Centenaire de la synagogue de Sélestat
par Dominique JARRASSÉ
Extrait de l'ANNUAIRE 1991 des Amis de la Bibliothèque humaniste, Sélestat, novembre1991


Une inauguration

La synagogue sur une carte postale ancienne
coll.© M. & A. Rothé
Il y a cent ans, le 3 septembre 1890, en présence du Bezirkpräsident von Freyberg, le grand rabbin Isaac Weil de Strasbourg, assisté des rabbins de Sélestat, Fégersheim et Obernai, inaugurait la nouvelle synagogue de Sélestat. Ce fut une cérémonie très officielle à laquelle les autorités politiques, militaires et administratives tinrent à assister ; les Elsässische Nachrichten-Nouvelles Alsaciennes, le journal de Sélestat, consacrèrent, le lendemain, un article important à l'événement, relatant dans le détail la réception du Bezirkpräsident, l'ordonnancement de la fête et les toasts portés en l'honneur de l'Empereur et des autorités... Mais le clou de l'article est le menu du banquet dont le détail est donné en français, car la bonne chère dans l'Alsace allemande reste française. Le restaurateur Simeon Weil leur offrit truites, filets de boeuf, brochets, volailles et un champagne Moêt-et-Chandon ! Enfin un de ces plantureux repas du 19ème siècle, cacher, espérons-le.

Dans un tel événement, rien d'original, les prières elles-mêmes, le Psaume 30, les sermons des rabbins se félicitant de voir un tel concours honorer le judaïsme, une telle harmonie régner entre les cultes, la prière pour l'Empereur, etc. sont de mise, partout et à toute époque. Même la date choisie est celle à laquelle se font le plus souvent les inaugurations : juste avant les fêtes de Tichri (septembre-octobre), Nouvel An et Jour du Pardon, qui amènent une affluence exceptionnelle.

Parmi les discours, celui de Freyberg a une teneur idéologique : il a rappelé que si le gouvernement s'engageait à défendre la communauté et la synagogue, celle-ci devait en retour faire son devoir et vouer une fidélité sans faille non seulement envers Dieu, mais aussi envers les autorités et le chef de l'Etat. Celui du député au Reichstag Lang met dans une perspective intéressante la construction de la synagogue, qui correspond à une époque de développement urbain intense : il énumère les travaux réalisés ou en cours, caserne, gare,  écoles, temple, restauration de l'église... Bien sûr, il signale la contribution de la Ville, 16 000 Marks. Un tel édifice d'un devis de 64 000 M. nécessitait évidemment une aide financière des administrations. L'Etat donna 15 000 Marks.

Le projet

Il semble que le désir de posséder une synagogue digne d'une ville et d'une communauté à laquelle depuis 1866 était attaché un rabbin, se fit jour justement cette époque. Ringeisen, l'architecte d'arrondissement donna peut-être alors un projet que nous ne possédons pas cependant. L'ancienne synagogue était en effet bien modeste; installée depuis 1836 dans le Nouveau Poêle des Laboureurs, au fond d'une ruelle. Un ensemble communautaire y était installé : outre l'oratoire s'y trouvaient un logement, une salle d'étude, un mikvè ou bain rituel.

Ce ne fut qu'après l'annexion, dans les années 1880 que le projet se concrétisa. En 1886,la communauté se renseigne auprès de communautés ayant construit récemment une synagogue, Obernai, Benfeld, Dambach, Rosheim et Mackenheim, pour savoir quelle contribution elle était en droit d'attendre de la municipalité. Celle-ci, dès 1887,  l'assura d'une somme de 16 000 M. et d'une parcelle de terrain nécessaire à l'extension de l'édifice. La presse israélite parisienne fit même écho à la nouvelle : l’Univers Israélite du ler août 1887 signale la subvention de la Ville et celle que le Statthalter a promise lors d'une visite à Sélestat. La communauté acheta ainsi la maison au 4 de la rue Sainte-Barbe.

