Ma vie jusqu'à 15 ans racontée à mes enfants
troisième partie
par Henri FRANK
Extrait de HEGENHEIM BUSCHWILLER 2013
BULLETIN DU CERCLE D'HISTOIRE DE HEGENHEIM BUSCHWILLER

Introduction

Voilà la troisième partie des cinq qui seront publiées dans les bulletins du cercle.
Dans cet extrait riche en descriptions, nous allons découvrir les traditions juives, la description de quelques quartiers de Bâle, mais aussi de Hagenthal et toujours de Hégenheim.

Christophe SANCHEZ


Mais j'ai oublié de vous parler de notre plus proche voisin, celui qui habitait notre rez-de-chaussée, surtout qu'il était sur le point de déménager pour aller demeurer au Hinterdorf. L'appartement avait déjà été retenu par Mines Maier, le père de mon ami Levaillant. A cette occasion, il faut que je vous signale une des particularités de notre petit pays, où une partie des habitants étaient affublés de surnoms. Ainsi, votre grand-père s'appelait Greiner Liser (le pleureur), c'est qu'il se plaignait toujours du mauvais état de ses affaires. Il y avait Zunge Schmuhle, Fresser Nausen, Gom Eisig, Gase Fromele, Bock Joseph, et bien d'autres dont les noms ne me reviennent pas, jusqu'à notre cousin qui était long et maigre comme un jour sans pain et qu'on appelait Schmal Legef (le mince).

Mais la palme d'or revenait à Forelle Leiwelé, l'oncle de cousine Fanny.
S'étant rendu un vendredi matin à Bâle, pour l'achat de poisson, et voyant une vingtaine de petits poissons dans un baquet, il en demanda le prix et le pêcheur de lui répondre 20 centimes.
- Eh bien ! Assommez-les, répondit Leiwelé et, lui tendant son petit sac, celui-ci compta vingt petits poissons un à un. Leiwele lui mit alors 20 centimes, dans les mains, que le pêcheur lui jeta à la tête, car c'étaient des petites truites à raison de 20 centimes par pièce. Epouvante de Leiwelé et grand rassemblement. Par bonheur, le parness de Bâle, M.Dreyfus avait assisté à la scène et s'offrit de s'adjuger le lot ; quant à Leiwelé, le surnom lui est resté jusqu'à la fin de ses jours.

Nous disions donc que le locataire de notre rez-de-chaussée se trouvait être le grand-oncle maternel et exerçait le métier de ressemeleur de vieilles chaussures. Jamais, il ne lui était arrivé de faire du neuf. Lui et son fils Eisigle, grand garçon d'une vingtaine d'années, retapaient des vieilles chaussures avec des vieux cuirs ayant déjà servi pour d'autres usages, comme par exemple, de vieux harnais. C'était une industrie toute spéciale qui ne s'adressait guère qu'à des ouvriers qui n'avaient pas le moyen de s'acheter des chaussures neuves. Pendant des semaines, après avoir rapporté de la ville une ample provision de chaussures éculées, père et fils se mettaient au travail et donnaient une apparence de vie à ces débris. J'avais grand plaisir à assister à l'ouvrage et l'envie ne me manquait pas de les aider dans la mesure du possible, en passant un outil ou en tendant un pot de colle. Je pouvais emporter quelques clous, et l'on me prêtait un marteau, car je m'étais mis en tête de faire certains travaux dont je vais vous faire la description.

En montant notre escalier, on trouvait une petite véranda et je m'étais mis en tête de fabriquer une porte à claire-voie qui fermerait cette véranda du côté de l'escalier. Le père de mon ami Salomon avait une excellente scie et une belle hache ; il s'agissait de me faire prêter ces objets : jamais en m'adressant à son père je n'y serais parvenu. Ce fut du côté de sa mère Gaulès, que je dirigeai toute ma diplomatie, soutenu par Salomon, et que j'obtins les objets de ma convoitise si précieux pour mes travaux.
Elle a longtemps existé, cette porte haute d'environ un mètre, et elle faisait l'admiration de mes parents et de la famille et pourtant il ne serait pas venu à l'idée de mes parents de faire de moi un constructeur mécanicien ; je crois que je n'aurais pas trop mal réussi dans ces branches, mais ils avaient d'autres vues sur moi. J'avais entendu chuchoter qu'ils voulaient faire de moi un rabbin et vous verrez par la suite que l'envie ne leur a pas manqué.

