GRUSSENHEIM
Une communauté juive de la campagne alsacienne
au début du XXe siècle
par Marcel Mordechai SULZER
Extrait des Cahiers du CREDYO
(Centre de Recherches, d'Etudes et de Documentation du Yidish Occidental) N° 1, 1995.

Le CREDYO a pour but de préserver le yidish alsacien, dernière branche vivante du yidish occidental, né au Moyen-âge dans la Vallée du Rhin. Expression de la tradition, de l'histoire et de la culture juives en Alsace, il constitue non seulement une partieimportante du patrimoine alsacien, mais de plus il s'intègre dans le grand ensemble du yidish. Le CREDYO a été créé en 1986, à l'initiative d'Astrid STARCK  et s'est fixé les objectifs suivants : la mise en lumière de l'importance du yidish alsacien et de l'urgence de son étude, la recherche sur la langue et la littérature yidish alsaciennes, la constitution d'archives écrites et sonores

Préface de Georges WEILL,
Conservateur général honoraire du Patrimoine

Lorsqu'il rédigea, à l'âge de 67 ans, ses souvenirs d'enfance, mon oncle Marcel Sulzer avait sans doute pressenti qu'il accomplissait une sorte de devoir de mémoire envers un style de vie aujourd'hui complètement disparu; il aurait pourtant été surpris, et peut-être flatté, de les voir publiés, car cet homme modeste savait bien qu'il était loin d'être le seul à pouvoir témoigner d'une jeunesse villageoise judéo-alsacienne. Bien des personnes de sa génération auraient pu, si elles en avaient pris la peine, raconter ce qui les avait marquées dans cet univers rural qui fut, pendant plusieurs siècles, celui du judaïsme alsacien.

Ecrit dans le français clair et rigoureux qu'il avait appris pendant son adolescence dans l'Alsace recouvrée, sans les apprêts littéraires de devanciers plus illustres tels qu'Alexandre Weill ou Daniel Stauben, ce récit court et dense, doit être considéré désormais comme une source de première main pour les historiens de demain ; ceux d'aujourd'hui, plus habitués aux documents d'archives qu'aux témoignages oraux, n'ont pas encore bien appris à les interpréter... Mais surtout, il faudrait rapprocher ce texte de celui de Lucien Goldman qui, à la fin d'une carrière consacrée au mystère de la création littéraire, se pencha sur son enfance dans un village de Pologne, avec la même spontanéité, mais qui décrivit une société en réalité fort différente de celle d'Alsace, malgré d'évidentes similitudes de langue, de traditions et de coutumes.

En effet, le judaïsme alsacien s'est développé à partir du moyen-âge, dans la sphère d'influence rhénane, creuset de la culture ashkénaze occidentale. Après une quasi-rupture du peuplement, due aux persécutions et aux expulsions des 14e-16e siècles, qui ne laissèrent subsister que bien peu de familles dans quelques localités, le rattachement de l'Alsace à la France en 1648, favorisa un repeuplement essentiellement rural ; celui-ci devait donner à la civilisation judéo­alsacienne une physionomie particulière, caractérisée, en particulier, par un grand attachement aux traditions et aux valeurs familiales ainsi que par une religion fervente, malgré les soucis du quotidien. Cependant, le judéo­alsacien, les rites de cérémonie, les superstitions et surtout de nombreux noms de famille démontrent bien l'origine rhénane de cette culture, comme d'ailleurs celle des juifs messins et lorrains :
Wormser, Weill (de Weil-der-Stadt), Spira, Dreyfus (Trèves) Bing (Bingen), etc; d'autres exemples concernent des localités plus éloignées de la vallée du Rhin : Ulmo, (Ulm), Bernheim, Brunschvig, etc.).

