Je saisis combien mon intervention peut avoir d'insolite : l'on peut, en effet, s'interroger : "quel intérêt à retracer l'histoire d'une telle communauté dans un petit village d'Alsace ?". D'entrée, je répondrai :

• Cette histoire a néanmoins duré plus de 350 ans, de 1563 à 1930.
• Cette communauté n'était pas aussi insignifiante que l'on pourrait le penser.
• Enfin, l'intérêt principal est de déceler à travers une cohabitation plusieurs fois centenaire de deux communautés, juive d'un côté, catholique de l'autre, des rapports cordiaux, respectueux des traditions réciproques.

Zellwiller ! Petite commune qui compte actuellement 700 habitants, qui comptait au milieu du 19ème siècle près de 1.100 habitants, dont un quart d'israélites...
Zellwiller, petit village à l'écart des grandes voies de communication, situé à dix kilomètres au sud d'Obernai et à deux kilomètres à l'est de Barr, aujourd'hui bien signalé sur le parcours de la voie rapide du Piémont des Vosges à hauteur de la sortie vers Andlau et le Champ du Feu.

L'exposé se développera en trois parties :

• 1563-1650 : Une communauté juive s'installe.
• 1650-1789 : La communauté s'agrandit et s'affirme.
• 1790-1930 : La communauté s'émancipe, participe, se disperse.

Qui, dans le milieu israélite alsacien, n'a jamais entendu parlé de cette figure légendaire du "Mauschele" de Zellwiller ?
Des reproductions diverses sur carte postale de la fin du 19ème siècle circulaient dans la Province entière : tantôt le "Mauschele" en accoutrement de vagabond, besace au dos, bâton noueux à la main, casquette de travers, tantôt le "Mauschele" majestueux, en redingote et chapeau d'apparat... Son existence a traversé le siècle passé. La fin de sa vie se passa, célibataire et solitaire, dans la maisonnette de ses parents, au bas du village, près de la rivière. Les enfants du village aimaient à se faire peur en le taquinant : «Mauschele, Mauschele, Mum, Mum, Mum ; Mer jäfe jetzt um's Hûss herum !». Ils épiaient, anxieux, son apparition sur le pas de la porte et sa voix rauque leur donnait quelque frayeur. Ces espiègleries n'étaient point de la méchanceté, mais amusaient ce vieillard au grand coeur et plein d'humour.

Pour preuve, ce témoignage ému, quatre ans après sa mort, d'une adolescente qui avait participé à ces jeux innocents.
En 1899, sur une carte postale à l'effigie du "Mauschele" en habit de fête, Adèle écrit de Benfeld à son amie d'enfance, Louise :
"Un Bon-Jour auw von Dem ! Kennsch denne noch Ltiwisele, ? .. .
Her ! E'Grtiss tiss'm Jenseit's vom Mauschele, zue der !"
Je traduis : "Un bonjour aussi de celui, qui, de l'éternité te salue, Moïse. Le reconnais-tu, Louise ?"

le blason de la commune

Grâce aux documents du Chartrier des Landsberg, on peut, avec une quasi-certitude dater la venue à Zellwiller de deux familles juives : celle de Mennel, le juif, et celle, d'Abraham, le médecin.

Lundi le 3 juillet 1563, veille de la St-Ulrich, Wolf Dietrich, représentant de la lignée des Landsberg de la branche de Niedernai, et Jacob, représentant de la lignée des Landsberg de la branche de Mutzig, tous deux, seigneurs investis du village de Zellwiller par les ducs de Lorraine, autorisent le juif Mennel, avec sa femme, ses enfants et toute sa maisonnée, ainsi que Abraham, le médecin, à s'établir à Zellwiller et ce pour la première fois. Ils sont les deux seuls à être autorisés à y résider ("Kenn andern juden mehr wider ihnen" dit la charte).

Ils verseront chaque année, à la St-Jean (24 juin) leur "droit de manance", Schirmgeld de 15 écus au soleil. A savoir :
- 10 écus chacun à Wolf Dietrich,
- 5 écus chacun à Jacob.
(Remarquons qu'une telle répartition : 2/3 à la Lignée de Niedernai, 1/3 à la Lignée de Mutzig est communément pratiquée pour toutes les redevances seigneuriales à Zellwiller, depuis l'acte de partage de la succession de Clauss Hacker de Landsberg, en 1433).
La commune, de son côté, recevra 14 schillings comme Jahrgeld, en échange de quoi ils sont dispensés des corvées seigneuriales. Les droits et obligations de résidence sont précisés dans la charte. Il n'est pas sans intérêt d'en connaître les clauses, car elles régiront les séjours ultérieurs dans la communauté.

