Les Juifs de Haguenau à l'époque de la Terreur
par Jean DALTROFF
Extrait de CINQ CENTS ANS D'HISTOIRE JUIVE A HAGUENAU
Etudes haguenoviennes, tome XVIII - 1992 - Société d'Histoire et d'Archéologie de Haguenau
(les sous-titres sont de la Rédaction du site)


On désigne sous le nom de Terreur, la période de la Révolution française qui va de septembre 1793 à juillet 1794 et qui s'instaure dans des conditions tragiques. La plupart des pays d'Europe menaçait les frontières. La disette, l'effondrement des assignats et l'accaparement des denrées par les spéculateurs venaient s'ajouter à la guerre étrangère et à la guerre civile. La Terreur mise à l'ordre du jour le 5 septembre 1793 devait se manifester aussi bien par le règne de la guillotine que par de sévères mesures, notamment économiques avec la taxation des denrées de première nécessité et le blocage des salaires. Dès le 21 mars 1793 avaient été constitués des comités de surveillance appelés plus tard comités révolutionnaires, chargés de délivrer des certificats de civisme, de dresser la liste des suspects et de procéder à leur arrestation. La loi du 17 septembre 1793 définissait comme suspects non seulement les nobles, les parents d'émigrés, les fonctionnaires destitués, mais aussi tous ceux qui par écrits, paroles ou actions se montraient partisans du fédéralisme et du royalisme. La loi du 10 juin 1794 permettait de condamner à mort tous ceux qui auraient empêché les approvisionnements, corrompu les patriotes, inspiré le découragement, répandu des fausses nouvelles.

La Terreur fut progressive. Le nombre des victimes ne cessa d'augmenter au cours de 1794. Au total 17 000 personnes furent guillotinées à la suite de procès et 25 000 environ dont la situation (rebelles, émigrés rentrés clandestinement en France) entraînait la mort sur simple constat d'identité. Dans les provinces, la Terreur ne fut pas uniforme : elle sévit surtout dans le Sud-Est (fédéralisme puissant) et dans l'Ouest à cause de la Vendée. Dans trente et un départements il n'y eut aucune peine capitale.

Qu'en était-il de la Terreur en Alsace et plus particulièrement à Haguenau ? Depuis le printemps 1793 l'Alsace était menacée par les troupes ennemies massées à l'Est du Rhin et au Nord du pays après l'évacuation de la Rhénanie. Le 28 juillet 1793, l'armée du Rhin se repliait sur Wissembourg. L'opinion voyait dans ce repli l'effet d'une trahison des généraux (Custine est exécuté le 27 août). La levée en masse par décret du 23 août ne réglait pas tous les problèmes. Les nombreux représentants en mission devaient régler des difficultés d'encadrement, de discipline (ainsi à Saverne 70 garçons de 18 à 25 ans sur 176 répondent à l'appel), d'approvisionnement en armes et en nourriture. En octobre 1793, l'armée autrichienne dirigée par le général Wurmser déclencha au nord du pays une offensive : le 13, elle parvint à Wissembourg, le 16, à Haguenau où la population lui fit un grand accueil (1). La ville venait de connaître plusieurs bouleversements. Le magistrat de Haguenau était, à la veille de la Révolution, contesté par des représentants de la bourgeoisie urbaine, accusé qu'il était de dépenses inconsidérées. Parmi les revendications des cahiers de doléances figurait la publication des comptes de gestion des finances de la ville. Le 29 juillet 1789, les membres du magistrat, traînés de force à l'hôtel de ville, étaient contraints à de nombreuses concessions : contrôle des citoyens sur la répartition des impôts, suppression des droits d'entrée sur les denrées alimentaires (2). Les élections du 19 mars 1791 avaient porté à la tête de la commune Frédéric Moevus, capitaine de cavalerie en retraite, et une équipe de dix-huit conseillers modérés, respectueux de la Constitution. La ville comptait alors 8 080 habitants dont 7 800 catholiques et 280 juifs (3).