La famille Sulzer à Grussenheim
Famille1
Par contre, le nom des ancêtres de Marcel SULZER ne se retrouve, au 18e siècle, qu'à Grussenheim, gros village du Ried, entre Colmar, l'Ill et le Rhin, où les Rathsamhausen d'Ehenweyer, seigneurs du lieu, autorisèrent l'installation des juifs à partir de la guerre de Trente ans (1648). La présence des deux familles est attestée à Grussenheim dès la fin du 17e siècle ; les Sulzer venaient, vraisemblablement comme le suggère le texte, de Sulz-am-Neckar, à 70 km de Stuttgart, mais Hof-Geismar se trouve près de 250 km plus au nord, près de Cassel, en Hesse. Plusieurs facteurs expliquent leur installation dans le village, selon le processus désormais connu du peuplement juif dans l'Alsace d'Ancien Régime : besoin d'argent des seigneurs, déjà cité, rôle des juifs dans plusieurs secteurs de l'économie rurale et dans le crédit à court terme, nécessité pour l'armée de s'assurer des fournitures régulières de bonne qualité ; souhait de la monarchie française de ne pas toucher aux privilèges des princes garantis par les traités. Le caractère fortement rural des communautés qui se créèrent à cette époque est encore accentué par l'interdiction faite aux juifs, jusqu'à la Révolution, de résider dans les villes et les bourgs, sauf de rares exceptions comme Obernai, Haguenau ou Saverne.

A ce propos, il convient de préciser le terme de Judenhof, cour des juifs, dont parle le texte, par rapport au ghetto, mot que l'on emploie aujourd'hui à bien des usages. L'existence d'un Judenhof à Grussenheim prouvait qu'à l'origine, probablement au 17e siècle, une rue du village avait accueilli les habitations juives. On trouve d'ailleurs un Judenhof à Saverne et peut-être dans d'autres localités alsaciennes. Cependant, cette obligation de résidence ne fut jamais inscrite dans aucun des textes officiels, lesquels abondent, par contre, en interdictions strictes que les juifs étaient tenus de respecter jusqu'à la Révolution : les statuts des principautés fixent d'étroites limites aux droits des juifs dans de nombreux domaines, mais jamais dans le cas des maisons qu'ils achetaient pour y habiter. Si l'existence d'un Judenhof peut s'expliquer en Alsace par des raisons pratiques, (groupements, facilité de défense, etc), elle ne semble pas avoir eu, dans l'état actuel de nos connaissances, le caractère obligatoire qu'elle eut en Italie ou dans les Etats du Pape.

Grussenheim ne fut jamais une communauté importante, comme celles situées à proximité des villes, des grandes routes ou de la frontière suisse, qui pouvaient atteindre, à la fin du 18e siècle, entre 200 et 450 personnes; les autorités veillèrent à ce que le chiffre des juifs ne dépassent pas le tiers de la population totale: 4 familles sur 30 en 1689, 14 en 1716, 29 (soit 138 personnes) sur 87 en 1789. Même après la Révolution, le pourcentage resta en proportion: 200 personnes sur 800 en 1825; 347 sur 1135 en 1871, date qui marque pour la plupart des communautés le commencement du déclin, en raison du départ des jeunes gens cherchant à se soustraire à la conscription allemande, et de l'exode vers Colmar, Strasbourg, la Franche-Comté, la Lorraine, la Suisse, les Etats-Unis.
On ne citera, que pour exemple, le cas de la génération de la mère de Marcel Sulzer, dont les quatre frères Geismar, les deux soeurs et même la fille aînée, s'installèrent ou se marièrent en Suisse, où ils firent souche, entre 1890 et 1925. Les Geismar essaimèrent des le 18e siècle dans plusieurs villages de Haute-Alsace ; par contre, les Sulzer restèrent à Grussenheim jusqu'au milieu du 19e siècle et on peut reconstituer leur filiation assez aisément.

Vers 1910, il ne restait plus à Grussenheim que 145 juifs et ce processus ne fit que s'accentuer jusqu'à l'évacuation de 1940. La dernière famille juive quitte le village en 1955 et seul le cimetière, préservé par miracle des fureurs allemandes et de la bataille de février 44, accueille chaque année les participants à la cérémonie de la prière des morts.

