LE MARCHÉ AUX BESTIAUX DE SAVERNE
par Alain KAHN
(août 2006)

Introduction

Le marchand de bestiaux, le "Peïmesshaendler (1)" comme on dit en judéo-alsacien, est l'une des figures emblématiques du judaïsme alsacien rural avec le marchand de chevaux, de grains, de cuirs et peaux ou du colporteur qui vendait des livres religieux, des tissus, de la mercerie, de la droguerie, de l'épicerie ou de la vaisselle. Ces professions se sont surtout développées au cours des 17ème, 18ème et 19ème siècles, de même que celles qui concernaient, d'une part, la récupération, avec les fripiers et les ferrailleurs et, d'autre part, le prêt d'argent en fait toujours limité en volume et en délai.

Ces professions découlent de la situation juridique des juifs au cours du moyen-âge, ils étaient des serfs de la Chambre impériale mais l'empereur concédait ses droits sur les juifs aux seigneurs locaux. Les juifs étaient assujettis à une imposition spécifique, ils n'avaient pas le droit de posséder des terres, d'utiliser de la main d'œuvre chrétienne et n'étaient pas admis dans les corporations d'artisans ou de commerçants. Saverne dépendait de l'évêché de Strasbourg qui avait accepté la présence des juifs dans les chefs lieux de baillage comme précisément Saverne et aussi Mutzig ou Marckolsheim.

Nous allons donc aborder tout d'abord la situation des marchands de bestiaux de Saverne pour présenter ensuite ce que fut concrètement le célèbre marché aux bestiaux de cette ville.

1. La situation des marchands de bestiaux

Examinons en premier lieu les différents types de marchands de bestiaux que l'on peut distinguer pour ensuite évoquer leur présence à Saverne.
  1. Les différents types de marchands de bestiaux
    La plupart des marchands de bestiaux avaient une vie rude et dense, entièrement axée sur le rythme imposé par leur travail qui leur apportait le plus souvent le minimum vital. A cet égard il est significatif de constater, pour donner un exemple, que Raphaël Loeb dont l'activité a débuté vers 1740 travaillait avec son fils. Et ce fils, qui s'appelait également Raphaël, succéda à son père en 1775. Son petit fils qui avait pris le nom de Josué Kauffmann exerça aussi ce métier comme son arrière petit fils Zacharias Kauffmann. Cette lignée est celle que l'on trouve chez un certain nombre de marchands de bestiaux car le métier était difficile, il fallait se lever très tôt, entretenir les bêtes, les emmener à pied d'un village à l'autre par tous les temps. On comprend qu'une aide était toujours nécessaire et finalement un père poussait son fils à l'aider et ainsi à lui succéder, il finissait par connaître la clientèle et adoptait les habitudes de la profession.

    Il est toutefois à noter que de rares marchands de bestiaux étaient devenus petit à petit des « notables » car ils ont fini par exercer le métier plus large de "négociant". Ils vendaient certes des bestiaux, des chevaux mais aussi des terres, voire des maisons, et étaient aussi cessionnaires de dettes. Ils travaillaient avec les "petits" marchands de bestiaux ou plutôt ils les faisaient aussi travailler pour eux. Il ont en fait développé ces métiers d'intermédiaires qui leur ont toujours permis d'avoir beaucoup de relations. Ainsi en 1750, Salomon Libmann, le premier d'une lignée d'hommes d'affaires réputés sur la place, exerçait cette profession de "négociant". Simon Hirtz également, à la même époque, était un personnage très influent dans la cité et son fils Simon Cerf devint adjoint au maire après la révolution en 1791, l'année où allait être créé le marché aux bestiaux, de même que son petit fils Moïse Cerf qui devint, lui, premier adjoint au Maire en 1840.

  2. La présence des marchands de bestiaux à Saverne
    C'est en 1684, qu'un premier juif acquiert une étable à Saverne où quelques neuf juifs utilisent déjà le pâturage communal pour leurs bestiaux à la fin du 17ème siècle (2). On constate ensuite une certaine constance dans la présence des marchands de bestiaux juifs à Saverne à partir de 1784, date à laquelle ils sont dix, comme cela ressort du dénombrement effectué cette année-là, puis huit en 1808/1809 (il s'agit des marchands de bestiaux qui ont obtenu ces années-là un certificat de non-usure), douze en 1821, et huit à nouveau en 1851 d'après les recensements qui ont été réalisés au cours de ces années. Au début du 20ème siècle la situation était identique et ce n'est qu'à partir de 1950 que leur nombre commença à baisser avec quelques sept marchands de bestiaux ou de chevaux. A la fin des années 60, ils n'étaient plus que six et ils disparurent petit à petit après 1970, c'est-à-dire dès lors que le fameux marché aux bestiaux ne fonctionnait plus et parce qu'ils ne trouvaient pas de repreneurs pour leur activité. A cet égard, il sera question plus loin de l'un des derniers marchands de bestiaux de Saverne après avoir fait plus ample connaissance avec le marché aux bestiaux.

