accompagner, favoriser l'élévation et la spiritualité, en quelque sorte, témoigner de la transcendance. Le souci du beau, de l'esthétisme est très présent dans beaucoup de religions, que ce soit dans l'architecture, les accessoires du culte ou la liturgie proprement dite.

Mais peut-on matérialiser une limite entre ce qui relève de l'art sacré et ce qui constituerait alors l'art profane ? Les artistes eux-mêmes insistent sur la dimension spirituelle de leur art. Les édifices consacrés, majoritairement les églises, sont les lieux les plus visités de France, alors même que le rapport à la croyance est en pleine mutation.
Est-ce seulement une motivation artistique, ou bien peut-on parler de désir de mémoire, voire de recherche d'une nouvelle sacralité ? A l'inverse, ne peut-on pas être surpris du silence, d'une forme de recueillement que le public manifeste en visitant un musée ?

Dans le cas de la synagogue de Delme, l'appellation retenue est significative de cette interpénétration : ce n'est pas la synagogue qui abrite le Centre d'Art Contemporain, mais c'est le Centre d'Art Contemporain qui s'appelle "la synagogue de Delme". L'expression a son importance : elle renvoie non seulement à la réaffectation fonctionnelle d'un lieu de culte, mais à sa transformation : l'espace est le même, mais il est aussi autre chose. "L'art contemporain ... est profondément humain, exprimant les cris, les souffrances, les joies, les attentes, la soif spirituelle des hommes. Il est appelé au dialogue. En cela il est sacré" (77). Comment alors les artistes investissent le lieu ? Utilisent-ils, ou bien réfutent-ils, le rapport au sacré, se servent-ils de la mémoire du lieu, s'accordent-ils ou se confrontent-ils à l'espace ? Les réponses ne sont pas univoques. Pour Daniel Buren, la synagogue est "un lieu vide où tout est possible" (78). Ce sont les possibilités offertes par l'espace qui sont primordiales, moins que la mémoire ou l'histoire du lieu. Pour Jeff Rian, la correspondance est plus directe : "les oeuvres d'art et les installations ... arborent le luxe de cette quiétude d'outre monde, le luxe des échos du silence religieux et de la contemplation qui nous sécurise d'une façon, tandis que l'art nous sécurise d'une autre" (79).


Montage de l'exposition "Orientation" (octobre 2016) qui donne une
bonne idée de l'architecture intérieure de la synagogue actuelle.

D'autres réponses sont possibles, qui revendiquent plus clairement l'influence du lieu sur l'oeuvre, mais également de l'oeuvre sur le lieu. Dans son installation "

Les chaises de traverse", Tadashi Kawamata voulait "mettre en évidence qu'il existe deux niveaux, bien distincts, avec leur spécificié : le rez-de-chaussée pour les hommes, le premier étage pour les femmes" (80). Bruno Carbonnet, dans "Buisson ardent" crée une peinture renvoyant au texte de l'Exode, installée dans l'Aron de la synagogue. Ce choix "répondait pour lui à une volonté de faire rejoindre deux silences. Le silence d'une peinture qui lors du premier regard devra presque arrêter le souffle du regardeur. Le silence d'un lieu, riche d'une histoire symbolique, où le moindre bruissement est perceptible" (81). Jean-Luc Guionnet et Thomas Tilly, dans leur exposition acoustique "Stones, Air, Axiom" (82), " conçoivent leur partition d'une part à partir des plans de l'architecture, dont les mesures principales ont été traduites en sons et en ondes, et d'autre part à partir d'enregistrements de voix et d'instruments, diffusés dans l'espace" (82). Parmi ces voix, des enregistrements de psalmodies en hébreu. Citons enfin l'installation actuelle de Sirah Foighel-Brutmann et Eitan Efrat, "Orientation", qui fait directement référence à l'orientation des synagogues vers Jérusalem et aux codes de la liturgie juive.

Ces exemples montrent que ce qui est finalement enjeu, au-delà de la rencontre entre l'ouvre et l'espace, c'est bien la question du dialogue qui s'établit entre l'artiste et le lieu, en l'occurrence le lieu de la religion, et ce dialogue nous semble s'éclairer par la correspondance qu'il peut y avoir entre les questions posées de part et d'autre sur l'homme, sur sa vie, ses doutes (83).

Conclusion

"Le bruissement de la synagogue ne se confond avec aucun bruit, aucune musique. Il est immédiatement identifiable par quiconque l'a entendu une fois" (84). Celui de la synagogue de Delme s'est tu depuis presque quarante années, Il reste l'architecture qui témoigne d'une époque où le judaïsme  tente de conjuguer l'intégration au milieu dans lequel il évolue en adoptant les codes culturels et sociaux de ce milieu, et la différenciation, la revendication d'une histoire, d'une identité, d'une mémoire en suspens, hors de l'espace et du temps, par l'utilisation du symbolisme d'une architecture orientalisante.

Nous posions la question de savoir si, conformément à la tradition, la synagogue de Delme, Centre d'Art Contemporain, avait été transformée en un édifice d'une fonction supérieure. Nous ne saurions répondre à cette question. Mais les quelques exemples pris dans la programmation du Centre nous conduisent à considérer que le sacré et l'art contemporain sont étroitement liés.
Ils invitent tous deux à  la rencontre, au dialogue, au questionnement sur la nature de l'homme.
Au bout de ce chemin parcouru, l'histoire de la synagogue de Delme n'est-elle pas tout simplement celle de la rencontre toujours à renouveler avec l'altérité ?


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