Un autre travail considérable que j'ai mené à bonne fin était la construction d'un poulailler sous l'escalier qui menait de notre cuisine au grenier. Il y avait un grand espace vide, et que j'utilisai à cet effet ; forcément le poulailler avait une forme triangulaire et j'en profitai pour établir dans la partie plus étroite, entre deux marches, un petit guichet avec une porte retenu par des charnières en cuir ; par cette ouverture, il m'était facile de dénicher les œufs fraîchement pondus sans avoir à me glisser par la grande porte du poulailler. Quant aux poules, il était convenu, avec mes parents, que nous en conserverions trois sur celles que mon père apportait de temps en temps, et je leur sauvai donc pour ainsi dire la vie. Ces poules étrangères étaient assez farouches à leur arrivée, aussi l'on avait soin de leur attacher une vieille savate à l'une des pattes, pour les empêcher de quitter les environs de notre demeure. Au bout de quelques jours, on pouvait les laisser circuler librement.

Le printemps était arrivé petit à petit et déjà les cigognes avaient fait leur apparition ; plusieurs couples se posaient en même temps sur la crête du haut toit du château. Ce que nous appelions château était une grande bâtisse assez massive avec un toit pointu et deux larges cheminées à chaque bout. Cette maison de campagne entourée de jardins potagers et d'agrément était la propriété de la famille Barbier Moser, des bourgeois cossus, qui y résidaient une partie de l'année. C'était surtout une vieille demoiselle, une sœur de M. Barbier, que l'on voyait allant à la messe, ou en promenade dans une antique berline attelée d'un cheval gris pommelé, et conduit par un cocher français.
J'avais remarqué que leurs domestiques : cuisinière, femme de chambre, étaient françaises. Non pas que je fréquentasse des gens aussi hauts placés, mais pour faire plaisir aux habitants, les châtelains, avaient donné l'ordre de nous céder, moyennant quelques sous, de la salade et des légumes, et j'étais souvent chargé de ces achats.

Avec quel respect, je montais les marches d'un grand perron double, et entrais dans un immense vestibule ; au coup de sonnette, la cuisinière arrivait, demandant l'objet de la visite. Je l'accompagnais alors au potager et elle cueillait devant moi salade et épinards, que j'emportais en admirant, en passant, les belles plantations. C'était surtout quelques pieds de figuier, rares dans notre contrée, que je ne me lassais pas de contempler ; je ne pensais pas à ce moment, que quelques mois plus tard, j'irais en marauder avec Louis au risque de nous casser bras et jambes, voler quelques figues que nous nous partageâmes fraternellement. Je dois ajouter que je n'aurais pas eu le courage de franchir la haie qui était cependant peu élevée. Ce fut donc moi qui fis le guet et Louis qui s'introduisit, arrachant rapidement quelques figues à peine mûres, et me rejoignit pour nous sauver à toutes jambes.

Donc, les cigognes perchées depuis le matin sur le toit, commençaient à s'agiter et bientôt une véritable bataille à coups de becs et d'ailes éclatait. Enfin le couple victorieux s'installait sur la cheminée de gauche, qui regarde le village, et les autres cigognes partaient à la recherche d'un autre logis. On les voyait alors aller et venir avec de longues branches dans leurs becs, et bientôt un énorme nid qui dépassait même cette grande cheminée, était édifié et le berceau de la future couvée prêt à la recevoir. On entendait parfaitement depuis nos fenêtres leurs interminables klappere et je supposais que les châtelains devaient en être souvent incommodés.

Ma mère m'avait dit : "Si tu es sage et si tu apprends bien tes leçons, nous irons faire une visite à tante Ellé qui habite Hagenthal et tu pourras aller passer la nuit chez ton petit cousin Salomon Weiller, à Oberhagenthal". Vous pensez si je m'appliquai ; car combien rares étaient mes sorties ! Pourtant, on ne manquait jamais de me mener à la Baselermess, qui avait lieu chaque année sur la place du Munster, pour toutes sortes de marchandises et sur la Barfuserplatz pour tout ce qui a rapport aux amusements, comme chevaux de bois, tirs et boutiques à phénomènes ; comme vous pouvez bien penser, c'était la Barfuserplatz qui m'intéressait le plus.