Euloge Schneider de la prison du Temple s'adresse à Robespierre
le 18 Pluviose AN II
(AMH RP 16 Cultes - Photo Jean Daltroff)
Le roi détrôné et la République proclamée, une nouvelle municipalité (décembre 1792) dirigée par le docteur Weinum fut confrontée à la montée de l'agitation extrémiste exacerbée par le péril extérieur (4). Toujours est-il qu'à la fin du mois d'octobre 1793, on vit revenir à Haguenau parmi les émigrés les anciens stettmeister de Barth et de Boussies, mais aussi un grand nombre de partisans de la royauté, des bourgeois, des artisans et des fonctionnaires. Les églises furent rouvertes au culte, les fidèles se pressaient aux messes dites par les prêtres revenus avec les Condéens. Mais pour une partie de la population de Haguenau, une collaboration spontanée ou forcée avec l'ennemi faisait craindre des représailles. C'est que la joie fut de courte durée. Les généraux Pichegru et Hoche contre-attaquèrent, repoussant les coalisés vers la Moder. Ils engagèrent la bataille de Berstheim (2-9 décembre 1793), rentrèrent dans Haguenau, la veille de Noël 1793, repoussant devant eux les ennemis. Une "grande fuite" suivit la retraite des Autrichiens (plus de 30 000 Alsaciens du Nord).

Un grand nombre de Haguenoviens qui craignaient les représailles partirent pour l'Allemagne. Ces personnes tentaient d'échapper à la répression promise par Pichegru au moment où les révolutionnaires arrivaient à Haguenau, le 24 décembre, et que s'installaient à nouveau les Jacobins. Quatre cent soixante familles haguenoviennes auraient pris la fuite (5). Ceux qui se firent prendre furent exécutés par Euloge Schneider à Strasbourg, comme l'abbé Beck, aumônier à l'hospice, le père Daniel, religieux cordelier porté à l'échafaud le 28 décembre 1793, ou bien Charles Bindner qui, ayant pris la cocarde blanche à l'arrivée des alliés, fut guillotiné à Strasbourg le 12 mars 1794 (6). Le culte de la "Raison" fut proclamé. Les croix furent détruites, l'église Saint-Georges fut transformée en "Temple de la Raison". Une guerre acharnée fut faite aux suspects. Une prison fut organisée aux Cordeliers et au cloître des Augustins. L'émigration s'intensifia. Chasse était donnée aux émigrés rentrés en cachette. Les dénonciations étaient à l'ordre du jour. Mais Robespierre tomba à son tour le 27 juillet 1794. Les lois répressives furent abolies par étapes : le maximum fut supprimé le 24 décembre 1794, la liberté du culte rétablie le 3 nivôse an III (21 février 1795), le tribunal révolutionnaire aboli le 31 mai 1795. A Haguenau, une nouvelle administration municipale prit le pouvoir en août 1794 avec à sa tête le maire Sigrist, neuf officiers municipaux, parmi lesquels un Mayer et un Lévy (7). En janvier 1795, un premier pardon fut proclamé, en vertu duquel les émigrés laboureurs et artisans eurent la permission de rentrer. Ce décret permit à certains habitants de revenir à Haguenau.

Les Juifs de Haguenau à la veille de la Terreur

Mais quelle était la situation des Juifs de Haguenau à la veille de cette période, quel sera leur sort pendant et après la Terreur ?
Dès 1780, le bailli de Haguenau, consulté

"sur les moyens d'empêcher l'accroissement des Juifs, de les faire subsister d'une façon qui ne soit pas préjudiciable au peuple, de les rendre aussi utiles que possible et de les faire contribuer dans une juste proportion aux charges publiques",
donnait son sentiment sur ces questions dans un rapport de dix pages (8). Dans l'introduction sur la population juive d'Alsace, il insistait sur les
"3 965 sangsues qui sucent l'argent des chrétiens et >surtout du peuple dans les villes et plus encore dans les campagnes".

L'Etat général des Juifs de la ville de Haguenau laissait apparaître un total de 282 personnes dont 54 hommes, 52 femmes, 66 fils, 56 filles, 7 précepteurs, 8 valets, 31 servantes. Ces personnes possédaient 31 maisons. Le bailli proposait entre autres d'interdire l'entrée et le séjour en cette province aux Juifs étrangers, aux errants et aux vagabonds

"colporteurs des choses volées portées de l'autre côté du Rhin".
Il suggérait de limiter à huit le nombre de familles dans les petites villes et de donner un état exact de toutes les familles avec leur origine, la date de leur réception, la désignation de celles à conserver et de celles à supprimer. Il proposait encore d'établir un ou plusieurs Lombards ou Monts de Piété pour se procurer des ressources sans être obligé d'avoir recours aux services trop intéressés des Juifs. Il ajoutait enfin, à la fin de son rapport, qu'il devrait être envisagé pour soulager la ville et les lieux voisins de
"réduire ces colons sans terres, membres inutiles et nuisibles à la commune dont ils profitent des avantages sans en supporter les charges",
d'où l'idée de limiter à Haguenau le nombre de familles à quatre. Ainsi les Juifs qui resteraient pourraient plus aisément se tirer d'affaire avec le commerce des bestiaux, la friperie et autres entreprises. Les chrétiens ayant d'autres ressources ne seraient plus obligés de recourir à leurs services.