Six générations séparent Marx, le premier Sulzer connu, né vers 1680, de Marcel Sulzer; ils firent, selon une tradition rapportée par Jérôme Lévy, curé et historien du village, bouchers de père en fils. Soucieux d'éviter les dangers d'une alliance trop proche, ils n'épousèrent jamais de jeunes filles du village, Judah-Leib, fils de Marx, épousa en 1739 Feil Biqquert (Picart) de Riedwihr ; son fils Paulus­Raphael, en 1777, Henriette Bickert, de Zillisheim; son fils Itzig (Isaac), une Wormser de Horbourg; et mon arrière-grand-père, Max Sulzer, une Rosalie Bacharah, de Thann.
Seul Jonas Sulzer, père de Marcel, épousa en 1901 Marie Geismar, de son village, parce que cette jeune femme avait déclaré : “c'est celui-là que je veux !”, ce qui était, pour l'époque, une véritable manifestation d'indépendance féminine...

La plupart des coutumes énumérées dans le texte ont été analysées, sous l'angle socio-religieux, par le professeur Freddy Raphaël, et il n'est pas très utile de les commenter ici. Par contre il est intéressant de constater leur persistance jusqu'à nos jours, malgré le transfert progressif des familles juives, de l'Alsace rurale à l'Alsace urbaine. Elles ont, bien entendu, subi une subtile adaptation à la vie citadine, mais elles sont encore respectées dans les familles traditionalistes, même modérément religieuses.
La cuisine a aussi beaucoup évolué, car certains plats, élaborés en fonction des nécessités de la campagne, ne sont plus guère servis à la ville, soit pour des raisons diététiques, soit parce qu'ils ne correspondent plus aux exigences de la vie moderne.

La famille Sulzer à Grussenheim
Famille2
La foi naïve et sincère des ancêtres de Marcel Sulzer a subi aussi depuis deux ou trois générations, le choc du progrès, du scepticisme et de l'assimilation. Mais il était utile de rappeler ces traditions dans un texte baigné de la nostalgie de l'enfance, en espérant qu'elles permettront de comprendre cet héritage culturel comme une part essentielle de la survie du peuple juif.

Cette introduction serait incomplète si elle ne comportait quelques indications sur l'auteur lui-même. Après sa scolarité, Marcel Sulzer apprit les métiers du textile et la couture à Interlaken, en Suisse, où deux de ses oncles maternels avait fondé un magasin qui existe encore aujourd'hui. Il passa également quelques mois à la Neuveville, avant de faire son service militaire à Mayence. Il fut ensuite représentant en tissu pour plusieurs firmes avant de fonder, en 1938, son propre magasin de détail à Brest. Mobilisé en 1939, il fut fait prisonnier en 1940 et s'évada, d'Autriche en Suisse, à la suite d'événements dramatiques qu'il a relatés par ailleurs. Il passa le reste de la guerre avec sa mère à Agnac dans un petit village du Lot-et­Garonne. Après la libération, il retourna à Brest où, malgré les ruines de la ville il put rouvrir un magasin dans les faubourgs jusqu'à la reconstruction totale du centre (1954). Il prit sa retraite dans la région parisienne; il est mort à Paris en octobre 1993 à l'âge de 87 ans. De son mariage avec Yvonne Lévy de Lausanne, sont nées deux filles qui vivent aujourd'hui à Paris et qui ont volontiers accepté la publication de ce texte; qu'elles en soient vivement remerciées.

NOTES :

GRUSSENHEIM
Une communauté juive de la campagne alsacienne au début du XXe siècle
par Marcel Mordechai SULZER
né en 1906 à Grussenheim (Haut-Rhin), décédé à Paris en 1993

  FAMILLE ET ENFANCE  

Marcel Sulzer
Sulzer1
J'ai vécu en permanence à Grussenheim jusqu'à 16 ans. J'y suis revenu ensuite périodiquement pendant les vacances et congés jusqu'à ce que, mes soeurs aînées étant mariées vers 1928, ma mère soit allée habiter Strasbourg.