La physionomie de Bâle et le chemin de Hégenheim qui y conduit, ont beaucoup changé depuis cinquante ans, et je puis dire que la distance a diminué d'un bon tiers. Aux endroits où vous voyez, aujourd'hui, de larges rues bordées de belles maisons, il y avait en ce temps de vastes espaces plantés de betteraves et de pommes de terre. Ainsi l'auberge de Milchhäusli qui forme le coin de la Hégenheimer Strasse était alors une ferme isolée entourée de champs et de prés.

Ainsi tout ce large faubourg de Spahlen , bordé d'hôtels, sillonné de tramways électriques, avait à sa droite quelques maisons de campagne avec de profonds jardins, et à sa gauche une vaste nécropole qui depuis fut reportée à plus de deux kilomètres, sur la route de Bourgfelden.

L'imposant Spahlenthor était flanqué de larges fossés et d'un haut et épais mur crénelé. Il fallait traverser un pont-levis pour arriver à la porte, et une herse aux dents d'acier vous menaçait dès que vous approchiez. Vous pensez avec quel respect je franchissais le pont-levis qu'on pouvait clore avec d'énormes portes de chêne bardées de fer.

Barfuserplatz aux environs de 1820, aquarelle de Johann Jakob Neustueck (Naturhistorisches Museum Basel)
Tout a disparu, fossés, pont-levis, mur crénelé pour faire place à une large et belle promenade plantée d'arbres, semée de bancs pour se reposer. Par contre, l'intérieur de cette partie de la ville a peu changé ; la maison à droite avec ses peintures représentant Guillaume Tell existe toujours et les pavés sont toujours aussi pointus. Le Kohlenberg est toujours le même, à gauche les formidables murs de la prison et à droite le Heuberg. J'ai tenu à visiter ce dernier en compagnie de ma mère, que j'avais priée de me mener à la maison où elle avait été de longues années au service de M.Hauser mort depuis longtemps.

Au pied du Heuberg commence la Barfuserplatz avec son musée de création récente, car alors ce bâtiment d'une architecture si élégante et qui est une ancienne église servait de marché au beurre.
Je vois encore, ces alignements de mottes de beurre, ces paysannes avec leurs costumes pittoresques et les petites bourgeoises de Bâle faisant leurs emplettes. Pendant les quize jours que durait la Baslermesse, c'était une vie et un mouvement qui m'émerveillaient, moi petit garçon, qui en fait de voitures ne voyais guère que celles des paysans et les chars à bancs de quelques marchands de chevaux, comme Blochsender et Mines Mayer, sans oublier pourtant le petit cousin Kafel, le loueur qui conduisait les personnes fortunées de Hégenheim à Bâle, mais elles étaient rares.

Ce Kafel, ancien militaire ayant fait plusieurs congés, avait épousé, sur le tard, notre petite cousine Hanne, une grosse commère, ayant un magasin d'étoffes et demeurant dans la petite maison touchant le pont droit derrière les Lauf. J'y allais assez souvent chercher du Shawesobst (fruit du samedi) et pour Pâque les Ostereier ; encore un de ces vieux usages qui tendent à disparaître. Les petits garçons avaient pour habitude les samedis de fêtes de faire une tournée chez les membres de la famille, soit seuls, soit en compagnie de leurs parents. Suivant les saisons, on recueillait : pommes, poires, noix, sans compter les Krokerlich (biscuit croquant) qui assez souvent les accompagnaient. En entrant dans les chambres, des assiettes avec des pruneaux cuits ou pour le moins des rotherahne (betteraves) étaient disposées sur la table, et personne n'aurait manqué de les goûter, ne fut-ce que pour la forme, sans compter un verre de kirsch qu'on offrait aux messieurs.

Mais je m'aperçois que nous sommes loin de la Baslermesse : j'avais hâte de grimper sur les chevaux de bois, faire d'ailleurs un seul tour ; car il ne me serait pas venu à l'idée de recommencer et de faire ainsi dépenser trop d'argent à ma mère qui m'accompagnait. Après avoir fait le chemin de la Musterplatz pour visiter les boutiques et faire quelques emplettes pour l'hiver, comme cache-nez, chaussures, etc.