Des observations du Grand Bailli, très dures comme on le constate à l'égard des Juifs, que faut-il retenir ? Deux principaux griefs sont vivaces. La peur du déferlement d'abord, le grief économique ensuite. Les sources manuscrites que nous avons exploitées nous permettent d'affirmer que ces griefs reposent en partie sur des préjugés. L'entrée des Juifs à Haguenau a sans doute bénéficié de passe-droits à différents échelons de l'administration. Certaines familles venaient des villages environnants et de pays plus lointains. Le rabbin Samuel Halberstadt (1746-1753) qui fut admis à Haguenau en 1745 ne venait-il pas de Prague ? Lazare Moyse (1755-1771) ne descendait-il pas de la célèbre famille des Katzenellenbogen (9) ? Cependant ne perdons pas de vue qu'en 1784, les Juifs d'Alsace vivent dispersés entre 160 des mille villages alsaciens. Le dénombrement de 1784 atteste la présence à Haguenau de 64 familles, soit 325 personnes correspondant à environ 4% de la population totale de la ville (8 322 habitants en 1789). Haguenau est après Bischheim (473 Juifs) et juste devant Mutzig (304 juifs) la communauté juive la plus nombreuse d'Alsace.

Les Juifs jouissaient de la liberté de culte. Le rabbin de la communauté n'était autre que Jacob Gougenheim, en poste à Haguenau depuis 1771. Cette communauté disposait aussi d'un maître d'école et d'un ministre-officiant. Les Juifs étaient dispensés du logement des soldats de la garnison, mais ils ne pouvaient pas être reçus bourgeois de plein droit. Il payaient à la commune un droit d'admission de 300 livres tournois en moyenne par famille et étaient assujettis à un double droit de protection : l'un allait au roi (40 livres par an dues au Grand Bailli), l'autre aux autorités de la ville (Judengeld).

Le chef de la communauté, Abraham Aron Moch, faisait partie de cette minorité dynamique de Juifs à la fois riche et influente. N'avait-il pas épousé en 1787 Sara Meyer Berr de la famille du fameux Cerf Berr, l'infatigable défenseur des Juifs d'Alsace ? Il était un important bailleur de fonds comme le souligne par exemple le montant (10 800 livres) d'un prêt consenti à Bernardin Saglio de Haguenau (10). Il est, avec Isaac Netter, un négociant - associé avec Pierre-Frédéric Schweisguth dans une entreprise de défrichement de forêts sur le ban d'Offwiller (11) -, l'un des trente-sept représentants de la Nation juive d'Alsace réunis à Strasbourg le 25 mai 1789 pour procéder à l'élaboration du Cahier de Doléances et pour élire deux députés chargés de le porter à Paris (12). Cependant cela ne doit pas nous faire perdre de vue qu'à la veille de la Révolution, les Juifs de Haguenau vivaient pour la plupart modestement du colportage, du prêt d'argent, de la friperie, du commerce des bestiaux et du travail à domicile comme tricoteuses et couturières pour les femmes. Ainsi Lôw Bloch était fripier ("marchand d'habits"), Moyse Lévy était marchand de vaches, Max Liebermann était boucher, Abraham Gougenheim et son épouse Elisabeth Bemel étaient "marchands colporteurs portant à dos les marchandises qu'ils vendaient de maison en maison", c'est-à-dire "des mouchoirs, indiennes et autres merceries" (13). Jacques Lévy était, quant à lui, marchand de pavots et de navettes (14). Il y avait néanmoins treize pauvres dont quatre demeuraient à l'hôpital, et plusieurs veuves comme Dreisel Gougenheim, couturière-tricoteuse, la veuve de Salomon Bernheim.

L'Assemblée nationale constituante avait émancipé les Juifs "portugais, espagnols et avignonnais" par le décret du 28 janvier 1790. Les Juifs d'Alsace durent attendre le 27 septembre 1791 pour avoir les mêmes droits que leurs coreligionnaires, c'est-à-dire la liberté de mobilité géographique, le droit d'acheter et de posséder des biens mobiliers et immobiliers, l'ouverture à tous les emplois, la possibilité ou non de pratiquer les rites, d'observer les lois alimentaires, l'obligation de faire le service militaire.

