ODRATZHEIM

Synagogue d'Odratzheim
© M. Rothé
  Une synagogue y a été construite en 1730. Estimée
trop petite dès 1801, elle sera agrandie en 1819.
La synagogue a été cédée par l'occupant allemand à la
commune, en 1941 ; elle sera vendue à un particulier
vers 1968. Existant toujours et située rue de l'Eglise,
elle sert aujourd'hui de remise.

La vie juive dans un village d'Alsace
ODRATZHEIM

Nephtalie LÉVY
Extrait de L'UNIVERS ISRAÉLITE - 1935

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Odratzheim, Oderze ou, selon la prononciation juive, Aourdertse, est un vieux village qui s'élève à vingt kilomètres à l'ouest de Strasbourg. Il a été fondé entre le quatrième et le cinquième siècle, au moment de l'invasion des barbares, par un groupe de Vandales qui, chassés des bords de l'Oder, se sont dirigés, les uns vers le Sud - c'est ainsi qu'on trouve en Vénétie un bourg appelé Oderzo, où l'on s'est battu durent la grande guerre- les autres vers l'Ouest. Ces derniers, après avoir traversé l'Alsace où certains fondèrent Vandenheim et Oderze, finirent par s'établir sur les bords de l'Atlantique, en Vendée.

Sous les Mérovingiens, Odratzheim appartenait au domaine royal. A un kilomètre du village, à Kirsheim, résidait souvent Dagobert qui, on le sait, n'aimait pas les Juifs ; il est donc probable qu'à cette époque aucune communauté n'était fixée dans ces parages. Son nom est cité pour la première fois dans une charte de l'abbaye de Noirmoutier, dont il était là propriété, datant de 748.

On peut affirmer que c'est vers le seizième siècle que les Juifs purent s'établir à Odratzheim, en petit nombre, comme dans les autres villages de la région. Non loin de là, à Dangolsheim, existait une communauté assez importante, puisqu'elle possédait un cimetière, retrouvé il y a environ soixante ans. Mais en 1554, les Juifs furent chassés de Dangolsheim et une bonne partie d'entre eux vint se fixer Odratzheim, dont la population israélite put ainsi s'accroître assez rapidement.

:M. Nephtalie Lévy
Pendant la guerre de Trente ans, en 1630, les Suédois dévastèrent tout le village qui fut rapidement reconstruit, comme en témoignent encore de vieilles maisons qui portent au-dessus de l'entrée la date de 1632 ou de 1633. La conquête française permit enfin aux Juifs d'Odratzheim de mener la même vie que leurs coreligionnaires du reste de l'Alsace. La communauté prospéra et vers la fin du dix-huitième siècle, on y comptait environ une cinquantaine de familles. Ce nombre put se maintenir pendant un siècle pour tomber à quarante, vers 1850, et décroître au point qu'il n'y a plus aujourd'hui dans le village qu'une famille juive au complet, une, famille sans mère, trois veuves sans enfants, deux célibataires - en tout dix âmes. Il y a cent ans, si l'on en croit l'annuaire de 1838, il y avait à Odratzheim 608 habitants dont 260 israélites ; en 1871, il n'y en avait plus que 477 dont 177 juifs ; en 1875, 440 dont 144 ; et en 1935 il en reste 275, dont 10 israélites.

L'histoire de cette petite communauté, appelée à disparaître, comme bien d'autres en Alsace, peut être riche d'enseignements. Les souvenirs de ma jeunesse, passée dans cette région paisible, se pressent dans ma mémoire... Dans notre école, toute neuve, reconstruite après l'annexion sur l'emplacement de l'ancienne "Kahlstoub" nous lisions, gravés profondément dans le bois des bancs, les noms de ceux qui nous avaient précédés. Dans certaines classes, les enfants des communautés voisines, de Scharrachbergheim et de Traenheim, étaient groupés avec nous. Nous écoutions avec respect les leçons de notre maître Charles Bloch, dont la patience et la bonté étaient presque légendaires. Il était le père du rabbin Félix Bloch de Wissembourg, et l'oncle de M. André Bloch, aujourd'hui chef de chœur, rue Notre-Dame-de-Nazareth. Ses anciens élèves ne l'ont pas oublié ; il n'est pas sans intérêt de citer parmi eux M. le grand rabbin Isaïe Schwartz ; Emile et Anselme Lévy, devenus tous deux ministres officiants l'un à Horburg, l'autre à Lille ; Henri Lévy, médecin à Bichwiller ; mon frère, Nathan Lévy, maître de conférences à l'école des sciences agricoles de Douai ; Salomon Meyer, ministre-officiant à Genève... Le dernier des successeurs de Charles Bloch fut, si mes souvenirs sont exacts, M. Rosenstiel qui vint diriger l'orphelinat de la rue de Lamblardie. Faute d'élèves, l'école est fermée environ depuis vingt-cinq ans et la maison sert de mairie à la commune.

