Scherwiller, son Gaon, ses escaliers sculptés, ses œufs brodés
Eliane Roos-Schuhl
article paru dans : Généalo-J, Revue Française de Généalogie Juive, n° 115, Automne 2013, Chronique d'hébreu


Scherwiller est un village sis en moyenne Alsace, dans le Bas-Rhin. Au croisement de l'ancienne route du sel, qui venait de la Lorraine à l'ouest, et de la Route des vins qui va du nord au sud, la bourgade s'enorgueillit de son Riesling. Elle tire son nom de la rivière Scheer. Celle-ci, à demi canalisée, y devient l'Aubach, qu'enjambent de petits ponts fleuris entre des maisons à colombages. Située à quelques kilomètres de Sélestat, elle servit de refuge aux familles juives chassées au 15ème siècle de cette ville de la Décapole alsacienne (1). La communauté juive s'y réorganisa à partir de la fin de la guerre de Trente ans, comme tant d'autres dans ces régions (2).

Scherwiller fut le berceau de personnalités remarquables notamment chez les Hemmendinger, les Kahn, les Salomon.

1. Le gaon "Benjamin Scherwiller"

A l'instigation de Rosanne Leeson, responsable du groupe FrenchSig de JewishGen, une "cousinade" fut organisée au village en juillet 1999 autour du rabbin Aron Hemmendinger et de son épouse, Ella Gougenheim (3). Le patronyme revêt plusieurs formes : Hemmendinger, Hemmerdinger, Heimendinger etc, du nom de la ville d'Emmendingen, au sud du pays de Bade, à 50 km de distance de l'autre côté du Rhin. Le rabbin Aron était venu de Bavière exercer dans cette communauté ; son fils Joseph lui succéda (4). Le mohelbuch Dambach, registre des circoncisions du village voisin de Dambach-la-Ville, cite celle de "Joseph ben ha-rav rabbi Aron" le 7 avril 1699 (5). Les relations entre Scherwiller et Dambach sont attestées ; pourtant, malgré leur proximité, les localités dépendaient de seigneuries différentes (6). L'examen de tout ce qui a été retrouvé récemment dans la Gueniza, dépôt des livres et objets hébreux hors d'usage, de la synagogue de Dambach devrait aider à mieux connaître la vie de sa communauté (7).

L'un des petits-fils d'Aron Hemmerdinger fut Benjamin, dit "Benjamin Scherwiller" (~1730-1802). Fils du rabbin Joseph fils du rabbin Aron, il naquit à Biesheim, Haut-Rhin. Il enseigna à la Yechiva, l'école talmudique de Jungholtz, où il épousa Scheinle fille de Leib (Léopold) Salomon de Biesheim (8). Benjamin devint une sommité et fut le dernier rabbin des Terres de la Noblesse immédiate d'Alsace et président du Tribunal rabbinique, sis à Niedernai, de 1771 à 1793. Il est qualifié de "gaon" : luminaire, érudit et décisionnaire hors pair (9). En 1784, il constituait la 18ème famille à Niedernai, avec sa seconde femme Bliemel (née Herzfeld, de Metz) et leurs filles Sara et Fromette (10). Emprisonné sous la Terreur, il refusa toute nourriture non rituelle.
Décédé le 5 février 1802, il repose au cimetière de Rosenwiller (11). Voici un détail de son épitaphe. Les trois premières lettres sont surmontées d'apostrophes qui indiquent un sigle : alef, bet, dalet. Elles sont les initiales des mots av bet din (prononcer "dine"), littéralement "père de la maison du jugement", président du tribunal rabbinique.


Détail de la stèle de Rosenwiller (12)
"a[v] b[eit] d[in] Niterenem",
Président du tribunal rabbinique de Niedernai.

(Noter l'abréviation du titre et
le nom ancien de Niedernai :
Niederhenheim, prononcé Nieterhenem)

2. Une inscription énigmatique ?

Rue du Giessen (nom du cours d'eau qui longe le village au sud), une inscription composée de caractères hébraïques est conservée sur la caserne des pompiers ! Il s'agit en fait du bâtiment de l'ancienne "maison du rabbin", où se situait la première synagogue (13).