collection © Lucien Klein

2. Le marché aux bestiaux

Avant d'examiner comment le marché aux bestiaux fonctionnait, voyons comment il a été créé.
  1. Sa création
    Le marché aux bestiaux de Saverne a été créé le 28 mai 1791 par le conseil municipal de la ville (3). Ce marché va perdurer, comme nous l'avons déjà évoqué, jusqu'en 1970, c'est-à-dire pendant près de 180 ans, pendant pratiquement deux siècles.

    L'arrêté municipal justifie sa décision ainsi : "considérant qu'il serait extrêmement avantageux pour la commune de Saverne d'y établir un marché pour l'achat et la vente des bestiaux ; que cet établissement, fondé sur la liberté du commerce et de l'exemption de tous droits, augmenterait le débit des denrées, procurerait de nouveaux débouchés à l'industrie et favoriserait la culture par une augmentation des engrais". L'arrêté précise aussi qu'il s'agira d'un marché pour la vente et l'achat de toutes sortes de bestiaux tels que chevaux, bœufs, vaches, moutons, etc …

    Le marché doit donc permettre le développement des activités des marchands de bestiaux en leur procurant de nouveaux débouchés, en permettant aux professionnels de se rassembler et en fournissant aux agriculteurs une occasion de vendre leurs produits et de se procurer des engrais. Cette mesure, par conséquent, est essentiellement prise pour faciliter le commerce des bestiaux, source de nombreuses activités économiques, et il est fort probable que les négociants évoqués plus haut, Simon Cerf en particulier puisqu'à cette époque il deviendra adjoint au maire, ont dû œuvrer pour que cette initiative puisse voir le jour.

    Le marché se tenait le jeudi sur l'actuelle place des Dragons, à l'époque il s'agissait de la place dite "Höllmatt". Il n'avait pas lieu les jours des fêtes juives les plus importantes étant donné que les marchands de bestiaux juifs étaient particulièrement nombreux et cela semblait aller de soi pour ce marché spécifiquement. C'est grâce à un document découvert aux archives municipales, et commenté par Léon Gehler en 1985 (4), qu'il est possible de se faire une idée assez exacte de ce qui se passait réellement sur ce marché. Il s'agit, selon son intitulé, du Registre de la mairie pour inscrire les ventes qui pourraient avoir lieux au marché des bestiaux dans la ville de Saverne le 12 avril 1821.

    Alphonse Lévy : Le marchand de bestiaux

    Trois cent huit transactions y sont consignées pour une période allant de juin à novembre 1821. Le document donne ainsi en détail l'origine des marchands de bestiaux et de leurs clients. Les plus nombreux venaientt de la région de Saverne et de Marmoutier mais certains n'hésitaient pas à venir de Pfaffenhoffen, Struth, Brumath, Lixheim, Ingwiller ou même Wissembourg. Les clients non commerçants venaient aussi de loin puisque certains arrivaient d'Alsace Bossue, en particulier de Mackwiller, ou du Kochersberg, de Gimbrett, de Minversheim ou de Wingersheim. Cette diversité montre l'importance du marché puisqu'il fallait souvent, pour les plus démunis, faire plus de 30 km à pied avec une ou plusieurs bêtes. Les dessins d'Alphonse Lévy consacrés à cette profession évoquent bien la pénibilité du métier et s'inscrivent dans l'image typique, traditionnelle, du juif dans la campagne alsacienne au 18ème, au 19ème et au début du 20ème siècle.

  2. Son fonctionnement
    L'intérêt du marché venait du fait que les affaires pouvaient se traiter plus facilement que chez le vendeur ou l'acheteur. L'acheteur trouvait un grand choix de bêtes, il pouvait les soupeser, les palper, comparer, discuter et le vendeur pouvait montrer ce qu'il vendait, il pouvait proposer un choix, il pouvait choisir le meilleur client, celui qui lui convenait le mieux. En venant à Saverne, il pouvait faire plusieurs affaires le même jour. Celles-ci une fois conclues au marché, étaient inscrites, avec la signature des deux parties, dans le registre ouvert pour cela à la mairie. Ainsi, les conditions de chaque vente ou de chaque acquisition étaient également transcrites souvent d'une manière assez détaillée et révélatrices des pratiques de la profession.