Si la petite communauté d'Odratzheim n'a pas été te berceau de nombreux rabbins comme les communautés voisines de Traenheim, de Balbronn et de Westhoffen elle n'a pas cessé d'être, le siècle dernier, un centre de vie religieuse sincère et ardente. MM. les Grands Rabbins Israël Lévi, Simon Debré, Jules Bauer et Paul Hagnenauer y sont venus rendre visite à des parents. Dans Son petit livre Isaïe ou le travail, publié en 1865; le Rabbin Isaac Lévy, alors à Lunéville – avant de devenir grand rabbin de Bordeaux - fait exercer à son héros la profession de serrurier dans notre village. C'est dans le même décor que se sont formés de nombreux ministres officiants, Rafaël et Martin Wellhoff qui ont émigré aux États-Unis, les Gradwohl, Victor Heymann - c'est là que moi-même; j'ai compris ma mission et ma foi

Rebâtie de 1868 à 1870 sur l'emplacement de celle qui avait été construite au 17° siècle, la synagogue d'Odratzheim a été inaugurée en juillet 1870, quelques jours avant la guerre. D'admirables office y ont, été célébrés. Mais aujourd'hui le temple est vide et, les jours de deuil et du Grand-Pardon, comme pour pleurer ensemble sur une splendeur passée, on ne peut y voir que les dix personnes qui composent encore cette communauté jadis prospère.

Je me souviens de l'éclat des fêtes religieuses que nous avons connu dans notre jeunesse. En tête du cortège s'avançait notre bon "schamess" Koppel Beer, avec son uniforme resplendissant qu'ornaient la médaille d'Italie et celle de la Reine Victoria, souvenirs des guerres du Second Empire. Bedeau, coiffeur et matelassier, il était connu à vingt lieues à la ronde pour le timbre de sa voir. Ayant eu la tristesse de voir s'éteindre notre communauté il eut, du moins, à près de quatre-vingt-dix ans, le bonheur de vivre le retour de l'Alsace à la mère patrie. Il reçut en 1920 la médaille militaire et maria sa plus jeune fille à un vétéran de la grande guerre. Ce fut le dernier mariage célébré dans notre petit temple. Et Koppel Beer, comme mon père, comme ceux qui avaient prié avec eux, repose dans le vieux cimetière alsacien de Romanswiller...

Comme la vie était facile et joyeuse dans notre village ! Les rues étaient pleines de bruit lorsque nous sortions de classe ; nous passions nos jeudis l'hiver à faire des parties de traîneau ou à jouer dans la neige, et l'été à nous baigner dans la rivière. Le vendredi matin, selon l'usage, nous recevions le morceau de "flammkuche" que notre mère faisait cuire avant d'enfourner le pain, dont elle avait au préalable, enlevé le morceau prescrit de "halloh" - car, alors, en faisait encore le pain chez soi, sans préjudice pour les "berkess", les "kugelhofs" et les tartes variées. Cette pâtisserie terminée, on préparait encore le "Kougel" et la soupe pour le lendemain.

Le vendredi soir, nous allions tous à la synagogue, fiers de nos habits de fête et après le "oleïnou" nous allions nous faire tous bénir par notre père et cela durait un certain temps car les familles étaient nombreuses dans notre communauté. La maman ne nous donnait sa bénédiction qu'à la maison, tandis que le papa chantait le "Scholaum Aleichem". Puis, les mains lavées, tout le monde se mettait à table. Et le repas, avec la soupe aux vermicelles, le poisson à la juive et la tarte, se terminait après les prières d'usage. Le lendemain, nous allions souvent rendre visite à nos camarades de Scharrach ou de Traene ; les parents allaient à la rencontre les uns des autres et on ne se séparait qu'à la tombée de la nuit, pour se rendre à l'office de Maariv...