A l'intérieur d'un écu de style baroque, les caractères en hébreu se lisent :
lamed hé ‘ tav qof` [lettre écourtée]
kaf bet lamed'
qof

Les deux premières lettres indiquent, en abrégé, une dédicace à Dieu.
Elles sont suivies de lettres dont la valeur numérique compose la date :
tav 400 + qof 100
[2e ligne] : + kaf 20 + bet 2 l' = selon…
[3e ligne] : p[rat] q[atàn] (14) le petit comput,
qui sous-entend le millénaire courant : [5]542 (1761-62).
Synagogue de Scherwiller
Inscription de Scherwiller - © M. Rothé

La date hébraïque correspond bien à celle de 1762, inscrite en chiffres arabes de part et d'autre de la clé d'arcade décorée (15).

3. Les escaliers sculptés de Scherwiller


Escalier de Seligman et Sara, 1804-5
Musée alsacien de Strasbourg (19)

"Seligman b[en] N.
Sara b[at] K[evod] TS.
400+100+60+5 l[ifrat qatàn]"
Seligmann f[ils de] N[athan]
Sara f[ille de] M. Ts.
565 selon [le petit comput]
(Les lettres pointées indiquent 1804-5)

Deux historiens du judaïsme alsacien, Moché Catane (16) et Robert Weyl (17), ont publié des articles qui mentionnent l'existence de ces trois balustres au départ d'escaliers de bois, gravés d'inscriptions en hébreu. L'un a été dessiné par la fille de Robert Weyl et publié dans l'ouvrage classique Juifs en Alsace (18), un autre avait été offert au Musée alsacien de Strasbourg et s'y trouve exposé dans un couloir de la partie juive, mais le troisième était resté méconnu.

Les voici réunis pour la première fois, grâce à l'amabilité d'un descendant de la famille Kahn de Scherwiller. Qui étaient les personnages dont le nom est ciselé dans le bois ? Les relevés, recensements et actes divers vont nous aider à les découvrir, sous toute réserve. Puis nous nous intéresserons à l'un des descendants de ces Kahn de Scherwiller, qui marqua son époque dans le domaine des arts.

Premier escalier

Lors de la prise de noms fixes de 1808 à Scherwiller (n°189 et 190), Seligman bar Nathan (c'est ainsi qu'il signe) (20) choisit de se faire appeler officiellement Heiman Salomon ; sa femme Sara Moch ne change rien. Le patronyme Salomon existe déjà. Leurs quatre filles et deux fils présents le portent. Un autre Seligman Salomon prend également le prénom de Heiman, mais il signe "Seligman Seligman" ! Au Dénombrement de 1784, le couple Seligman et Sara formaient, avec deux premiers enfants, la 24ème famille sur 31 (169 individus). Leur contrat de mariage, déposé à Sélestat le 4 janvier 1779 (21), permet de comprendre qui était Sara, sa seconde épouse, et de comprendre l'initiale Ts. Sara Moch était fille de Tsadoc (Zadoc) fils de Méir Moch de Haguenau. Sara était issue d'une ville lointaine : dans le nord de l'Alsace, mais d'une famille réputée. Plusieurs attaches lient les Moch et des conjoints de Scherwiller ou de Dambach-la-Ville : on se connaissait, malgré la distance (22). Certains membres de la famille Moch furent préposés de leur communauté - de même que Nathan dit Neta Salomon le fut à Scherwiller (23), et son gendre Baruch Lévy après lui (24).

Un plan du chemin "allant à la ferme des Dames abesses princesses et chanoinesses du noble et illustre chapitre d'Andlau" fut dressé en 1769 (25). Il indique les enclos, moulins et maisons qui bordent le canal. Une cour abrite deux bâtiments habités par des familles juives : une petite maison carrée pour un gendre de Nathan Salomon, qui, lui, loge dans une grande demeure dans le coude de l'Aubach. Nathan dit Neta Salomon est connu pour ses activités communautaires (préposé) et commerciales (26). Son fils Seligman Salomon fera graver en lettres hébraïques, en 1805, sur le départ d'escalier intérieur de la maison, son propre nom et celui de sa femme Sara fille de Zadoc Moch. Au moment de la vente de l'immeuble, le départ d'escalier fut découpé et offert au Musée alsacien de Strasbourg.