Mais dans l'ensemble, l'opinion semblait contre eux. A Haguenau certains signes ne trompaient pas. Les Cahiers de doléances réclamaient l'augmentation du droit de protection des Juifs. Dès le 30 juillet 1789, les émeutiers qui contestaient le magistrat de Haguenau réclamaient le départ de tous les Juifs dans les vingt-quatre heures à l'exception des quatre familles les plus anciennes.

La Grande Fuite de décembre 1793

Toujours est-il que la persécution allait viser à partir de l'an II toutes les croyances traditionnelles.
Comme nous l'avons souligné précédemment, l'armée révolutionnaire française avait battu au début du mois de décembre 1793 les troupes prusso-autrichiennes. 250 soldats de toutes les confessions, morts de choléra, furent enterrés dans le cimetière juif. Jacob Gougenheim, ancien rabbin de Haguenau, aurait eu une attitude courageuse durant la Terreur, mais certainement pas en février 1794 d'après les dires d'Elie Scheid (15), car comme beaucoup de Haguenôviens il avait pris la fuite le 2 nivôse an II (22 décembre 1793) et revint clandestinement à Haguenau le 16 mars 1795. Toujours est-il qu'au mois de février 1794, les autorités municipales exigèrent de se voir remettre les clefs de la synagogue. Il fut défendu aux Juifs de se réunir pour prier. Jacob Gougenheim aurait répondu :

"Dussé-je mourir sur la brèche, je n'aurai de repos que lorsque j'aurai mon temple".

Il aurait de plus si bien communiqué son ardeur aux Juifs de sa communauté que le samedi, les Juifs se promenaient dans la ville avec leurs vêtements de la semaine et le jour de Kippour, ils se relayaient pour circuler toute la journée habillés d'une blouse et le fouet à la main (16).

La grande affaire sous la Terreur demeure la Grande Fuite de décembre 1793. A Haguenau, une partie de la population avait déjà pris la fuite lorsqu'arrivèrent les révolutionnaires le 24 décembre 1793 et que s'installèrent à nouveau les Jacobins. 460 familles de Haguenau ont pris la fuite et 45 ont comme précision "de religion juive", soit 9,78% des familles fugitives (17). En ce qui concerne les individus, 88 sur les 972 fugitifs sont juifs, soit 9,05%. Pour la population juive, 88 personnes sur les 280 présumés auraient fui soit plus de 306 du total. Cette proportion est importante si on la compare aux 11,68% de la population globale. La grande fuite vers l'Outre-Rhin se passe dans un contexte de psychose collective, des milliers de personnes tentant d'échapper à la répression promise par Pichegru, le chef de l'armée. De plus, les Jacobins rentrés à Haguenau multiplient les arrestations. En outre, depuis le 9 novembre 1793, le Directoire du Bas-Rhin a interdit tous les cultes. Les synagogues furent fermées, l'observance du shabath interdite, l'abattage rituel remis en cause. Le 20 novembre 1793, le Comité de surveillance et de sûreté de Strasbourg avait ordonné l'arrestation d'un certain nombre de Juifs soumis à l'impôt forcé. Le 24 novembre 1793, les stèles avec symboles religieux du cimetière de Rosenwiller avaient été détruites. On soupçonnait les Juifs d'espionnage et de trahison. Après la chute de Robespierre et de ses amis en juillet 1794, de nombreux émigrés - parmi lesquels un certain nombre de Juifs - rentrent en France et donc à Haguenau, estimant que les mesures révolutionnaires violentes cesseraient d'exister.

Nous avons voulu suivre l'itinéraire de ces émigrés, saisir les motivations de leur départ, savoir s'ils sont partis seuls ou en famille. Ont-ils été réintégrés ou sanctionnés à leur retour ? Bref, l'analyse des dossiers des émigrés conservés aux Archives municipales de Haguenau nous permettent de mieux comprendre cette période de tourmente pour les Juifs de Haguenau (18).