Quand j'ai commencé à fréquenter l'école primaire juive en 1912, il y avait environ trente foyers juifs, y compris veufs et veuves et les vieux ménages. Nous étions à cette époque environ vingt enfants juifs en âge scolaire (de 6 à 14 ans). Du temps de mes parents qui sont originaires du village, il y avait plus de 70 enfants à l'école juive ; foyers plus nombreux, plus jeunes et plus prolifiques. Les juifs vivaient dispersés dans le village. Ainsi nous habitions une maison dans la Hintergasse (1) qui en 1784, au moment du premier recensement des juifs d'Alsace (2) était déjà habitée par le père de mon arrière-grand-père, boucher, profession que ses descendants ont exercée de père en fils jusqu'à la guerre de 1939. Mais il existait un Judenhof (3) où de mon temps vivaient encore plusieurs familles juives et de rares non-juifs. c'était certainement le ghetto à l'origine.

Mon père et ma mère étaient originaires de Grussenheim : leurs ancêtres figurent sur la liste des juifs de la commune dans le recensement de 1784 et de 1808. Leur nom indique qu'ils venaient du Palatinat : Sulzer, de Sulz-sur-le-Neckar et Geismar de Hof-Geismar dans la même région pour la famille de ma mère. Il n'y avait en 1784 de Sulzer qu'à Grussenheim, mais des Geismar à Grussenheim, Turckheim et Herrlisheim (Haut-Rhin). Mes parents ont eu six enfants dont un est mort en bas-âge. j'ai deux enfants, deux filles.

Enseigne de boucher juif sur une carte postale ancienne
coll. M. et A. Rothé

Je suis commerçant en textiles comme l'étaient mes oncles maternels. Mon père étant mort quand j'avais neuf ans, la boucherie a été reprise par son jeune frère qui, à l'époque, était célibataire et son associé. Comme je l'ai évoqué plus haut, mes ancêtres étaient déjà bouchers en 1784 et avant sans doute. Mon grand-père maternel était courtier en houblon. A la maison et dans nos rapports avec nos coreligionnaires, nous parlions jeddischdaitsch (4). Avec les gojem (5), nous parlions l'alsacien. Mon père ne savait pas le français ; ma mère le parlait parfaitement, l'ayant appris chez un oncle (chasan (6) à Sainte-Marie-aux Mines). Ma grand'mère maternelle, originaire de Bergheim, ne savait écrire qu'en français.

j'ai fréquenté l'école primaire juive jusqu'à l'âge de dix ans. En 1916, le maître d'école juif, Joseph Samuel fut mobilisé et l'école fermée. Je fus envoyé à l'école primaire catholique pendant quelques mois, puis à l'Oberrealschule (7) de Colmar. Mes soeurs allèrent à l'école des Soeurs de Ribeauvillé qui enseignaient à Grussenheim jusqu'à ce qu'elles fussent assez grandes pour aller au Lycée de Jeunes Filles de Colmar. Nos maîtres chrétiens nous dispensaient de tout ce qui avait un aspect religieux dans leur enseignement.

Notre maître, M. Samuel était un homme pieux qui était fort respecté. Ma mère me parlait souvent du maître d'école de son temps, M. Epstein, en termes fort respectueux. j'ai dit plus haut que de mon temps, environ vingt enfants fréquentaient l'école dont trois filles et moi-même qui y étions entrés la même année.

Pour nous rendre à l'école à Colmar nous prenions tous les matins le train départemental : une heure de trajet et retour le soir. Le vendredi, à cause du Shabath, nous couchions chez mon oncle, frère de mon père, à Horbourg, faubourg de Colmar et allions à l'école à pied. Samedi soir ou dimanche matin, suivant la saison et la fin du Shabath, nous rentrions à la maison.