Escalier de
Nathan b[en] Ts.
Z[ikhrono] l[iberakha]
et la date :
taf (400) qof (100) samekh (60)
dalet (4) : 564 lamed (l[i-frat]
du petit comput (= 1803-4)

photo : © Georges Rueff (27)

Deuxième escalier

Sur un deuxième départ d'escalier contemporain du premier, à un an près, est ciselé un autre nom. Les lettres y sont plus grandes et plus régulières.

Moché Catane avait proposé d'y lire Nathan Hirsch, puisque Tsvi en hébreu, Cerf en français, Hirsch en allemand sont synonymes. Nathan Hirschel choisit, en 1808, le nom d'Ignace Nathan Hirschel, son épouse Reissel Salomon celui de Rose Salomon. Elle fait donc partie de la famille propriétaire du premier escalier décrit ci-dessus. Ignace Nathan Hirschel signe en hébreu : "Nathan bar Tsvi Hirschel zal", Nathan fils de feu Tsvi Hirschel, pour lui-même et ses sept enfants sur sa déclaration de prise de noms en 1808 (n° 35 à 42).

Signature de Nathan Hirschel en 1808

Le recensement de 1851 nous indique que Herzog (Hirtz) Hirschel (fils d'Ignace Nathan), son épouse Rosine, et cinq enfants vivent au 53 quai des Abeilles. Leurs premiers enfants se nomment Nathan, 22 ans, et Rosalie, 20 ans, pour rappeler le nom de leurs grands-parents décédés. En 1866, à la même adresse, Herzog Hirschel, 68 ans, et son épouse Rose, de Hattstatt, 50 ans, sont recensés avec leurs fils Nephtalie, 29 ans et Lehmann (Léopold), 25 ans (28).


Troisième escalier

Le pilastre du bas du troisième escalier porte le nom de Nathan KaTz ("Cohen Tsedeq", prêtre de justice, sigle usuel pour les Kahn, descendants du premier grand-prêtre du peuple d'Israël, Aron (Aaron). L'abréviation Katz est parfois devenu patronyme. Il se trouve dans une demeure sise 5 rue du Giessen, anciennement rue des Abeilles, puis rue des Juifs jusqu'en 1940. Elle fait face à l'ancienne synagogue transformée en caserne, dont nous avons étudié l'inscription au début de cet article. La gravure à l'intérieur de la rampe concerne le couple de Nathan Kahn et Nenne, peut-être au moment où, venus de Grussenheim, ils s'installent en ce logis.


Le départ d'escalier KAHN à Scherwiller
photo : © Georges Rueff

Le sculpteur a travaillé sur
une ancienne
décoration florale
dont on devine les vestiges.

Nathan K.Ts.
Nenna bat K. P./F.

Les dates sont moins bien
tracées que les noms.
Gravées à la 3e ligne, elles se lisent :
taf (400) qof (100) samekh (60)
guimel (3) = [5]563 lamed (l[i-frat])
du petit compte (1802-3).

Le premier Kahn découvert à Scherwiller se nommait Todros (Dotters, Théodore) fils d'Abraham Kahn. Il marie sa fille Sorele à un Geismar de Grussenheim (29). Ils constituent la deuxième famille à Scherwiller au Dénombrement de 1784 : Dotters et Kendel Abraham, son épouse, avec leur fils Auscher. Notons qu'une famille Hemmendinger s'était implantée à Grussenheim. Grâce aux test génétiques menés sur des descendants des deux familes Hemmerdinger et Hemmendinger, sur l'impulsion de Rosanne Leeson, un ancêtre commun a été détecté, à trois ou quatre siècles de distance .