1. Les prêts sur gage sont autorisés, quelqu'en soit l'objet, à l'exclusion :
   - de vêtements tachés de sang (bluttig Gewandt)
   - de peaux humides (nasse Heuthe)
   - de grains non battus (ungetrochene Frucht)
   - de calices abîmés ou entiers (zernichtete oder gantze) ou d'ostensoir ou tout objet du culte
   - de même, des vêtements ou autres ustensiles qui auraient fait l'objet d'un recel ou d'une vente louche (heimliche)
2. Comme tout un chacun des bourgeois du village, "ils" ont droit au bois d'affouage et ils peuvent envoyer parmi les troupeaux allant au pâturage jusqu'à 6 bovins et 2 chevaux par foyer. En contre partie, il leur appartient de participer, pour autant que de besoin, aux corvées du village ; ils monteront la garde, de jour et de nuit, avec la communauté ; ils répondront à l'appel des cloches et aux avis du prévôt en exercice...
3. Au village, il leur est permis d'acheter ou de vendre avec loyauté et avec retenue (aufrecht und behalten).
4. A l'intérieur du village, ils peuvent s'approvisionner en grain, en vin ou autre, en quantité suffisante pour l'entretien de leur famille, mais ne peuvent revendre ces provisions sur place.
   En dehors, ils peuvent agir comme ils l'entendent.
5. Les prêts d'argent consentis aux sujets de Zellwiller se feront à raison de 1 schilling d'intérêt annuel pour une livre.
6. Il leur est défendu de donner asile à des juifs inconnus, sauf pour la nuit. Par contre, s'il s'agit d'amis ou en parentés, ils peuvent les héberger aussi longtemps qu'ils le désirent, avec recommandation cependant à ces derniers de ne pas s'adonner au commerce.
7. Enfin, pour chaque personne juive décédée dans la commune, il y a lieu d'en faire déclaration auprès du seigneur et de s'acquitter d'un Gulden. Si on veut quitter les lieux et déménager avant terme échu du contrat, la totalité de la redevance annuelle est à payer, après s'être présenté en personne devant le seigneur.

En 1673, les contrats de renouvellement de séjour sont passés avec Werner de Landsberg, fils de Wolf Dietrich, assisté de ses oncles, Gunther de Landsberg et Claus Jacob d'Ingersheim. Cependant Jacob (de Mutzig) s'oppose au contrat de renouvellement d'Abraham. En compagnie de quelques individus, il essaya même de le chasser du village, tout en lui extorquant une somme de 100 livres denier. Cela se passa à la St-Barthélémy, le 24 août 1573 (était-ce en représailles à la Lignée de Niedernai qui venait d'adhérer à la Réforme en 1572 ?).

Sur interventions fermes de ses cousins (Gunther et Jacob d'Ingersheim) et après enquête auprès de la population qui reconnut en Abraham, un médecin de campagne (Landartz) non seulement utile, mais également très probe et sans reproche, tout rentra dans l'ordre. Le contrat fut renouvelé pour une durée de six ans.

En 1623 est signalé un Aaron payant une redevance (Pfennigzinns) au Heiligen - c'est-à-dire la paroisse. Entre 1625 et 1635, les archives communales notent un Hirtzel et un Coppel. Chacun occupe une maisonnette avec jardinet, donnée en location par la commune. Leurs occupations se passent principalement en revente en tous genres.
Ainsi Hirtzel est dédommagé en 1630 pour des fourrages en foin procurés en 1628 à la commune lors d'un passage de soldats.
Hirtzel et Coppel rachètent aux soldats suédois le bétail volé lors du sac du village voisin de Goxwiller en août 1632 et le revendent aux Zellwillerois. Le Bailli de Barr et le Magistrat de Strasbourg s'en offusquent et les menacent... Nous sommes en plein troubles de la guerre de Trente Ans. Quelles complicités !