Au village, nous fréquentions surtout les enfants juifs; en général les garçons se tenaient d'un côté, les filles de l'autre. Nos jeux n'étaient guère différents de ceux des petits chrétiens : nous jouions aux billes, à cache-cache dans les greniers et les grands entrepôts de houblon et pour les garçons, à la guerre (on était en 1914-18). En été, nous allions nous baigner à la rivière qui coule à dix minutes du village. Contrairement aux jeunes chrétiens, nous ne dénichions jamais les oiseaux et leurs œufs et nous ne prenions pas les mésanges avec des cages piégées. c'était considéré comme unbejedischüch (8). J'avais cependant comme bon camarade un garçon goj (9), mon voisin qui est resté longtemps mon ami. Parfois, quand ils étaient en bandes, les petits voyous nous traitaient de judastinker (10), insulte à laquelle nous répliquions par chrestastinker (11), mais nous n'en venions jamais aux coups. On en restait aux insultes verbales. A Colmar, j'avais aussi bien des camarades de classe chrétiens que juifs.


  VIE RELIGIEUSE  

Du temps de ma petite enfance, il y avait un office matin et soir et il était rare que le minian (12) ne soit pas atteint. Particulièrement quand il y avait un oufel (13) ou un jorzeit (14), on allait chercher des manquants pour compléter le minian. Ainsi, pendant l'année de deuil de mon père, j'ai toujours pu dire le kaddich (15) matin et soir. On nous habituait aussi, dès la petite enfance, à nous laver les mains et à dire la broche (16) avant et le bensche (17) après le repas et le lajene (18) avant de nous coucher ; les bénédictions quand il y avait un arc-en-ciel ou un orage par exemple.

Les hommes pieux qui par leurs obligations professionnelles étaient empêchés d'assister à l'office du matin récitaient souvent leur prière individuellement. Ainsi ma tante, Anna Bollag-Geismar, soeur cadette de ma mère, rapportait dans ses souvenirs enregistrés sur disque à Zürich (19)  que les meneurs de bestiaux juifs qui menaient le jeudi matin les bêtes à la foire de Colmar, à 15 km à pied, et qui partaient bien avant le lever du soleil, s'arrêtaient au lever du jour pour mettre les pfillim (20)  et réciter le schachress (21).j'ai encore connu plusieurs de ces meneurs de bestiaux, de vieux garçons un peu frustes, qui menaient les bêtes pour le compte des bouchers et des marchands de bestiaux. Plus tard, le bétail fut acheminé par chemin de fer.

SHABATH

M. Oppenheim : La bénédiction des enfants
le vendredi soir - coll. M. et A. Rothé
Pour les femmes, le vendredi était consacré à la préparation du Shabath, préparation d'abord culinaire. Jeudi après-midi, les hommes, revenant du marché de Colmar, rapportaient les carpes vivantes ou les brochets qui étaient un composant immuable du repas du vendredi soir. On les conservait vivants dans une bassine d'eau et le vendredi, les femmes les préparaient à la juive, jeddafesch, avec une sauce au persil en gelée ou à la manière aigre-douce, sauer-un-siss, dans une sauce aux amandes et aux raisins secs. Jeudi déjà, ma mère avait confectionné les vermicelles aux oeufs, fremselich ou les grewes, la même pâte, mais détaillée à la râpe qui garnissaient le bouillon. Celui-ci, puis le poisson, la viande bouillie et un dessert, le plus souvent une tarte, composaient le repas traditionnel du vendredi soir. Les oranges qu'on rapportait également de Colmar pendant la saison étaient considérées comme un luxe et servies avec parcimonie. Vendredi à midi, on mangeait légèrement et maigre, milchig. Presque tous les jours, il y avait du flammküche, gâteau fait avec de la pâte à pain garnie de fromage blanc sucré ou de quetsches qu'on faisait cuire sur d'immenses tôles chez le boulanger.