Jamais je n'aurais voulu demander un jouet ; c'était bon pour les enfants riches ; la vue de toutes ces belles choses me suffisait. Quant à mes jouets, je les fabriquais moi-même. Au printemps, c'était des Knall-büchs ; je coupais une branche de sureau bien droite et sans nœuds sur une longueur d'environ 25 centimètres, dont j'avais soin d'enlever la moëlle, ce qui formait un tube, une tige en bois, un peu plus courte et deux bouchons en chanvre bien mâché et cela faisait un jouet détonant. En plaçant un bouchon à chaque orifice et en enfonçant rapidement la tige, il se produisait une détonation par la compression de l'air entre les bouchons dont l'un sautait à une certaine distance.

Au courant de l'été, c'était à l'arc que je m'exerçais. On prenait une longue branche bien flexible dont les bouts rapprochés, en demi-cercle, rappelaient assez l'arme dont se servent les Indiens. La flèche était remplacée par un roseau dont le bout était enduit de cette graisse dont on enduit les essieux des voitures. Je lançais cet engin à une distance de 3 à 4 mètres et je n'étais pas maladroit du tout.
C'était également le moment de la pêche à la ligne dans notre ruisseau, qui fait bien tourner les roues de deux moulins, mais les poissons ne dépassaient guère 5 à 6 centimètres.Une longue perche, quelques mètres de fil et une épingle recourbée, cela formait l'engin. Les vers rouges ne manquaient pas, on n'avait qu'à soulever quelques pierres ou creuser dans la terre. Cela mordait à tout coup, mais personne ne se serait soucié de ce fretin bon pour le chat, ou pour en faire un aquarium dans une petite bouteille.

En hiver, nous avions le Chanuka Trenderlé (toupie), la ruine de nos règles d'école. Un morceau de 7 à 8 centimètres dont on réservait un cube au centre, les deux bouts restants étaient réduits à la grosseur d'une allumette ; sur les quatre faces du cube on traçait quatre lettres en hébreu et chaque joueur choisissait une lettre. Avec le pouce et l'index on donnait une impulsion rotative au petit jouet, qui finissant sa course donnait le gagnant par la lettre visible.

Si je ne pouvais acheter de jouets, je ne manquais pas de les admirer en courant d'un banc à l'autre de la foire. J'y rencontrais d'autres enfants du village, ainsi nous ne manquions jamais d'admirer le banc de Yegef Schmoll, le marchand de rubans, qui étalait un grand choix en toutes nuances et largeurs et j'enviais ses enfants, garçons et filles , qui aidaient leur père dans la vente et l'emballage vers le soir.

Vers 4 heures, on disait adieu à toutes ces belles choses et on reprenait le chemin du village. Mais il fallait éviter de payer les droits de douane de nos emplettes à leur entrée en Alsace ; on les cachait au mieux sous les vêtements, et ma mère déposait le surplus chez la patronne de ma sœur qui, rentrant tous les soirs, avait plus de facilité de les faire passer en fraude.
Je dois dire que jamais personne de ma famille ne fut pris sur le fait et je suppose que les gardes-frontières devaient fermer l'œil pour éviter d'attirer des désagréments à de pauvres gens parmi lesquels ils vivaient et qu'ils connaissaient tous par leur nom. Notre village est placé comme vous le savez, à l'extrême frontière de l'Alsace et à un petit quart d'heure à peine de la frontière suisse. Nous avions donc à demeure une escouade de gardes-frontières pour empêcher l'introduction de la contrebande, qui consistait surtout en denrées coloniales. Ces gardes, tous anciens militaires ayant fait un ou deux congés, étaient généralement mariés et avaient de nombreux enfants.
Nous avions donc toutes facilités pour introduire notre provision de café et de sucre, qui coûtait moitié prix en Suisse ; mais les contrebandiers de profession étaient sérieusement traqués par ces gardes qui connaissaient admirablement le terrain, il est vrai un peu accidenté, qui nous sépare de la Suisse. Ainsi certains contrebandiers avaient recours à des chiens dressés spécialement pour passer café et sucre qu'on plaçait sur le dos comme une selle. J'ai vu un de ces chiens traqué par les douaniers se réfugier sous un char de foin placé devant notre maison par des voisins, qui ne se sont pas gênés pour s'approprier café et sucre.

