LE DERNIER JUIF DE WESTHOFFEN
par Claude Weill
Extrait du Nouvel Observateur, n° 1825 du 28 octobre au 3 novembre 1999 Spécial Est ,
avec l'aimable autorisation de l'auteur

De cette communauté juive, qui fut longtemps la plus importante de Basse-Alsace, ne restent que Roger Cahn et sa sœur. Retour sur un monde bientôt disparu, ce judaïsme rural alsacien que la région redécouvre aujourd'hui.

C'est un bourg trapu, tapi au pied des collines boisées, à l'écart de la route qui mène de Strasbourg à Saverne. Westhoffen, 1591 âmes. Façades à colombages, géraniums aux fenêtres. Ici l'église catholique ; là en contrebas, le temple luthérien, imposant. Le soleil d'automne joue sur le camaïeu des crépis beiges, ocre, brique. Images d'une Alsace immobile, hors du temps, hors du monde. Images fallacieuses : à Westhoffen comme ailleurs, l'histoire est passée Les anciens se souviennent.

Roger Cahn
Roger Cahn habite une belle maison gris-bleu au centre du village, face au temple. Il a passé sa vie à Westhoffen. Il en connaît chacun des habitants, qu'il salue d'un aimable "wie geht's ?". Il a le regard très clair, plein de gaieté et d'indulgence. Il parle avec un joli accent alsacien, laissant traîner des "a" sonores. Roger Cahn est le dernier juif de Westhoffen. On pense en le voyant à cette phrase de l'écrivain Claude Vigée : "Je suis un juif alsacien, donc doublement juif et doublement alsacien". On pense aussi à ce propos ambigu de Raymond Matzen, dialectologue et inlassable combattant de la cause de l'alsacien : "Je connais des juifs qui sont meilleurs Alsaciens que certains vrais Alsaciens..." C'est quoi, un "vrai" Alsacien ?

Il a toujours eu des Juifs à Westhoffen. Aussi loin, du moins, que l'on peut remonter dans les écrits et la mémoire. Étaient-ils là dès le Haut Moyen-Âge? Sont-ils arrivés avec les événements de 1349, lorsque les très saints évêques réunis à Benfeld déclenchèrent le plus grand pogrom qu'ait connu la région Accusés de répandre la peste noire en empoisonnant les puits, les juifs, fuyant les bûchers, se dispersèrent dans les campagnes. Bannis des villes, ils firent souche dans les villages alentour. Traumatisme fondateur qui donna au judaïsme alsacien sa physionomie si particulière : une myriade de petites communautés villageoises s'appliquant siècle après siècle à se fondre dans le paysage, en dépit de tant de vicissitudes, de brutalités, d'humiliations, et développant dans la semi-clandestinité une religiosité aimable, proche de la nature, sans pathos ni fanatisme. On était boucher rituel, colporteur, marchand de bestiaux ou de grain - c'étaient à peu près les seuls métiers autorisés. On était pauvre et parcimonieux, mais aussi joyeux et plein de foi en la vie. Durer, endurer, transmettre. Ne jamais désespérer : "De Liewe Harjét waerd uns schun hälfé !" (le Bon Dieu finira bien par nous venir en aide !). Ce sera la Révolution française.

À la veille du grand ébranlement, les 180 communautés rurales alsaciennes comptent 20000 personnes : plus de la moitié des juifs recensés France à cette époque. À Westhoffen, en 1785, on en dénombre 282. Pour tous, la Révolution va être, selon l'expression du sociologue Freddy Raphaël, une véritable "levée d'écrou" (1). Le juif devient un citoyen à part entière. De nouveaux métiers s'offrent à lui, de nouveaux territoires, de nouvelles libertés. Plus besoin de se cacher pour se réunir et prier. En Alsace, les synagogues poussent comme des champignons à l'automne.

C'est en 1865, en plein âge d'or des synagogues, qu'est inaugurée celle de Westhoffen. Un puissant bâtiment de style romano-byzantin, en grès rose des Vosges, planté en haut du village, au pied des remparts. Aujourd'hui désaffectée, elle en dit plus que tous les livres sur la réalité du judaïsme alsacien sous le second Empire : elle dit la dignité retrouvée; la relative aisance des juifs de Westhoffen, leur intégration dans la société villageoise (la commune a affecté 35000 francs aux travaux, les juifs fournissant le terrain). Elle dit aussi la force du sentiment religieux chez les juifs de la commune. Westhoffen a toujours été un foyer de culture et de religion. La communauté eut des rabbins de renom. Aaron, fils de Moïse, originaire de Lvov, aïeul de Karl Marx. Plus tard Marx Cahn, mort à Westhoffen en 1872. C'était le trisaïeul de Michel Debré. Léon Blum aussi avait ici ses racines familiales.