Ce fut l'architecte municipal Johann Jacob Alexander Stamm qui assuma la charge dc la construction dont l'adjudication eut lieu le 4 mai 1889.
Stamm  né à Bergame le 5 mai 1835 fit ses études à Paris, à l'Ecole des Beaux-Arts, comme élève de Gilbert : il appartient à la promotion de 1854 et entra en première classe en 1858. Il devint architecte de Sélestat le 26 novembre 1874 ; il faillit démissionner en 1885 à la suite de tiraillements avec les services municipaux et en raison de la situation trop modeste qui lui était faite ; il demeura en poste toutefois jusqu'au 31 décembre 1902 et mourut en 1906 à Strasbourg. Sa formation française ne l'empêcha pas de concevoir une synagogue que l'on peut considérer comme la plus typiquement "allemande" de celles qui subsistent en Alsace-Lorraine. Ses modèles et les principes architectoniques qu'il suit sont en effet ceux d'outre-Rhin.

Une synagogue « allemande »


Strasbourg

Delme

Sélestat

lutôt que de décrire en détail cet édifice que l'on peut visiter et qui a été reconstruit à peu près à l'identique, en dehors de sa coupole, après les exactions nazies  nous voudrions en faire une analyse en relation avec quelques autres synagogues des pays germaniques.

En Alsace-Lorraine, durant la période allemande il est intéressant de voir comment persistent quelques tendances propres aux synagogues de la période française, puis comment s'instaurent de nouveaux principes venus d’Allemagne, imposés parfois autoritairement : le meilleur exemple de cette mutation est l'ensemble de  projets pour Delme, en Moselle. Des synagogues comme celles de Strasbourg, de Thionville ou de Delme reflètent bien, comme à Sélestat,  les conceptions les plus courantes en vigueur dans l'Allemagne des années 1860-1890. La disparition des synagogues de Strasbourg et Thionville, la transformation de celle de Delme fait de la synagogue de Sélestat un des meilleurs témoins.

Une première caractéristique tient au plan centré : un débat eut lieu entre architectes qui aboutit à démontrer que le plan convenant le mieux à une synagogue, où la bima (estrade de lecture) devrait être au centre, est un carré permettant une répartition concentrique des sièges. En France, presque toutes les synagogues ont des plans basilicaux dont découle une sorte de scission entre un espace de culte regroupant bima et aron Hakodesh , arche sainte, et l'assistance qui a plus de mal dès lors à participer ; en Allemagne, la tendance est inverse;  il est significatif que pour la synagogue de Paris, l'architecte  allemand Gottfried Semper ait proposé un plan centré alors que celui qui fut choisi, dû au Français Thierry  reprend le parti basilical.

A Sélestat, Stamm dessine un plan en croix grecque, un type qui se rencontre dans l'architecture byzantine ; aussi n'est-il pas étonnant que son édifice offre des réminiscences de ce style.

En élévation également certains éléments amènent à cette constatation. Si l'on compare la synagogue de Sélestat avec celles qui se trouvent non loin, à Fribourg-en-Brisgau (construite en 1870, sur plans de Jakob Schneider) et Bâle (Gauss, inaugurée en 1868), on est frappé des similitudes de plan et d'élévation : un plan cruciforme dont les branches sont cantonnées par des massifs moins élevés, le tout formant un carré. Une mouluration et des baies marquent deux niveaux correspondant au rez-de-chaussée réservé aux hommes et l'étage des tribunes pour les femmes. La synagogue de Fribourg n'avait pas de coupole, aussi l'état actuel de celle de Sélestat n'a fait qu'accentuer leur parenté, trompeuse sur ce point ; en revanche, celle de Bâle offre une coupole à oculi sur le tambour qui est très proche. L'opposition des deux niveaux d'élévation, les baies cintrées, les pignons à modillons, les petites absides signalant l'aron hakodech extérieurement, tous ces motifs, comme l'inspiration romane, sont communs à ces trois édifices. Stamm accentua un jeu polychrome de matériaux, disposant en bandes alternées briques et pierre. Une parenté étroite peut aussi se déceler avec la synagogue de Sarrebrück-Saint-Jean qui date de la même année que celle de Sélestat : même plan, mêmes baies, même alternance de matériaux, seule la coupole offre un dôme en bulbe un peu différent du dôme plus classique de Sélestat.

