La Communauté juive de Marmoutier sous le Premier Empire
par Pierre KATZ
Extrait de ECHOS-UNIR Strasbourg


Le 1er Empire a marqué une étape fondamentale dans la vie des communautés juives en France. La Révolution fit le premier pas en faisant juifs des citoyens à part entière par le décret de l'Assemblée constituante du 27 septembre 1791. Mais c'est Napoléon 1er qui mit en place l'organisation territoriale encore aujourd'hui en vigueur par une série de décrets pris en 1808 (l'eeuvre fut parachevée par Louis Philippe qui, à partir du 1er janvier 1831, fit bénéficier les rabbins du régime concordataire, au même titre que les ministres des cultes catholiques et protestants). Les décrets de 1808, outre l'organisation territoriale et la réglementation des "prêts à usure juifs", ont également prescrit à tous les juifs de prendre un nom patronymique définitif et transmissible aux descendants.
On peut ajouter que si la décision de la Constituante rentrait dans le cadre de l'idéal égalitaire de la Révolution, les motivations de Napoléon étaient beaucoup plus concrètes ; en effet, l'empereur avait besoin du concours des négociants juifs, notamment alsaciens, pour assurer le ravitaillement de ses armées en vivres, en fourrage et surtout en chevaux de remonte.

Pour officialiser la prise de nom patronymique, tous les juifs ont dû se présenter à la mairie de leur lieu de résidence, et les déclarations qu'ils ont faites ont été consignées par écrit.
Le Registre des déclarations des juifs relatives aux noms et prénoms qu'ils adoptent a été établi à Marmoutier du 15 au 19 Octobre 1808 et existe encore dans les archives de la mairie; on peut y lire 344 fois le texte suivant :

Par devant nous, Maire de la commune de Marmoutier, canton de Marmoutier, arrondissement de Saverne, département du Bas-Rhin, s'est présenté ... qui a déclaré prendre (ou "donner à ..., son fils ou sa fille mineur, né le ... à ...) le nom de ... pour nom de famille et celui de ... pour prénom et a signé avec nous le ... Octobre 1808
Signé ... F.J. BANGRATZ (le déclarant Maire)
L'analyse du registre donne en premier lieu des indications précises sur la composition de la communauté juive de Marmoutier. Celle-ci avec ses 344 membres représente un cinquième de la population de la cité, qui approchait alors les 2000 habitants. L'importance de la communauté explique que Marmoutier fut dès cette date, le siège d'un rabbinat qui ne fut supprimé qu'au début du 20ème siècle (des recherches sont actuellement en cours sur les six rabbins qui se sont succédés à Marmoutier au cours du19ème siècle) et d'une école primaire juive qui accueillit jusqu'à soixante élèves (et dont sont sortis notamment le banquier Albert Kahn et le dessinateur Alphonse Lévy).

La structure de la communauté se caractérise surtout par le nombre important d'enfants; on dénombre 171 hommes dont 83 mineurs (moins de 21 ans), 173 femmes dont 91 mineures.

On peut noter que si les jeunes filles se marient souvent à 19 ou 20 ans, les hommes attendent en général jusqu'à 28 ou 30 ans; par ailleurs, les familles de plus de quatre enfants sont courantes et il existe des pères âgés de près de 70 ans qui ont encore des enfants mineurs.

Dans le choix des noms de famille, les juifs de Marmoutier n'ont pas fait preuve d'un grand souci d'originalité; avec les noms de Levi (110), Weil (47), Kahn (25), Lewel (24), Meyer (23), on couvre deux tiers de la communauté. Il en résulte de grandes difficultés dans les recherches généalogiques sur les familles juives. Par exemple on trouve à Marmoutier 13 Levi Sara, 9 Levi Michel (dont trois ont épousé des Levi Rachel), 6 Weil Jacques...

Par contre il est extrêmement intéressant de constater que cette prise de nom officielle ne s'est souvent répercutée que très lentement dans la vie de tous les jours ; les noms juifs ont été conservés très longtemps dans l'usage populaire quotidien. Par exemple :

Dans le choix des prénoms, on constate une prééminence des prénoms bibliques traditionnels : Abraham, Isaac, Jacques (Jacob), Moïse, David, Lazare chez les hommes. Sara, Ester, Eve, Rachel, Léa, Rebecque (Rebecca) chez les femmes. Mais on trouve des prénoms moins courants, dont la dérivation à partir des anciens prénoms juifs est parfois assez originale : Chez les filles, on trouve souvent un autre souci, celui de conserver les initiales (pour ne pas avoir à rebroder tout le trousseau). C'est ainsi que les Jettel sont devenues des Jeannette, les Madel, Mendel ou Mindel des Madeleine et qu'une Kendel a reçu le doux prénom de Kunigunde.

Mais la constatation la plus importante découle de l'examen des signatures. Sur le registre de Marmoutier, on observe que sur les 170 adultes qui ont comparu à la mairie,
- 58 signent en lettres latines (52 hommes, 6 femmes)
- 92 signent en lettres hébraïques (32 hommes, 60 femmes)
- 20 signent d'une marque (4 hommes, 16 femmes).

A une époque où l'analphabétisme était encore répandu, surtout dans les milieux ruraux, la population juive constituait une exception. Ceci est la conséquence directe de l'instruction religieuse juive, dans laquelle l'apprentissage de l'hébreu a toujours été intégré. Certes l'examen des signatures montre que pour beaucoup de juifs, l'écriture n'était pas une pratique quotidienne, mais il n'en reste pas moins que quatre juifs sur cinq étaient capables d'écrire leur nom. Ceci explique, plus qu'une prétendue "supériorité intellectuelle de la race juive", la place qu'ont pris les juifs dans les professions libérales tout au long du 19ème siècle, ainsi que le rôle qu'ils ont pu jouer aux seins des communautés villageoises.

En conclusion de cette étude rapide, je voudrais attirer l'attention sur les trésors qui dorment dans les archives de nos mairies; ce n'est pas qu'à Marmoutier qu'il existe des états-civils complets depuis la période de la Révolution, des recueils de délibérations des conseils municipaux, des registres et plans cadastraux, etc. Il suffit d'un peu de bonne volonté, de courage et de patience pour réveiller le passé et ainsi retrouver nos racines.
J'ajouterais que ces derniers temps, j'ai visité près d'une trentaine de mairies pour y retrouver des documents ayant plus d'un siècle; j'ai toujours reçu l'accueil le plus courtois et l'aide la plus dévouée de la part des employés municipaux.

Vivre dans le passé est une erreur, mais cultiver ses racines devient une nécessité vitale; quand on coupe une plante de ses racines, elle meurt ; cela est vrai aussi pour les civilisations.

Pierre KATZ (Marmoutier)

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