La communauté juive de Westhoffen (suite et fin)

LE RAPPORT À L'AUTRE ET À LA SOCIÉTÉ ENVIRONNANTE


© M. Rothé
L'obligation de se définir est le fait de la présence dynamique, parfois rivale des différentes communautés, catholiques protestantes et juives qui coexistent en Alsace. Paysage socio-culturel qui se compose ensemble mais aussi se juxtapose, se distancie et se détruit en période de crise (7). Cette relation aux autres se traduit par des images, des moschelich - petites histoires humoristiques propres aux juifs d'Alsace -, des récits également. A travers quelques-uns de ces exemples, essayons de saisir les regards contradictoires qui se sont posés sur ces communautés.

Issue d'une vieille tradition de tolérance propre aux comtes de Hanau-Lichtenberg, la communauté juive apparaît vivre en bonne harmonie avec le voisinage. Les juifs n'étaient pas pressurés et semblaient être jalousés pour le régime fiscal. Le Bailli Brunck en 1780 s'en plaint (8) : "ici les juifs ont été infiniment mieux traités que les Chrétiens parce qu'ils n'ont rien supporté ni de services militaires, ni des charges publiques, ni des deniers royaux de toute nature malgré leur grand nombre, eu excepté les petits droits qu'ils payent aux communautés chrétiennes où ils sont domiciliés pour lesquels ils jouissent de pâture". Cette tolérance, nous la retrouvons dans l'organisation spatiale des maisons juives dans le village.

L'ORGANISATION SPATIALE DANS LE VILLAGE

Comme dans l'ensemble des villages en Alsace, il n'y a pas de formation de ghettos, mais plutôt de quartiers. Pas de ségrégation mais concentration des maisons. Sur cinq ou six rues, alternent des familles juives avec d'autres, avec un resserrement des familles juives dans la partie haute du village autour de la synagogue dénommé "le haut". C'est sur la place que se réunissent enfants, les hommes au sortir de la schule, là que le schau'heth viendra rituellement abattre les volailles.

Cette relative intégration se manifeste également par l'iconographie : cartes postales de Westhoffen, de Balbronn éditées en 1897, 1898, (collection Gérard Sylvain). La synagogue fait partie des monuments à voir du village à la même enseigne pourrait-on dire que l'auberge, l'église, la poste, l'école, la maison du vin, le poste de gué. Pas d'occultation mais insertion au paysage institutionnel.

Effet de familiarité et pratique villageoise de connaissance respective jusqu'à l'avant-guerre, aucun juif n'était appelé par son nom de famille. Il était identifié par son prénom judéo-alsacien ou son surnom. C'était "le Mauschele", le "Schmüle", le "Mechole", la "Schnupfrose", le "Schile". Cela valait aussi bien à l'intérieur de la communauté juive aussi bien qu'à l'extérieur...

Entre les communautés existait une bonne entente, pas de résches, de mal causé par les non-juifs, d'antisémitisme. Affirmation répétée tout au long de nos entretiens avec les familles juives.

Westhoffen sur une carte postale ancienne - Coll. A. et M. Rothé

LA PROXIMITÉ, LES BONS RAPPORTS DE VOISINAGE

Certains juifs, ayant une bonne connaissance juridique servaient de conseil pour des litiges de propriétés, ou des cas de famille. Cette intégration dans la vie du village s'est d'ailleurs traduite par deux formes de reconnaissance, civique et religieuse. Un de nos informateurs se souvient que Isaac Schwartz, marchand de bestiaux est élu conseiller municipal en 1908. D'autre part, son nom est, signe honorifique, inscrit sur les cloches de l'Eglise.

Les enfants se côtoyaient, jouaient ensemble et circulaient de maisons en maisons. Après 1918, ils fréquentaient l'école protestante de Wasselonne, arrivaient comme convenu un peu plus tard, après la prière du matin récitée à l'école.

Les relations professionnelles, de commerce, de négoce se faisaient chez les uns et les autres même si l'on préférait en général acheter chez un coreligionnaire. Des ouvriers non-juifs travaillaient chez les marchands de vins ; certains agriculteurs taillaient la vigne, coupaient le bois pour des familles juives et autres. La servante ou voisine venait volontiers allumer la lumière le soir pour le Shabath - la "shabbesgoye". A Balbronn, le boucher kasher annonçait après le Shabath par le roulement de tambour du garde-champêtre qu'il ouvrait boutique pour l'ensemble de la population.

Les rabbins servaient de conseil à l'ensemble des habitants. Dans la commune de Westhoffen, rabbins, prêtres, pasteurs se rencontraient et même se recevaient.

LE REGARD DES UNS ET DES AUTRES : MÉMOIRES CONTRASTÉES

Mais la distance, la séparation se répétaient ostensiblement chaque vendredi soir. "Dès la tombée de la nuit, le vendredi soir ", nous explique un ouvrier employé chez un marchand devins, "tout s'arrêtait. Et ils se mettaient à prier..." et de conclure, "les juifs étaient à part, ils vivaient ensemble. C'est la religion qui faisait ça".

Si la mémoire de nos interlocuteurs juifs insiste davantage sur les conflits à l'intérieur de la communauté juive, les patriotismes français et allemand, elle se protège de toute critique à l'égard des autres et souligne constamment l'harmonie qui régnait entre les communautés.