Je viens d'avoir un gros, un très gros chagrin. Envoyé par ma mère chez Saafele, le relieur, pour acheter du papier à lettres, j'admirais la commode de celui-ci, un petit coq japonais et sa poule qui se vendent dans les bazars à Paris, à raison de deux sous pièce. J'étais rentré depuis un moment et j'étais en train de jouer avec quelques petits amis devant notre maison, quand je vis arriver la femme du relieur qui monta notre escalier, et bientôt j'entendis la voix de ma mère m'appelant. Je la trouvai le visage sévère et triste, et tout de suite elle me dit : "Hari, sais-tu ce que sont devenus le coq et la poule que tu admirais tant chez madame Saafele ?". Je tombai des nues, n'y comprenant rien. Mais ils sont sur la commode de Madame ! M'écriai-je. "Non, dit-elle et c'est toi qui les a pris !".
Je protestai de mon innocence, malgré toutes les adjurations de ma mère de dire la vérité, même si j'avais eu la faiblesse de m'approprier les jolies bêtes. Mais de plus belle je protestai de mon innocence et madame Saafele s'en alla avec la ferme conviction que j'étais un petit voleur, mais ma mère savait à quoi s'en tenir, n'ignorant pas que j'étais incapable d'une méchante action.

Légende :
A Partie la plus ancienne
A1 Femmes mortes en couches
A2 Maisonnette pour la toilette mortuaire
A3 Mur de soutien - B Tombe des Rabbins
C Cimetière d'enfants
Bulletin du cercle d'histoire 1997 – Virginie Sire
Mais le jour de notre voyage à Hagenthal était enfin arrivé et j'étais debout au point du jour, bien longtemps avant l'heure fixée pour notre départ. Vous connaissez le joli chemin qui y conduit. A quelques centaines de mètres en sortant du village vous trouverez à gauche le cimetière israélite, vaste nécropole érigée au XVIe siècle par des israélites chassés de la vallée de la Birse, qui était sous la suzeraineté de l' évêque de Bâle, siégeant à Porrentruy. Il paraît qu'un bocher (sous rabbin), avait mal parlé du Christ. Ces propos étant venus à l'oreille de l'évêque, il laissa aux Juifs l'alternative de livrer le coupable, si coupable il y avait, ou de quitter le pays. C'est l'exode qu'ils choisirent et c'est à ce moment que furent fondées les communautés de Hégenheim, Hagenthal, Buschwiller, Sierentz, Habsheim, Blotzheim, etc, et que se fit l'acquisition du cimetière actuel, pour le compte de toutes ces communes afin d'y enterrer leurs morts. L'acte de vente existe encore. Hannibal Baerenfels, seigneur de Hégenheim, était propriétaire du terrain et outre le prix de vente, les juifs devaient payer tant pour une personne adulte, tant pour un enfant ; ces redevances furent payées pendant longtemps, je crois jusqu'à la disparition de cette famille. Le cimetière primitif était infiniment plus petit et avait une forme triangulaire. L'un des côtés du triangle était bordé par le chemin qui menait à la Gypsmühle, le second par le ruisseau, et le troisième par les champs.

La tradition veut qu'un cimetière soit placé au bord d'un cours d'eau, ou bien qu'une source jaillisse dans son enceinte. Notre cimetière possède ces deux choses, car une petite fontaine avec son bassin formé d'un tronc d'arbre creusé coule sous les saules pleureurs.
L'aspect général du cimetière donne bien l'impression d'un champ de repos. L'espace ne manquant pas les tombes étaient disséminées sans ordres ni méthodes, bien que depuis, par les agrandissements successifs, les tombes s'alignent dans la partie récente comme dans les cimetières de Paris. J'aurais préféré l'ancienne manière qui n'était pas sans charme, les morts avaient comme leur petit domaine largement mesuré, et le gardien du cimetière y faisait la récolte d'une herbe haute et drue.

Tout de suite, en dépassant le cimetière, la route monte vers Hagenthal, traversant une forêt, le Stoket, dont on parlait avec respect, car dans un temps il était dangereux de le traverser sans être en nombre.
Mais nous voici à Hagenthal, tante Elie habitait une maisonnette (qui existe toujours) n'ayant qu'une chambre et une cuisine ; à l'entrée se trouvait un beau prunier tout garni de fruits encore verts hélas !
Ma tante était une grande personne maigre et sèche, ayant une bonne figure mais toute couperosée, et je remarquai que ma mère avait eu soin, au moment où elle m'avait lavé la figure, de m'essuyer avec un pli de son jupon, pour ne pas se servir de la serviette que ma tante avait préparée.
Veuve, depuis de longues années, elle n'avait pas eu d'enfants et vivait de peu de choses. Très heureuse de nous avoir elle mit bien vite la main à la pâte, et bientôt une table chargée de gâteaux, accompagnait l'inévitable café au lait, dont les habitants ne pouvaient se passer, le thé étant réservé aux malades.