En citerais-je une autre, plus révélatrice encore, survenue lors d'une querelle de péage ? Cela se passait le 21 mai 1629, jour de foire annuelle à Obernai, à laquelle beaucoup d'habitants de Zellwiller avaient l'habitude de se rendre. Or, sur le Viehweg entre Bourgheim et Valff, passage obligé des gens du village, avait existé un péage dont les Barrois s'arrogeaient les droits, contestés par les sujets des Landsberg.
Tôt le matin donc, Barr y envoie un préposé au péage en compagnie de six autres gaillards en armes. Les deux prévôts de Zellwiller, ainsi que le Heimburger et quelques villageois, armés eux aussi, viennent camper sur les lieux, signifiant leur opposition à toute redevance injustifiée. "C'est là un ordre de leur seigneur", disent-ils. Sur ces entrefaites, voici qu'arrive un groupe de juifs, au nombre de 18. Comme on leur barre le passage, l'un des prévôts de Zellwiller (Fuetter Lorentz) interpelle "Küppel" (c'est Coppel, l'un des résidents du village) : "Kuppel" cria-t-il "tu peux passer. Va ! Tu chevauches une monture de notre seigneur" (unseren Junkers Ross !). Coppel passe en effet, suivi de tous les autres, poussant leurs charettes, sans payer un sou. L'autre prévôt (Peter Martin) exhorta les Barrois de s'abstenir de toute opposition s'ils veulent éviter une riposte. "Cette affaire regarde les autorités" dit-il "qu'ils s'y emploient !".

La synagogue, datant de 1746, était l'une des plus anciennes d'Alsace. Elle a été remplacée par un édifice plus grand en 1868... qui sert aujourd'hui de remise de ferme. © M. Rothé

En 1650, Coppel et Hirtzel ne figurent plus sur les listes des redevances. De 1632, année du siège de la place forte de Benfeld, à 1645, la communauté villageoise a été saignée à vif : la moitié des habitants avait disparu du village ; vers 1648 des nouveaux venus font souche. La communauté juive aussi se renouvelle et s'agrandit, en 1654, quatre familles paient leur "taxe annuelle" de 2 gulden : Davit, Lasser, Marix "le noir" et Ischel.
Marx et Davit occupent les maisons louées jadis à Coppel et à Hirtzel. En 1659 s'y joint le Scheye (ou Schille).
La progression du groupe sera constante :

• en 1668: 6 familles
• de 1670 à 1700: 8 familles
• en 1716: 12 familles
• en 1720: 15 familles (avec un "Rebb")

Au dénombrement du ler juin 1725, demandé par la Noblesse de la Basse Alsace, 17 familles sont recensées avec leur date d'entrée au village.
En 1784, Zellwiller comptera 33 familles juives avec 157 personnes. La communauté se situe au 34ème rang quant au nombre de personnes pour l'ensemble des communautés de la Province, et en 4ème position des villages de la Seigneurie des Landsberg. A la même époque, 18 familles sur les 33 sont propriétaires de leur habitation. Depuis le début du 18ème siècle, la communauté israélite est bien structurée, avec son "Parness" (président) et son lieu de culte et d'étude...
Auberge juive, boulangerie, boucherie, épicerie sont groupées autour de la placette devant la "Judeschulle" (synagogue).

On ne conteste ni ne dispute aux Juifs leur rôle social fait principalement de commerce de bétail et de transactions financières.
En voici quelques exemples :

• La commune répare le portail du château (1681), Marx lui procure "deux tôles" (zwei Blech zain Schlossthor).
• La municipalité manque de grains pour satisfaire les "gages du maître d'école" (1692), un juif lui avance 5 quartaux.
• La paroisse acquiert un nouvel ostensoir (1723), Feysel de Stotzheim, sollicité, prête 40 gulden à la Fabrique. En 1706 Baruch de Valff avait déjà prêté une somme de 45 gulden à la paroisse, couvrant la moitié d'un achat d'ostensoir.
• La commune est à la recherche d'un nouveau taureau communal (1743), des marchands juifs s'entremettent et touchent 33 gulden.
• En revanche, un taureau est-il "hors service" (1775), un juif le rachète à un prix satisfaisant : 14 gulden et 5 schillings.
• La commune démolit la "maison du berger" (1728), Lyber der Jud en rachète le bois et la paille de la toiture.

