Note sur la communauté juive de Marmoutier
par Gilles Banderier
Extrait de Pays d’Alsace, 274, 2021, p. 25-26.


Un article publié en 2006 dans les Mémoires de l’Académie Nationale de Metz posait la question suivante : "Y a-t-il eu une délinquance juive à Metz au XVIIIe siècle ?" (1). La communauté juive messine comptait alors 2 500 personnes, représentant 1 % de la population urbaine.

Au strict point de vue des chiffres, la communauté juive de Marmoutier ne saurait lui être comparée. En 1784, elle s’établissait à 51 familles, soit 299 individus (2), un solide pourcentage de la population de Marmoutier et "l’une des communautés les plus importantes de la province, numériquement du moins" (3). Elle a aujourd’hui disparu ; un Musée du patrimoine et du judaïsme alsacien en perpétue le souvenir.

Nous disposons de nombreux documents pour connaître la vie de cette communauté au 19ème siècle. La glane est plus maigre pour les époques antérieures, ce qui constitue en soi une raison de ne rien négliger. En outre, le texte (4) qu’on va lire illustre un des points mis en lumière par Jean-Bernard Lang dans son article : "Nous avons aussi retrouvé quelques affaires de reconnaissance de paternité, ce que prouverait que la population juive était bien plus proche des mœurs générales en matière de sexualité que de cette sorte de puritanisme austère dont se félicitait un abbé Grégoire, et que même les ennemis des Juifs reconnaissaient chez eux" (5).

13 fevrier 1787.
À nos seigneurs du Conseil Souverain d'Alsace.

Supplie humblement Bessel Kahn fille juive de Marmoutier authorisée par justice à la poursuitte de ses droits.

Disante que la suppliante est accouchée d'un enfant des œuvres d'Isaac Levÿ, fils de Lawel Levÿ le vieux juif du dit Marmoutier qu'elle a declaré pere, a esté inscrit dans le registre de baptême suivant l'extrait du 30 decembre 1785. Isaac Levÿ s'est avisé de former une demande en reparation d'honneur, radiation de son nom, / la faire / condamner en 1000 livres de dommages interrêts et aux depens.

Sur cette demande est intervenuë la sentence préparatoire du 24 janvier 1786, la suppliante a formée de son coté une demande en paternité contre ledit Isaac Levÿ par requête du 26 maÿ sentence interlocutoire intervint le 31e dudit mois. Enquête et contre enquête faite, en consequence les 8 9e aoust et 19e septembre, et par sentence du 30e septembre la suppliante a été debouté de sa demande et en faisant droit sur celle d'Isaac Levÿ la suppliante a été condamné à dire que méchament elle avoit declaré ledit Isaac Levÿ pour l'auteur de son fruit et eu 12 livres de dommages interrêts et aux depens, de cette sentence, la suppliante a interjetté appel au Conseil et elevé par relief signifié avec assignation la cause fixée à l'extraordinaire le samedÿ 10e du present mois, de sorte qu'il importe à la suppliante avant qu'elle soit jugée que son enfant soit defendû par un curateur sujet de la presente requête.

Ce consideré Nosseigneurs vû les pieces jointes il vous plaise nommer telle personne qu'il vous plaira pour curateur de l'enfant de la suppliante à l'effet de le defendre en la cause de la suppliante appellante et Isaac Levÿ fils de Lawel Lévy le vieux de Marmoutier intimé, ordonner que les frais et coust de l'arrêt qui interviendra seront compris avec ceux adjugés en definitif et ferez bien.

Biechy
pro deo

Le Conseil souverain,qui n’est pas une institution philosémite (6), en la personne des conseillers Jean-Daniel de Boisgautier (1731-1807) (7) et Pierre-Nicolas de Salomon (1734-1799) (8), nommera le 13 février 1787 Me Jean-Baptiste Biechy (9), premier huissier audiencier, comme curateur de l'enfant.