Chaque fête nous apportait des réjouissances particulières. A "Hanoukoh", dès quatre heures, nous sortions de l'école pour assister au temple à l'allumage des lumières... A "Pourim", nous étions attentifs à la lecture de la "Meguiloh" et lorsque nous entendions le nom abhorré de "Homon Horoschoh" nous faisions tourner nos crécelles ou frappions sur nos pupitres avec de petits marteaux de bois. Le lendemain, déguisés ou masqués, nous allions de maison en maison porter le "Chelah monauss" et distribuer aux pauvres les cadeaux dont nos parents nous avaient chargés. Jeunes et vieux attendaient avec impatience le moment de goûter les savoureux "Pourimikichlich" et le bal du soir était particulièrement joyeux… La veille de Pâque, on cherchait dans toutes les maisons les fagots et le "hometz" récolté un jour plus tôt ; puis c'était la cérémonie familiale du Séder… Et toutes les autres fêtes de l'année juive étaient célébrées avec autant de fidélité par toute la jeunesse du pays....

Puis tous ont dû se disperser, les uns en France, les autres en Amérique. Presque tous les garçons, à de rares exceptions près, sont partis assez tôt pour ne pas porter l'uniforme prussien et aucune jeune fille, si mes souvenirs sont exacts, ne s'est mariée de l'autre côté du Rhin.

Mais si la jeunesse était heureuse, les parents ne vivaient pas sans connaîtra les épreuves matérielles. Il y avait, à Odratzheim, une quarantaine de maisons juives dont plusieurs abritaient deux familles. Certains possédaient un jardin, des champs ou des vignes qu'ils cultivaient, ou avaient une profession spécialisée. Comme partout, il y avait des colporteurs qui vendaient leurs marchandises dans les villages voisins ou aux marchés de Wolsheim, de Wasselonne et de Saverne. D'autres avaient même un magasin à Wasselonne ou à Markosheim. Il y avait un tanneur-mégissier, un ébéniste, un négociant en laine, des marchands de fers et de chiffons, deux épiciers, quatre bouchers qui avaient leurs succursales dans les villages du voisinage et des marchands de bestiaux. Il y avait aussi un boulanger spécialisé dans la fabrication des "matzoss" dont le fils s'est établi plus tard à Wasselonne. Il y avait enfin un marchand de biens, le "kotzin" du village qui fut longtemps "parness" de la communauté avant d'immigrer à Strasbourg. Certaines familles étaient assez à l'aise pour envoyer leurs fils aux lycées de Strasbourg ou Nancy et leurs filles au pensionnat de Madame Aron à Nancy.

La communauté avait également sa famille de pauvres gens, les Fromele Weil, venus autrefois de Dangosheim et connus dans toute l'Alsace sous un surnom. Ils n'exerçaient leur profession que par intermittence et s'arrangeaient pour être toujours de retour au village au moment des fêtes ; on voyait alors au temple le père et ses quatre fils, coiffés d'un huit reflets tout brillant et vêtus d'une redingote. Le père payait sa contribution régulièrement et était appelé à la Torah comme les autres. Les fils, quand ils n'étaient pas en tournée, gagnaient quelque argent en travaillant chez les uns ou les autres. L'aîné resta longtemps garçon chez l'un des bouchers. Les Fromele étaient de braves gens modestes de condition et d'esprit simple. C'est pourquoi on ne les a jamais laissé manquer de rien. C'est à cause de leur nom qu'on saura dans les temps futurs qu'il y a eu des Juifs à Odratzheim. L'un des fils a eu en effet deux garçons qui, après de bonnes études à l'Ecole de Travail de Strasbourg ont été tués pendant la guerre : leurs noms sont gravés sur le socle de la statue de Jeanne d'Arc qui sert de monument aux morts du village. Cette famille si digne d'intérêt, remplissait un rôle utile dans la communauté : elle hébergeait les malheureux de passage dans le village. C'était- là un service parfaitement organisé par nos deux "Hevroth", celle des anciens et des jeunes.

Vestige de la synagogue d'Odratzheim en 2009, transformée en centre culturel
© M. Rothé
Le cimetière que la communauté d'Odratzheim possède en commun avec celle de Romanswiller est situé dans ce dernier village et date du dix-huitième siècle. Aux seizième et dix-septième siècles les morts furent sans doute enterrés dans celui de Dangolsheim. La première parcelle de terrain fut achetée le 3 février 1713, complétée par d'autres achats en 1755 et en 1889. Un premier contact fut établi pour fixer les droits et obligations des deux communautés le 3 Eloul 1722 et un règlement définitif le 10 mars 1749, fixant la redevance à payer par ceux qui retenaient leur place. Le fils aîné payait six sols, les autres deux francs pour mille de la dot. Une lettre du Maréchal de Broglie, gouverneur de l'Alsace, adressée en 1757 au Colonel des Dragons, lui enjoignait de prendre le cimetière sous sa' protection et d'y empêcher toute déprédation.