La période nazie durant laquelle la partie la plus ancienne du cimetière juif a été profanée, les tombes utilisées pour faire un dallage d'accès, est inexplicable pour les juifs. La plupart du temps, cette période est passée sous silence. Ces cinq années d'annexion sont perçues comme une période de rupture totale avec les temps précédents. Pourtant, certains finiront par nous dire que lorsqu'ils rentrèrent, ils furent accueillis par quelques-uns de cette manière : "Vous êtes de retour. On pensait plus vous revoir".

Ce que nous entendons du côté des non-Juifs c'est à la fois une tolérance, une connaissance des fêtes et rituels juifs mais pas véritablement de compréhension des pratiques observées, voire même parfois, peur, rejet, exclusion.

Durant le "Schabbess", nous dit un de nos interlocuteurs non-juifs, "ils prenaient toute la rue". Une rivalité de pouvoirs s'opère. Les minoritaires prennent trop d'espace. En fait, peu ou prou, dans cette remarque, s'entr'aperçoit une acceptation a minima de cette communauté. Au fond, ils ne sont pas tout à fait chez eux. Il ne semble pas excessif d'écrire qu'ils restent quelque part des parias.

Quant aux matzoth (pains azymes) que les juifs traditionnellement étaient heureux de partager pour Pessah avec les autres et donnent en exemple de bonne entente, un certain nombre de non-juifs ne comprenaient pas cette pratique et ne "trouvaient d'ailleurs pas ça bon". Sans doute du côté juif manquait-on de faire un effort de pédagogie, d'explication de ce que pouvait signifier ce pain non levé et la sortie d'Egypte. Mais ces raisons sont insuffisantes, les causes plus profondes.

Stéréotypes du Juif

Proches des autres, les juifs étaient néanmoins étrangers, avec des pratiques de vie, cultuelles, connues mais dont on ne comprenait, ni n'acceptait véritablement le sens. Nous voyons se maintenir exprimés ou latents la prégnance des stéréotypes.

Chez cet ouvrier ayant travaillé pour un patron juif, les stéréotypes réapparaissent combinés, il est vrai à une position de classe.
Le juif ne travaille pas la terre. Il ne fait donc rien. Ses activités sont liées à l'argent... "J'étais pas assez payé", ajoute-t-il, au cours de son entretien.

Synqgogue de Westhoffen
© M. Rothé
Il semble que l'esprit usurier et le scharergeist juif... se soit rendu perceptible à Westhoffen également... il (le Juif) "exploite les faiblesses et les égarements de l'homme ordinaire par des intérêts trop élevés et comment ils essayèrent de conclure leurs affaires le dimanche matin pendant l'office religieux", écrit le pasteur Nessmann en 1917. Le pasteur n'indique pas prudemment de quelle époque il parle - référence à l'époque de Luther, référence aussi à la période française. C'est ce qu'il appelle "les côtés négatifs de leur caractère national". Il rend également grâce à "leurs grandes et précieuses qualités", de solidarité, de respect devant leurs parents, de largesse vis-à-vis des pauvres...

La séparation, la non-assistance aux pratiques religieuses par des chrétiens favorisent également le résches, le mal, l'antisémitisme. Les rumeurs circulent, les histoires anciennes remontent à la surface.

Un agriculteur dont la maison est située aux abords du cimetière juif, avec la plus grande bonne foi nous indique un rituel de deuil qui nous laisse perplexe : "Les juifs enterrent leurs morts avec des pierres pour que même après la mort, ils lancent des pierres au Messiah (messie)". Il nous avoue n'être jamais allé à un enterrement juif mais dire que cela se racontait.
En fait, nous y voyons l'expression du vieil antisémitisme chrétien. Les juifs n'ont pas reconnu Jésus-Christ comme Messie. Ils le lapident.
Autre histoire significative : "Les juifs se font enterrer avec des pièces d'argent parce qu'après la mort, ils ne se reposent pas, ils continuent à faire commerce".

Si dans un premier temps, on a l'impression, aux dires de nos informateurs que la communauté juive entretenait des rapports idylliques avec ses voisins, force est pourtant de constater que ce n'était pas toujours le cas. Les juifs eux-mêmes, n'étaient pas indemnes de préjugés, voire même de sectarisme. De nombreuses histoires pourraient en témoigner. Elles répondent sans doute aux stéréotypes, constitue un système d'autodéfense : ainsi, d'un chrétien qui avait commis un vol ou un délit, les juifs disaient parfois : pas étonnant, ils ont du "'haser im rosh" (du cochon dans la tête). Ils sont impurs, ils n'observent pas l'interdit du porc (9)...

Aujourd'hui, la communauté juive de Westhoffen n'est plus. Seules deux familles juives habitent encore dans la commune. De nombreux repères subsistent cependant : synagogue, école, traces de mezouzah aux portes, ancienne auberge, kahlstub, rue des juifs, cimetière... Si les lieux et les monuments témoignent de l'ancienneté et de la vivacité d'une communauté juive fervente, les acteurs sont absents. La scène est vide. Elle ne peut être partiellement comblée que par le souvenir de ceux qui y ont vécu, par leurs récits, leurs témoignages. Une reconstruction, une recomposition du passé. Traces orales mais aussi traces écrites - les archives sont là pour témoigner. En continuité de ce travail, le musée rural de traditions juives pourrait perpétuer cette histoire, mieux la faire connaître à l'ensemble des collectivités urbaines et rurales, étrangères et locales.


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