La commune s'emploie aussi à leur faciliter certains problèmes :

1705 :

Des plaintes s'élèvent, venant principalement de la part d'habitants de Stotzheim. On reproche aux juifs de perturber le pâturage au Bruch. La commune trouve le moyen de mettre en location une parcelle de prés d'environ 2,50 ha permettant ainsi aux juifs de Zellwiller d'y laisser paître leurs bêtes destinées à la revente. La parcelle s'appelle aujourd'hui encore Judenweid.

1726 :

La communauté israélite désire construire un lieu de culte. Le Chapitre de Lautenbach lui propose un terrain. La commune dédommage un particulier - Joseph Heiligenstein - perdant une partie de sa propriété contiguë à l'emplacement.

Voilà bien des gestes de la vie ordinaire qui attestent d'un climat de bon voisinage, certes nullement exempt de moments de tension, comme le prouvent certains litiges. Mais soit-dit en passant, la communauté villageoise affrontait des situations souvent bien plus rudes - allant jusqu'aux règlements de compte entre particuliers - avec les communautés du voisinage.

Ainsi s'affirmait la communauté juive tout en s'acquittant des droits et taxes exigés. La commune encaisse, pour sa part, la taxe annuelle de 2 gulden par foyer comme "Kopfgeld" (anciennement Jahrgeld), à quoi s'ajoute la part pour le "salaire du vacher" (Hirtenpfrund) de 1 gulden et 9 schillings par foyer. A partir de 1744, une redevance spécifique dite "Königliches Geld" fut introduite en Alsace par Ordonnance de l'Intendant, Mgr de Vanolles, "en soulagement de la population chrétienne" et levée en supplément à toutes autres taxes. Celle de Zellwiller s'élevait à 79 gulden et 5 schillings par an pour la communauté. Cette taxe, très mal accueillie par l'ensemble des communautés juives, souleva aussi des remous au village. Il y eut des "échanges passionnels" entre le Parness (prévôt), Baruch Lévy et Nägel Nicollas, le maire.

Le seigneur, de son côté, se taillait la belle part, le "droit de manance" (Schirmgeld) qui se montait vers 1770 à 3 gulden, 7 schillings et 6 deniers par trimestre et par foyer ! En sus, à la St-Martin (11 novembre), une redevance fixe en argent de 1 gulden et 2 schillings par foyer, en remplacement de "l'oie de Noël" (Weihnachtsganz) livrée jadis en nature. A cela s'ajoutaient des contributions ponctuelles ou exceptionnelles. Ainsi en 1670, le seigneur de Landsberg exigea des juifs de sa seigneurie une imposition spéciale "pour achat et entretien d'une monture".
Révolte... Récalcitrance... Emprisonnement... (dans la tour à Niedernai). Le seigneur demeura intransigeant. Ainsi des obligations particulières, attachées à la "Tenance de l'auberge juive" dit Judengarkuche. Ce droit faisait l'objet d'un bail concédé à un juif. Toute vente de pain blanc ou autre, faite aux juifs, devait passer par l'aubergiste tenant registre. S'y rattachait aussi le Hochzeitsgeld, faisant obligation à tout juif à s'entendre, avant mariage, avec l'aubergiste sur la quantité de vin à livrer et sur la taxe à régler.

Par contre, d'autres baux, couvrant des droits seigneuriaux, dus par tous les sujets, étaient autant convoités par des juifs que par des non-juifs.

• La "taxe du sel" (Salzaccis) : elle faisait l'objet d'un contrat "au plus offrant". Moïse Kahn, dit le Salzjud, et Joseph Bloch, furent un temps les preneurs, en ce 18ème siècle.
• Le "droit d'abattage" ou Fleischaccis : son adjudication revenait fréquemment au prévôt juif de Zellwiller :
  1758 Marum Gumbert
  1768 Man = Nathan Weyl
  1773 Baruch Weyl
• Citons encore le bail pour l'encaisse de l'Umgeld ou "taxe sur les débits en vin" qui faisait l'objet d'une adjudication "à la criée", très prisée. En 1737, six candidats étaient en présence, dont Alexandre le Jud et David Rohr, le fermier du Dinghof des Landsberg. C'était l'aubergiste du village, Andrès Klipfel, qui remporta le bail pour un forfait annuel de 131 gulden.

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