Comme les familles juives étaient nombreuses, tous les enfants ne pouvaient rester au village. Beaucoup de jeunes filles se mariaient pour d'autres endroits et les jeunes gens fondaient ailleurs leur nouveau foyer. Dans son livre Les Juifs de Haguenau, Elie Scheid a montré les difficultés que rencontraient les Juifs d'Alsace pour changer de domicile avant la Révolution. Après l'émancipation, ces difficultés disparurent et les départs se multiplièrent. C'est ainsi que si on comptait en 1750 soixante familles à Odratzheim, en1828 on n'en comptait plus que quarante-deux.

La plupart-prenaient la route la plus courte, pour se diriger vers l'intérieur, celle qui passe par le col de Schirmeck. Schirmeck fut donc la première étape, avant Senones, Raon-L'étape, Saint-Dié et Epinal - où s'établirent les familles Lang, May, Werner et Londonschutz. Le général Weiller est, je crois, le petit ou l'arrière-petit-fils du Weiller qui demeurait en face de la synagogue. D'autres gagnèrent Saint-Etienne, Montpellier et même Nantes.

Mais ce fut surtout vers Paris que se dirigèrent la plupart. Dès 1830 dix familles environ y étaient déjà établies. On citait en particulier le nom des Martin Lévy, de la rue du Temple, où tous les coreligionnaires d'Odratzheim, de passage dans la capitale, étaient assurés d'entre reçus comme des parents. Cette tradition s'est maintenue longtemps et je me souviens avec émotion du temps lointain où, jeune étudiant, je fus reçu, un vendredi soir, par la vieille maman Martin, à la même table où cinquante ans auparavant avait été aussi affectueusement invité mon père... C'est là que j'ai entendu prononcer par la cuisinière qui était chrétienne ces paroles demeurées dans ma mémoire : "Nous avons de belles choses dans notre religion, mais nous n'avons pas votre vendredi soir". Parmi les autres familles venues à Paris, il faut citer la famille Wellhof dont le nom est bien connu dans la grande communauté ; Mme Lang-Wellhoff a longtemps dirigé le Refuge de Neuilly, et son frère Bernard Wellhoff a eu une conduite héroïque pendant l'occupation de Lille par les Allemands.

Combien d'autres avaient quitté le village après l'annexion ! Presque seuls étaient restés les vieux, enchaînés à leur maison et à leur champ Après l'armistice, on ne comptait plus que huit familles juives à Odratzheim et aujourd'hui n'y restent que dix personnes:

Les relations entre les membres de la communauté et le reste de la population ont été de tout temps excellentes, comme dans presque tous les villages alsaciens. Les vieux ne se souvenaient d'aucune querelle et la plus franche camaraderie régnait parmi les jeunes. En 1848, lorsqu'il y eut quelques troubles antisémites dans certains villages, il n'y eut pas le moindre incident à Odratzheim ; bien plus, pendant quelques jours, la jeunesse catholique s'unit aux jeunes gens de nos familles pour repousser éventuellement une incursion qu'on pouvait craindre, organisée, par quelques drôles des villages voisins. Ainsi l'ordre ne fut pas troublé jusqu'à l'arrivée d'un régiment envoyé de Strasbourg dans la région.

Le Conseil Municipal a compté pendant de longues années quatre membres juifs ; mon père en a fait partie pendant cinquante-quatre ans et, lors de son enterrement - fait unique dans nos annales - le maire, tout le Conseil et tous les habitants du village ont suivi son convoi jusqu'à la sortie de la commune. Au soir de Kippour, il y avait toujours une vingtaine de personnes à l'entrée de la synagogue pour écouter respectueusement la plus grande partie de l'office. Un de nos amis-même, assista régulièrement à nos offices du vendredi soir pour apprendre nos chants religieux ; il apprenait ainsi l'hébreu après notre patois et le français. C'est lui qui, a été élu maire après le retour de l'Alsace à la France.

Telle fut la destinée de notre communauté d'Odratzheim, le Petit-Paris comme l'appelaient non sans ironie nos amis des autres villages. Après une vie religieuse qui a pu rayonner par la pensée et l'action de ses fils, cette communauté ne vit plus que dans la tristesse et l'abandon… Tel est le sort aujourd'hui de plus d'un petit centre d'Alsace. Plaise à dieu que, dans les grandes villes de France où sont aujourd'hui groupées en plus grand nombre les familles venues d'Alsace et d'ailleurs, se maintiennent intactes les traditions et les qualités qui ont fait, dans les siècles passés, la force et l'honneur du judaïsme alsacien !

Nephtalie Lévy
Professeur honoraire, ministre officiant

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