Mais j'avais hâte d'arriver au terme de notre voyage à Oberhagenthal, chez le cousin Aucher, car là je pourrais m'amuser avec cousin Salomon et ses nombreuses sœurs Caroline, Pauline, Henriette, cette dernière riche boulangère retirée des affaires habite aujourd'hui Paris. Nous fûmes reçus à bras ouverts par Aucher et sa femme Gitehele, qui était la sœur de votre grand-père Ullmann.
Ils avaient une gentille maison entourée d'un grand verger et tenaient un magasin d'épicerie et jouissaient d'une certaine aisance.
Je devais y passer deux jours, quant à ma mère ; elle retournait avant la nuit à Hégenheim. En compagnie de Salomon nous allâmes aussitôt reconnaître le pays, ainsi que le château entouré d'un immense jardin, et c'est là que j'ai mangé un fruit qui est très rare et que l'on appelle Judenkirchen. J'ai revu depuis ce que mes yeux de onze ans prenaient pour un château ; c'est tout bonnement une grande vieille maison bien délabrée, mais dont le jardin est toujours beau.

Le lendemain étant un samedi, nous allâmes au temple et la communauté étant très petite (environs six ménages), il fallait que quelques personnes de Hagenthal vinssent compléter le minyan (assemblée de dix hommes) pour pouvoir célébrer le culte.
La synagogue était une habitation transformée à cet effet ; un simple rez-de-chaussée, le plafond en forme de voûte, formée de planches. Je trouvai cette architecture d'un effet déplorable pour une maison de prières en comparaison avec la synagogue de Hégenheim, avec son plafond élevé, ses galeries à droite et à gauche, réservées aux dames. Droit derrière le temple se trouvait le cimetière israélite c'est un cas des plus rares qu'un cimetière fut attenant à la synagogue.
Il contient aujourd'hui les restes de votre grand-père Manuel et de votre grand-mère Hélène et deux monuments identiques en marbre blanc ornent leurs tombes. Quant à la communauté, elle n'existe plus et la synagogue vient d'être démolie, quant à l'ancienne haie vive, qui seule protégeait le cimetière, elle est remplacée par un mur, et là où se trouvait le temple, une large porte à claire-voie, donne accès au cimetière.

Porte du cimetière d'Hagenthal-le-Haut ( source : Alemannia Judaica)

L'après-midi du samedi, nous le passâmes en jeux et en courses et le lendemain dimanche, je repris tout seul le chemin de Hégenheim où j'arrivai sans encombre. Il n'était question dans notre village que de l'aventure extraordinaire et pour beaucoup invraisemblable arrivée à Sorlé, une pauvre jeune fille travaillant en journée. Deux fois par année, elle venait faire des bonnets à rubans que portait ma mère. Dans le temps on connaissait peu l'usage des chapeaux. Les femmes portaient la semaine un simple bonnet blanc. Les samedis et fêtes on mettait des muschekappe, sortes de bonnets garnis de dentelles et de rubans aux couleurs voyantes ; les riches avaient de dentelles véritables, faites à la main, les pauvres se contentaient de dentelles en coton, et ma mère était de ce nombre.

Sorlé était partie pour Paris, et revint un beau jour avec de riches vêtements, en annonçant qu'elle était fiancée à un millionnaire, le docteur Jonas. Personne ne voulut croire à une pareille fortune, Sorlé n'était pas ce qu'on appelle une beauté, mais petite, bien faite, elle avait du charme, et je me rappelle parfaitement avoir été avec ma mère lui faire une visite un samedi après-midi. Sa mère Kendel habitait alors une pauvre maisonnette placée à la suite de celle des Lauff et qui depuis a été démolie. Mais il a fallu bien se rendre à l'évidence, car le docteur Jonas, qui n'était nullement médecin, où, en Allemagne tout bachelier est traité de docteur long comme le bras, vint en personne confirmer la grande nouvelle.Il était descendu chez Schmuhl Hersch, à l'hôtel de la couronne, et à l'arrivée des voitures dont une contenait les nombreux bagages, je n'étais pas le dernier pour voir de près un véritable millionnaire, chose inconnue au village. C'était un homme de taille moyenne, portant toute la barbe, de larges lunettes d'or et paraissant friser la quarantaine.
M'étant approché d'une malle, M.Jonas m'invita à lire l'adresse qui s'y trouvait, ce que je fis, et il me complimenta sur mon savoir ; vous pouvez vous figurer si j'étais fier. Samedi après-midi, M.Jonas invita tous les messieurs à boire et sa fiancée offrit un Kaffetklatch suivi d'une sauterie à toutes les dames, à la brasserie Jaeck.