Le Nathan Kahn de la sculpture est né à Grussenheim, de Meyer Kahn et Rachel Salomon Geismar (30). Voici des liens renforcés entre les familles des deux localités. Nathan a épousé, le 12 germinal de l'an II, à Scherwiller, Nennelen (ou Nenne, Nenna) Salomon. C'est ici que les donneurs d'ordre, amateurs de boiseries gravées à leur nom, se rencontrent. Nenne Salomon était fille de Feist Salomon – représenté par l'initiale P (ou F), 16e famille en 1784. En 1808, veuf de Scheinel Abraham, il choisit le prénom de Aaron (n°151de la liste), mais signe en hébreu "Feiss Salomon".

En 1808, Nathan Kahn adopte le prénom de Nicolas (mais signe Nathan). Il change les prénoms des trois enfants qu'il a eus à Grussenheim avec sa première femme, la Nenne Salomon de l'inscription, décédée en 1806 à 30 ans (31). Sa seconde épouse, Jendle Lévy, choisit le prénom de Sabine (n° 9 à 13 de la liste de 1808 ; elle signe Yendel). Sabine semble préférer se faire appeler Judel (recensement de 1836) ou Jeannette (en 1841).
Au recensement de 1819, ils ont quatre fils et quatre filles. Ils habitent au 60 quai des Abeilles (n° 410-415) en 1836. Leur fils Jacques, 23 ans, vit encore chez eux. En 1866, la rue des Abeilles est "dite rue des Juifs, dans le Quartier de la Synagogue" sur le registre.

Dans la maison n° 73 qu'il occupait déjà en 1851 (32), vécut Marx Kahn, le fils aîné de Nicolas, qui, veuf, logeait chez lui. Au n° 74, sont cités Jacques Kahn, marchand de drap, 53 ans, sa femme Judith Haas de Pfattstatt, Haut-Rhin, 39 ans (33), et leurs sept enfants de seize à un ans, Caroline, Sulamit, Rosalie, Nathan, Jeannette, Constant et Nephtali (n° 424-432) (34).


Œuf d'autruche brodéaux armes de la ville de Rouen
par Nephtalie Kahn
de Scherwiller (collection Schuhl)

4 . Les œufs brodés

Le plus jeune enfant de la famille Kahn, Nephtalie, né en 1865, était doué pour le dessin. Après avoir travaillé, très jeune, à Strasbourg, il est venu à Rouen chez les Lang, fabricants de tissus pour lesquels il dessinait des modèles. Il épousa en 1887 leur sœur Eugénie (1862-1916), qui repose avec lui au Cimetière Monumental de Rouen (carré O). Il exerça plusieurs métiers avant de s'installer comme grossiste en tissus. Arrêté par les Allemands à 77 ans en janvier 1943, ses neveux réussirent à le faire sortir de Drancy pour le mener à l'Hôpital Rothschild, où il resta et eut la vie sauve. Après la guerre, ruiné, il payait son tailleur et son médecin avec des œufs brodés… Il mourut dans sa maison de la rue des Œufs Brodés sur les hauts de Rouen en 1949.

Fasciné d'une part par un tableau brodé par sa mère, décédée lorsqu'il avait deux ans et, de l'autre, par les mouvements de sa sœur aînée, qui reprisait les chaussettes avec un œuf en bois, il se mit, vers la soixantaine, à Rouen, à broder des œufs (35). Il prit des œufs de poules, d'oies, de cygnes, puis eut l'idée d'utiliser des œufs d'autruche, où son talent trouvait plus d'espace pour se déployer.

Un dessin précis, de multiples fils de soie multicolores, dont il réussit le tour de force extraordinaire de les nouer à l'intérieur de la coquille, ce sont de petits chefs d'œuvre. Il les faisait monter sur un axe de bois tourné et les exposait. Il les signait du monogramme NKS : "Nephtalie Kahn Scherwiller". Il n'en vendait aucun ; il en offrait à ses amis ou au Muséum de sa ville d'adoption. Il légua sa collection personnelle à son neveu Georges Rueff, qui était venu le chercher à Drancy et l'avait ensuite beaucoup aidé. Ces œufs furent légués à sa demande au Muséum d'Histoire Naturelle de Rouen (36).


Du Gaon, le grand rabbin, aux artistes, sur pierre, sur bois ou sur coquille d'œufs, la jolie bourgade de Scherwiller a livré une part de ses secrets.


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