Notes :

  1. Jean-Bernard Lang, "Y a-t-il eu une délinquance juive à Metz au XVIIIe siècle ?", Mémoires de l’Académie Nationale de Metz, CLXXXVIIe année, série VII, t. XIX, 2006, p. 223-231.
  2. Dénombrement général des Juifs, qui sont tolérés en la province d’Alsace, en exécution des lettres-patentes de Sa Majesté, en forme de règlement du 10 juillet 1784, n° 86, p. 175-180 ; Histoire des Juifs en France, éd. Bernhard Blumenkranz, Toulouse, Privat, collection "Franco-Judaïca", 1972, p. 165 et 167.
  3. Léon Gehler, "Les Juifs de Marmoutier", Société d’histoire et d’archéologie de Saverne et des environs, n° 3-4, 1954, p. 25-28 (citation à la p. 25). Voir en outre Freddy Raphaël et Robert Weyl, Juifs en Alsace. Culture, société, histoire, Toulouse, Privat, 1977, p. 125-126, 277, 351-352, 366, 372-373 et l’article de Pierre Katz, Histoire de la communauté juive de Marmoutier.
  4. Archives départementales du Haut-Rhin, 1 B 464 (arrêts sur requêtes), n° 23. L’orthographe et la ponctuation des manuscrits originaux ont été respectées (sauf distinctions d’usage, comme ou et où, a et à). Des barres obliques simples ( / … / ) signalent les mots notés dans la marge ou l’interligne.
  5. Art. cit., p. 225. La position de l’abbé Grégoire, dans son célèbre Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs (1788) est plus nuancée (voir par exemple son chapitre VII). Bon connaisseur des traditions juives, dom Augustin Calmet notait : "Les Hébreux se mariaient de bonne heure. L’âge que les Rabbins prescrivent aux hommes, est de dix-huit ans. […] Ils peuvent prévenir [= devancer] ce tems ; mais il ne leur est pas permis de le différer. […] Il est aisé de comprendre après cela pourquoi la virginité était en opprobre dans Israël ; et qu’on ne pouvait faire un plus grand affront à un homme, que de lui reprocher qu’il ne bâtissait point la maison de ses pères, et ne faisait pas revivre leur nom dans Israël" ("Dissertation sur les mariages des Hébreux", Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le Cantique des Cantiques, Paris, Pierre Emery, 1713, p. 160 ; réimprimée dans les Dissertations qui peuvent servir de prolégomènes de l’Ecriture sainte, Paris, Emery–Saugrain–Martin, 1720, t. I, p. 277). Voltaire formulera la même remarque, sur un ton grinçant : "Un grand politique italien, qui d’ailleurs était fort savant dans les langues orientales, chose très rare chez nos politiques, me disait dans ma jeunesse : Caro figlio, souvenez-vous que les Juifs n’ont jamais eu qu’une bonne institution, celle d’avoir la virginité en horreur. Si ce petit peuple de courtiers superstitieux n’avait pas regardé le mariage comme la première loi de l’homme, s’il y avait eu chez lui des couvents de religieuses, il était perdu sans ressource" (article "Mariage", 1ère section, Questions sur l’ « Encyclopédie », par des amateurs, s.l.n.e., 1771, t. VIII, p. 32).
  6. François Burckard, Le Conseil souverain d’Alsace au XVIIIe siècle, représentant du roi et défenseur de la province, Strasbourg, Société savante d’Alsace, 1995, p. 29-30, 192-195.
  7. Fr. Burckard, op. cit., p. 269 ; Claude Muller et Jean-Luc Eichenlaub, Messieurs les Magistrats du Conseil souverain et leurs familles au XVIIIe siècle, Colmar, 1998, p. 34-35.
  8. Fr. Burckard, ibid., p. 342 ; Messieurs les Magistrats…, p. 203-204.
  9. Fr. Burckard, ibid., p. 268.


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