Vous êtes au courant du reste de l'histoire de M et Mme Jonas qui eurent beaucoup d'enfants et firent beaucoup de bien à leurs familles de Hégenheim. Vous connaissez également la sœur de Mme Jonas qui habite Paris. Cette histoire vous prouve qu'il arrive parfois que des princes épousent des bergères et des millionnaires de pauvres filles, mais cela ne se voit que très rarement, surtout dans notre siècle d'argent.

Mais voici l'automne avec ses fruits que mon père ne cessait journellement d'apporter dans son grand sac de toile, pommes, poires, prunes et qui ramène également nos grandes et solennelles fêtes de Rosch Hachono (fête de nouvel an) et de Jom Kippour(Grand pardon). Celles-ci débutent par les Sliches teg (jours de prières). Pendant dix jours, avant le lever du soleil, on entendait les coup de marteau de Totterle suivis de son appel prolongé ; "Schulo, schulo", c'est le moment de se rendre à la synagogue après avoir pris un léger repas ; car pendant ces journées, on ne doit prendre aucune nourriture avant midi sonnant et bon nombre jeûnent jusqu'au soir.
Notre temple, qui devait être restauré l'année suivante, était fort mal éclairé avec des bougies ; aussi chaque père de famille avait soin de se munir d'une petite lampe à huile pour éclairer son livre de prières. Moi aussi, j'étais tenu de me lever, et d'accompagner mon père, les yeux encore pleins de sommeil.

L'ensemble de la synagogue a peu changé lors des travaux d'embellissement entrepris l'année suivante : le changement a surtout porté sur les stalles qui étaient alors formées de grands pupitres mobiles pour chacun des fidèles. Il arrivait même assez souvent que des personnes, plongées dans leurs méditations accompagnées d'une espèce de balancement du corps , particulier aux Israélites, et donnant une trop grande impulsion à leur pupitre, voyaient celui-ci leur échapper ; c'était alors un fracas épouvantable produit par l' énorme pupitre tombant sur les dalles. Il était heureux si quelque gamin rôdant par là, ne le reçoive pas sur la tête. Ces pupitres furent remplacés par des stalles fixes et continues que vous connaissez.

La veille de Rosch Hachono était arrivée et, dès le matin, à jeun, mon père procédait à la cérémonie du Kapores (sacrifice) qui consiste dans la pratique suivante : en souvenir des sacrifices du temple de Jérusalem, on avait fait l'achat d'un coq, et d'une poule. Me plaçant à côté de mon père, celui-ci prenait le coq par ses pattes et, le faisant tournoyer par trois fois au-dessus de nos têtes, il faisait la prière suivante en hébreu que je traduis tant bien que mal : "Voici le coq qui ira à la mort, mais nous jouirons un jour de la félicité éternelle" Après moi, c'était au tour de ma sœur à procéder de la même façon, mais on remplaçait le coq par une poule. A la première heure, je portais les deux volailles chez le sacrificateur pour les faire saigner et ma mère les accommodait avec son art habituel.

Dans la journée, ma mère était occupée à la préparation des mets ; pour ces deux jours de fêtes, il fallait également préparer les vêtements blancs que mon père devait revêtir au temple ; l'heure de la prière étant arrivée , nous voilà en route. A la synagogue, le hasard voulut que mon ami Salomon et la nôtre se touchassent ; aussi nous ne nous occupions pas beaucoup de nos livres de prière, si ce n'est pendant le Schemone Esre, et pourtant quel admirable Chasen nous avions en la personne de mon grand-oncle Schmule