À peine inaugurée, pourtant, la synagogue de Westhoffen - comme tant d'autres - est déjà trop grande. Libres d'aller et venir, les juifs se découvrent entreprenants. Ils quittent en nombre leurs communautés villageoises, qui commencent à décliner dès le début du 19ème siècle, Ils partent pour Strasbourg, Mulhouse, Paris... Ou pour l'Amérique, comme un certain Samuel Marks, né près de Colmar, dont les fils connaîtront la célébrité sous le nom de Marx Brothers... Et puis il y a tous ceux qui, après la défaite de 1870, opteront pour la France et quitteront l'Alsace et la Moselle allemandes, par fidélité à cette République qui les avait émancipés.

Quand Roger Cahn naît, en 1930, la communauté ne compte guère plus d'une soixante de personnes, dont cinq familles Cahn, toutes apparentées. Depuis 1927, il n'y a plus de rabbin à demeure. Celui de Barr vient une fois par semaine enseigner la loi à la Kahishüs (maison communautaire), qui sert aussi de synagogue d'hiver (l'autre, la grande, n'est pas chauffée). La communauté est très pratiquante. On se rend à l'office deux fois par jour. On mange strictement cacher. On se marie entre soi. Madame Cahn, née Caroline Maïer, porte encore perruque.

Les relations avec les Chrétiens ? "Très bonnes, assure Roger Cahn. De temps en temps, on nous lançait bien un "dreig Jud" (sale juif), mais ce n'était pas forcément méchant..." Roger Cahn est d'un naturel bienveillant. Jules, le père, après avoir été marchand ambulant, a ouvert un commerce de tissus. Tout le monde, juifs et chrétiens, fréquente sa boutique. De même, le médecin et le pharmacien du village sont juifs : c'est chez eux que les chrétiens vont se faire soigner. Rien dans leur apparence ou leur mise ne distingue les juifs des chrétiens. Les enfants jouent ensemble dans la rue, usent leurs culottes sur les mêmes bancs. Comme l'école juive (aujourd'hui bureau de poste) a fermé, Roger fréquente l'école protestante (dans l'Alsace d'alors toutes les écoles sont confessionnelles). "Pendant le cours d'instruction religieuse, on attendait devant la porte."

Intérieur de la synagogue
Une vie simple, rythmée par les saisons, les fêtes religieuses, les événements de la vie familiale. Le samedi (shabbes), on rend visite aux cousins, aux amis aux beaux jours, on bavarde sur les bancs de pierre de la place de la synagogue. Entre soi, comme avec les chrétiens, on parle l'alsacien - le judéo-alsacien, la très vieille langue des juifs de la vallée du Rhin, parler allemand mâtiné d'hébreu et d'araméen, est surtout pratiqué par les marchands de bestiaux. Des "maisons juives", encore identifiables aux traces de mezouzoth creusées au montant droit des portes, il y en a un peu partout dans le village (sauf, bizarrement, dans la rue de juifs), mais surtout là, autour de la synagogue. Au 20, vivaient des cousins Cahn. Au 22, Mme Dreyfus, et à l'étage, Mayer Levy, qu'on appelait Kafimayer, parce qu'il faisait vaguement dans le commerce du café. Un drôle de loustic, ce Mayer Levy, qui allait à la chasse et vivait en concubinage avec une schiksé (une non-juive) venue de Nancy. Au 23, M. Koenigsburg, le ministre officiant. Au 24, au-dessus de la maison communautaire, les Blum...

Mais le malheur ne dort jamais que d'un oeil. À mesure que les années 30 s'avancent, la politique envahit peu à peu les conversations. On écoute à la TSF les éructations de Hitler, que la tante de Roger Cahn engueule à travers le poste. Le village renvoie l'écho des fureurs du dehors. Tel agriculteur affiche sans complexe ses sentiments pro-nazis. Il sera interné en 1939.
Juin 1940. L'Alsace occupée, annexée, nazifiée. En juillet, les juifs sont expulsés. Ils sont 67 à Westhoffen. Raus ! L'Alsace doit être "judenrein" (purifiée de ses juifs). Roger Cahn, sa soeur Marcelle et leurs parents prennent la route de l'exil. Les Vosges, Nancy, Lyon, le Jura. Le père meurt en 1943. Mais les Cahn échappent aux arrestations. En 1945, ils retrouvent Westhoffen et la boutique familiale. Contrairement à tant d'autres, ils réussissent à rentrer en possession de leurs biens, dispersés sous l'occupation. La vie continue. L'agriculteur nazi, après quelques ennuis, a regagné sa ferme. Une famille juive n'est pas revenue de déportation. La plupart des juifs de Westhoffen ont survécu. Les uns après les autres, ils quitteront bientôt le village. Pour la communauté, la page est tournée. Irrémédiablement.