C'était le jour de grand nettoyage dans la maison et pour les enfants. Après l'école, on nous faisait faire notre toilette et nous mettions nos vêtements de Shabath. Avant l'heure de l'office, ma mère allumait la schawweslamp (22) et récitait la bénédiction des lumières. Tous les hommes et garçons allaient à la synagogue. Il fallait être malade pour s'en dispenser. A la fin de l'office, mon père, mon oncle, mon grand-oncle me bénissaient, bentsche ; on se souhaitait Güt schawwes (23), puis on rentrait à la maison où c'était au tour de ma mère de nous bénir. Alors, nous nous mettions à table. Elle était soigneusement dressée sur une nappe blanche. Le vin du kiddusch (24), comme d'ailleurs celui de tous les jours était fait avec du raisin acheté à Ribeauvillé chez des clients de mon père, bouchers et viticulteurs, ou  provenait d'une petite vigne que possédait mon grand-père. A la fin du repas, on récitait le bentsche et on chantait Schir hamolaus (25). c'était en hiver l'heure où passait pour la première fois la schabbesgoje (26), une voisine qui faisait aussi notre lessive et qui venait bourrer de bois le poêle de faïence blanc pour que le feu dure toute la nuit. Elle revenait ensuite le lendemain matin et plusieurs fois dans la journée pour le même travail.

Carte postale représentant la clôture du Shabath - coll. part. Sarre-Union
Le samedi matin, tout le monde retournait à la schule (27). Tous les hommes et les garçons d'abord, puis les femmes un peu plus tard, et moins assidues. Si l'absence des femmes à cause de leurs obligations ménagères était tolérée, il paraissait impensable qu'un homme s'en dispense, sauf en cas de maladie. Après l'office, les membres des deux sociétés, la morje-cheffra (28) et l'ouwe-cheffra (29) se rendaient au lerne (30), en général dans une maison en deuil. Les hommes pieux qui ne déjeunaient pas avant la lecture de la Torah allaient en hâte manger une assiette de bouillon. Nous les enfants, nous allions chez nos grands-parents et grands-oncles nous faire bénir et recevoir le schawwesobst (31), un fruit frais ou sec ou encore une friandise.

A midi, le repas accompagné des prières d'usage, avant et après, se composait de bouillon ou de potage, gsetzti-supp (32), qui, chez les gens pieux, mijotait depuis vendredi dans le schtobscher, une espèce de four alimenté au feu de bois. Il y avait ensuite de la viande bouillie et parfois un autre plat de viande ou de langue par exemple. Chez mes parents bouchers, on mangeait beaucoup de viande. Très souvent, surtout en hiver, il y avait du kugel, espèce de charlotte à la graisse de boeuf rôtie dans l'huile et accompagnée de quetsches ou de poires séchées et cuites ou du maga, estomac de boeuf farci à la graisse et à la farine. Il fallait un solide estomac pour digérer tout cela !

Après le repas, les hommes faisaient une petite sieste. Puis ils se rendaient à l'auberge juive, chez Schlommes, et jouaient au domino jusqu'à l'heure de mincha (33). Quand j'étais petit, mon père qui me gâtait beaucoup - j'étais son seul fils - m'emmenait au café. J'ai encore les oreilles pleines du bruit assourdissant des dominos qu'on frappait sur les tables en bois et des voix tonitruantes des joueurs. Un cousin de mon grand-père me disait invariablement : "Va chez Jeannette, ma femme, chercher du schawwesobst " et j'y courais, bien content d'échapper à ce bruit infernal.

Après l'office de mincha (33), les femmes se rendaient mutuellement visite. On offrait les gâteaux traditionnels : du siropkuche, gâteau à base de mélasse, d'amandes et d'épices et du zimetkuche, gâteau à la cannelle. Les enfants se promenaient ensemble. On allait à la gare voir l'arrivée des trains. Les plus grands allaient jusqu'au village voisin. On avait posé un äref (34), pour permettre de dépasser, le Shabath, la limite de la commune.
Après l'office de maaref et hafdaula (35), on se souhaitait Gut wuch (36) et on rentrait à la maison où l'on répétait la cérémonie de hafdaula.


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