Je n'ai jamais connu d'autre Chasen que lui, et même la génération précédente l'avait possédé.
J'ai pu depuis prendre connaissance d'un état d'émoluments dressé par Mêler datant de 1820 et qui donnait le nom de tous les Balbathem (chefs de famille) qui étaient imposés à cet effet.
En première ligne venait un Schwab, puis Nepthalie Brunschweig et ainsi de suite, environ 80 noms avec des sommes qui allaient toujours en diminuant et jusqu'à de riches veuves qui étaient également taxées ; le tout formait un total d'environ 350 francs en monnaie actuelle. Mais cette somme était loin de former le montant de ses appointements d'une année.
Pour chaque poulet, canard et même pigeon qui se consommait au village, il fallait payer trois sous, c'était lui seul qui était autorisé à saigner, sans compter , vaches, veaux, moutons, chèvres, pour lesquels les bouchers lui payaient une redevance fixe. Il y avait également les noces, mais surtout les Miche Berech qui entraient pour une grosse part dans ses émoluments.
Ces Miche Berech sont des bénédictions sur telle ou telle tête de la famille, sur les amis et même sur celles de simples visiteurs, et plus la liste était longue, plus on était tenu de récompenser le Chasen qui en était chargé et qui les récitait après la lecture de la Torah à laquelle les fidèles étaient appelés à assister, bien entendu moyennant finances.

Chaque samedi, on lit une Parché qui, elle-même est subdivisée en plusieurs chapitres, le Chasen appelle un fidèle désigné d'avance, par son no; et aussitôt c'est le moment des Miche Berech. Après la lecture des livres de la loi, c'est le moment de l'Haphthora, qui est un passage des livres saints et qui se chante sur un certain ton consacré par la tradition. Souvent c'est le Chasen qui le récite : mais les particuliers qui ont fait l'étude de la langue hébraïque se font un grand honneur de faire cette lecture et toute leur famille en est fière.
Mon père s était mis dans la tête de me faire réciter l'Haphthora, dont bien entendu je ne savais pas le premier mot ni le moindre air, mais je voyais mes parents y tenir tellement que, comme tout fils obéissant, je me résignais à suivre les leçons de Reb Mahrem. Reb Mahrem Gensburger était un petit homme fort gros, affligé d'un énorme goître que dissimulait tant bien que mal un foulard faisant plusieurs fois le tour du cou. Avec cela doué d'un grand savoir pour tout ce qui touchait la langue hébraïque, il aurait fait un excellent rabbin sans ce physique désastreux ; il était le fils de rabbin. J‘eus bien du mal à profiter des leçons de mon professeur que je comprenais à peine, tant était faible et rauque sa voix bien qu'il crût parler distinctement car il était encore affligé d'une surdité prononcée.
Mais je crus pouvoir affronter un certain samedi la grande épreuve et réciter devant des centaines de personnes l' Haphthora désignée ce jour-là.
Je comptais également sur notre parent le Chasen Schmule pour me guider et me soutenir de sa présence.
Hélas que vis-je en arrivant au temple, c'était Schmayé, un Chasen de bonne volonté qui officiait. Schmayé-Levy, marchand de farines avait une nombreuse famille de garçons et de filles, et tous étaient doués d'une très belle voix ; mais c'était David l'aîné, plus tard ministre officiant, qui les surpassait tous. Tous cependant savaient officier et ni le père ni les fils ne passaient une occasion de montrer leur talent et je devais ce jour-là faire l'expérience à mon détriment. Dès que mon nom fut prononcé, je montai à l'Almener, sorte de tribune qui se trouve très souvent placée au centre de la synagogue mais qui, à Paris, se trouve reculée vers le tabernacle et où se tient le chantre qui récite la Torha.
Mon livre était ouvert au chapitre de l' Haphthora de ce samedi et j'élevai la voix pour réciter, quand Schmayé m'arrêta d'un geste et me dit :"Ce n'est pas ce chapitre qui doit être lu aujourd'hui" ." Mais je n'en ai pas appris d'autre, dis-je d'une vois tremblante" ." C'est possible, fut la réponse, mais je ne permettrai jamais que l'on fasse lecture d'une Haphthora non désignée pour ce jour" .
C 'était de la faute de Reb Mahrem qui selon Schmayé s'était trompé. Tout à coup j'entendis la voix de Josephle un des fils de ce même Schmayé qui me souffle à l'oreille : "N'aie pas peur : je suis là derrière toi ; je t'aiderai"
Tant bien que mal, je finis la lecture et je me précipitai à ma place. J'étais furieux contre Schmayé qui ne m'avait pas permis de lire l'Haphthora que j'avais apprise, contre Reb Mahrem qui s'était trompé et contre mon père qui m'avait mis en si vilaine posture, celle d'avoir été pendant un bon moment la risée de toute la Kille (communauté).


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