Aucun service religieux ne sera plus jamais célébré à la synagogue de Westhoffen. Elle est toujours debout. Dans quel état ! Pendant cinq ans, elle a servi de hangar; les paysans y entreposaient engrais et désherbants. Les bancs de chêne ont été vendus aux enchères. Le beau lustre de cristal, que les jeunes filles avaient acheté en 1868 en se cotisant, a été brisé par un nazi de Westhoffen. Les rouleaux de la Thora traînent à terre. Dévasté, le vieux cimetière juif, datant de 1559. Les pierres tombales ont été volées. Un tailleur de pierre du coin en a fait des parpaings, des pavés... D'autres ont servi aux nazis de barrages antichars.

Aujourd'hui, Roger Cahn fait visiter la synagogue, l'été, aux touristes et aux gens du pays, dans le cadre des Journées Portes Ouvertes organisées par l'Agence de Développement touristique du Bas-Rhin et le Bnai Brith. En liaison ave le Consistoire, ils font un travail exemplaire pour inventorier, sauvegarder et faire connaître le patrimoine juif alsacien. Grâce à eux, l'Alsace (re)découvre que le judaïsme fait partie intégrante de son histoire. "C'est étrange, disent des vieilles personnes, nous vivions à côté des juifs et nous ne savions rien d'eux... "

Des 176 synagogues existant au début du siècle en Alsace, 80 subsistent. Une douzaine sont en activité régulière.
À Westhoffen, Roger et Marcelle Cahn restent les seuls juifs natifs du pays. Ils sont tous deux célibataires et n'ont pas d'enfants (2).

Notes :

  1. Le judaïsme alsacien : histoire, patrimoine, traditions dirigé et préfacé par Freddy Raphaël, vient de reparaître à la Nuée Bleue, dans une édition actualisée Retour au texte
  2. Roger Cahen est décédé le 20 septembre 2018 ; il a été enterré le 21 septembre à Westhoffen (n.d.l.r.).

Pour Roger Cahn ז"ל
Rabbin Claude Heymann

C'est avec un très grande chagrin que ses amis et connaissances ont appris la disparition de Roger Cahn ז"ל de Westhoffen le lendemain de ce Yom Kipour 5778 (20 septembre 2018). La foule qui se pressait dans le cimetière du village se sentait vraiment attristée et témoignait de sa peine. Il était un des nôtres et son absence laisse un réel vide. Comment ne pas se rappeler sa présence fidèle plusieurs fois par semaine au Merkaz pour participer à la prière du matin, toujours à l'heure qu'il vente ou qu'il neige. Roger Cahn arrivait parmi les premiers, il y avait sa place.

Pendant plus de deux décennies il s'est fait un devoir de relier bénévolement les livres de prières et les 'houmachim abîmés se désolant de constater que les reliures "décidément de nos jours ne valent plus rien" ! Ils sont nombreux ces simples volumes qui portent encore sa marque et celle de son écriture un peu maladroite, mais oh combien émouvante.

Roger Cahn est jusqu'à la fin resté fidèle au petit bourg de ses ancêtres, habitant avec sa sœur la maison familiale de Westhoffen. Et pourtant il connaissait une foule de gens à Strasbourg et dans tous les milieux. D'un contact facile et d 'un commerce agréable il faisait partie intégrante de notre communauté. Toujours interpellé par les événements familiaux heureux ou malheureux, qu’il s'agisse de brith mila, de mariage ou encore d'enterrement et de minian, jamais il ne faisait défection.

Intarissable sur les juifs de la région, il savait comme personne raconter le judaïsme du Westhoffen de son enfance, autrefois siège d'un rabbinat et où le judaïsme alors encore présent commençait petit à petit à décliner sans toutefois disparaître.

Roger Cahn était effectivement le dernier juif de son village, il en était fier. Fier aussi de faire visiter cette petite synagogue qui témoignait si bien du passé. Il était aussi gardien du cimetière, gardien dans le sens noble du terme, celui de défenseur d'un trésor: la mémoire et l'histoire de celles et ceux qui y reposaient. Il s'en est occupé pour le compte du Consistoire avec constance et dévouement pendant des années, toujours disponible et collaborant volontiers pour trouver des solutions rapides et efficaces.

N'ayant pu l'honorer comme il fallait au moment de son enterrement nous nous sommes réunis pour les chlochim autour de sa sœur Marcelle et de sa famille pour évoquer son souvenir, il le méritait bien !ת.נ.צ.ב.ה


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