    Les affaires étaient conclues sous différentes formes :

    • la transaction simple ou constat de vente sans indication de prix, il s'agit d'un simple accord sur la bête achetée ou vendue,
    • la transaction simple avec prix et conditions, celles-ci ont trait au prix et éventuellement au crédit, seules 20% des transactions ont recours à un crédit ; par exemple une jument est vendue 156 F, 4 échéances de 39 F sont prévues de six mois en six mois, soit un crédit s'étalant sur deux ans avec un intérêt de 5% ; des conditions pouvaient même concerner une indemnité de 3 F par jour si la bête ne vêlait pas comme prévu ou encore une partie du prix pouvait être payé en nature en fournissant par exemple quelques mesures de céréales ;
    • il y avait aussi l'échange et en général l'échangiste payait une soulte pour plus value ou mehr-wert ; ainsi un paysan donne un chariot à cheval avec selle, corde et harnachement et le marchand lui donne la vache en échange, le paysan doit de plus une soulte de 72 F ainsi qu'une certaine quantité de méteil qui était un mélange de blé et d'orge ;
    • il y avait également l'Anschlag qui veut dire "offre" ou "proposition", il s'agit d'un contrat de vente doublé d'une association en vue de la revente ; un exemple : Martz de Haegen propose à Mossbach de Wingersheim une vache fauve, Mossbach verse en juillet 24 F comme quote-part à l'association et c'est lui qui s'occupera de la bête jusqu'en décembre date à laquelle la bête sera remise en vente et les deux associés se partageront le produit de la vente lorsqu'elle se réalisera ;
    • enfin on trouve beaucoup plus rarement le "bail à cheptel" qui permet par exemple à un cultivateur de vendre pour 84 F à un marchand de bestiaux une vache dont il aura la jouissance pendant un an pour développer son cheptel.
    Les transactions sont rédigées en allemand, quelque fois les dates sont écrites en français. Quant aux signatures, elles sont souvent écrites en cursive hébraïque car beaucoup de marchands de bestiaux s'exprimaient en yidisch-daïtsch, en judéo-alsacien. Certaines signatures sont toutefois en lettres gothiques ou en belles lettres françaises, ces façons de signer révèlent le degré d'éducation ou d'instruction des intéressés, même si certaines signatures sont rudimentaires, rares sont les signatures par une croix, dans ce cas le préposé indique qu'il s'agit de telle ou telle personne.
Conclusion

Voilà un aperçu de ce que fut ce fameux marché aux bestiaux avec ses personnages typiques et attachant. Et pour conclure, il convient peut-être d'évoquer l'un d'entre - eux qui exerçait encore le métier dans les années 70 lorsque le marché s'arrêta de fonctionner. Il s'agit d'Albert Weill. Comme cela arrivait souvent il avait un surnom "Schlétte", ce qui veut dire traîneau. En effet il marchait en traînant les pieds et savait aussi traîner lorsqu'il s'agissait de faire une affaire. Sa technique était infaillible, il traînait, il s'incrustait chez le fermier le temps qu'il fallait, lui racontant tout ce qu'il savait sur tant de familles à la ronde. Pour qu'il finisse par partir, le fermier n'avait plus d'autre choix que de conclure l'affaire pour laquelle "Schlétte" était venu. C'était un personnage attachant, rusé mais avec un grand cœur et fidèle en amitié, il vivait avec sa sœur Sarah qui s'occupait aussi bien de la maison que de l'étable qu'ils possédaient en ville à Saverne. On peut avoir une pensée pour eux et pour l'image que nous gardons de ces Peïmesshaendler, ces marchands de bestiaux, si évocateurs lorsqu'on aborde l'histoire et l'évolution du judaïsme alsacien.

Notes :
  1. Peïmess veut dire "bestiaux" et Haendler " marchand".    Retour au texte.
  2. Selon l'étude de Marcel Mathis dans le n° 169, en 1994, de la Revue de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Saverne et Environs, "Pays d'Alsace".    Retour au texte.
  3. Selon une étude de M. Henri Heitz parue dans le n° 168 de Pays d'Alsace en 1994.    Retour au texte.
  4. Dans le n° 130 de la revue Pays d'Alsace en 1985.    Retour au texte.

Synagogue
précédente
Synagogue
suivante
© A . S . I . J . A .