A l'intérieur, le plan en croix grecque détermine l'utilisation de quatre grands arcs supportés par des piliers et d'une coupole sur pendentifs à la croisée. En fait de décoration, seul l'encadrement sculpté de l'aron hakodech subsiste, Stamm là encore recourt à des modèles courants, un ordre ionique très orné de végétaux encadre la porte de l'armoire et soutient une arcade entourant une baie circulaire.


Fribourg

Bâle

Thionville

Quelques symboles juifs

Façade de laa synagogue reconstruite dans les années 1950
© M. Rothé
Peu de marques extérieures attestent la fonction de cette synagogue : seules des tables de la Loi collées au pignon et une inscription hébraïque expriment la judéité. Une correspondance symbolique s'établit entre les inscriptions placées à l'entrée de la synagogue et au dessus de l'aron. Une progression dans la sainteté transparaît dans le choix des citations : à l'extérieur, un extrait de psaume, à l'entrée du "saint des saints", l'endroit où sont déposés les rouleaux de la Loi, un extrait de la Torah elle-même, du Pentateuque, les livres les plus saints. Ce sont autant de seuils que franchit le Juif dans son accès à l'Eternel. Au-dessus de l'entrée de la synagogue elle-même, une des références les plus fréquentes à cet endroit, le verset 20 du Psaume 118 : "Voici la porte de l'Etemel, les justes la franchiront". A l'intérieur, l'entablement de l'aron porte en lettres hébraïques dorées les paroles de Jacob, après sa lutte avec l'Ange, au moment où il devient Israël : "Que ce lieu est redoutable ! Ceci n'est autre que la maison du Seigneur, et c'est ici la porte du ciel" (Genèse, 28:17). Cette citation est traditionnelle à l'entrée de l'aron hakodech, puisqu'elle évoque l'accès à la Torah, donc à la parole de l'Eternel. Une dernière marque de judéité se lit au fronton de l'entrée ; sous l'inscription biblique trois lettres pointées et trois autres formant abréviations signifient la date: 650 lifrat qatan (petit comput), soit 1890.

Si le décor est aussi sobre, cela tient certes à un principe général de simplicité dans les lieux de culte juifs, mais, en l'occurrence, également au fait que la synagogue a été restaurée modestement. En juin 1940, elle fut profanée, pillée et en partie démolie. Ce n'est qu'entre 1950 et 1960 qu'elle fut reconstruite, sans sa coupole, sous la direction des architectes Lucien Cromback, de Strasbourg, qui fut aussi président du Consistoire israélite du Bas-Rhin, et Edmond Picard. Le paroheth, rideau suspendu devant l'arche, témoigne de cette période de reconstruction puisqu'il porte la date (5)718, soit 1958.

Une nouvelle inauguration eut lieu le dimanche 11 septembre 1960. Une plaquette relate la cérémonie qui vit à nouveau la présence d'un grand rabbin, d'un préfet, lors de laquelle on entonna à nouveau le Psaume 30 et qui s'acheva sur une prière, à la République cette fois. La synagogue, en renaissant de ses cendres, fêtait alors son soixante-dixième anniversaire. Puisse-t-elle demeurer une centenaire bien vivante !

Fronton de la synagogue restaurée : "C'est la porte de D. ; les Justes y entreront"
© M. Rothé

NDLR : L'auteur de cet article, commissaire de l'exposition Le temps des synagogues 1791-1914, qui aura lieu au Musée d'Orsay au printemps 1991, publiera chez Herscher un livre intitulé Synagogues françaises du XIXe siècle.


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