Extraits de la Délibération de l'Administration du Département
du Bas-Rhin du 12 fructidor an VI concernant le rabbin
Jacob Gougenheim et son épouse
(AMH R lb 10 - Photo J. Daltroff)

Certains émigrés vivaient à Haguenau bien avant la Révolution. Ainsi Jacob Gougenheim, rabbin de Rixheim, avait-il succédé à Lazare Moyse en 1771 à la tête de la communauté juive de Haguenau. Il resta à ce poste jusqu'en 1791. Il fut, après cette date, traducteur instituteur et intéressé dans le commerce de ses enfants qui étaient colporteurs (19). Son épouse Sarah Weil et lui sont allés en Allemagne le 2 nivôse an II (22 décembre 1793). Ils sont revenus à Haguenau le 2 ventôse an III (16 mars 1795), pensant sans doute que les mesures revolutionnaires violentes cesseraient d'exister. Il est vrai que le couple aurait peut-être pu bénéficier de la loi du 11 janvier 1795 qui accordait la radiation provisoire sur la liste des émigrés à tous ceux qui étaient déclarés artisans, laboureurs, travailleurs de leurs mains aux manufactures et ateliers. Mal leur en a pris de rentrer à Haguenau. Le 25 novembre 1795 (5 frimaire an IV), l'administration du département du Bas-Rhin considérant que le pétitionnaire et son épouse ne sont point compris dans la classe utile et laborieuse des citoyens décide que dans les vingt-quatre heures, sur arrêté du Commissaire provisoire pour l'administration de Haguenau, ils devraient quitter la commune et

"ensuite le territoire de la République en faisant au moins cinq lieux (sic) par jour pour se rendre à Bourg libre, seul endroit par lequel ils pourront sortir" (20).
Leur propriété sera séquestrée et un passeport leur sera délivré avec leur signalement et leur route, avec défense de s'en écarter. Cinq jours plus tard, Henri Klipfel, membre de l'administration municipale de Haguenau, était chargé en tant que commissaire de mettre en application la délibération du 5 frimaire an V. Il se rend alors au domicile de Jacob Gougenheim et le trouve dans un appartement du rez-de-chaussée avec vue sur la cour, avec sa femme et plusieurs de ses enfants. Il dresse inventaire et séquestre de ses propriétés (21). En fait, il y a bien peu de choses : une commode de bois de sapin vide, un miroir de moyenne grandeur à cadre doré, six chaises en paille. Le reste des meubles ont été empruntés à des amis du couple pour leur usage journalier : un lit complet avec deux matelas, deux draps et un rideau de tamis vert. Le premier lit a été prêté par Barach Gougenheim de Strasbourg, le second lit où couche Sarah Weil appartient à Isaac Netter, resté à Haguenau pendant la Terreur. Gerson Moch, le fils de l'ancien préposé de la communauté juive de Haguenau avant 1789, lui aussi resté sur place pendant la Grande Fuite, a été désigné "Commissaire gardien".

Jacob Gougenheim était un homme âgé en 1793. Il était déjà alité lors de cette perquisition et trop faible pour signer sa déclaration. Sa mesure d'expulsion fut toujours retardée par la gravité de son état, grâce surtout à l'intervention du ministre de la Police générale de la République qui obligea l'administration municipale à mettre fin aux vexations et menaces de toutes espèces. Il exigeait par courrier que l'autorité communale lui rende compte dans les plus brefs délais des motifs de sa conduite sachant que Jacob Gougenheim était un vieillard infirme de 81 ans "forcé de garder le lit" (22). Finalement en 1798, l'administration centrale du Bas-Rhin, bureau des émigrés, révisa sa position :

"considérant qu'il appert par le rapport des officiers de santé que le dit Jacob Gugenheim, attaqué d'une hernie inginale volumineuse et que sa femme affligée d'un rhumatisme goutteux compliqué d'une affection de poitrine, sont intransportables quant à présent ; considérant qu'il est de son devoir de concilier en cette occasion les égards dûs à l'humanité souffrante, avec l'exécution stricte et sévère de la loi du 19 fructidor... arrête que l'administration de la commune de Haguenau fera vérifier de nouveau si l'état d'intransportabilité des conjoints Gugenheim subsiste encore, dans la négative elle les fera déporter sur le champ. Si au contraire ils étaient encore reconnus intransportables, l'administration municipale fera reconnaître leur état de quinzaine en quinzaine sur le vû des procès-verbaux de visite des officiers de santé" (23).

Jacob Gougenheim mourut à Haguenau en 1802 ou 1803 à l'âge de 93 ans. Il repose au cimetière juif de la localité.


Extrait de la Délibération du Directoire du District de Haguenau du 9 ventôse an III : Alexandre Abraham, négociant, est réintégré dans ses droits (AMH R lb 1 - Photo Jean Daltroff)

Voici encore Alexandre Abraham. Négociant avant sa fuite du 22 décembre 1793, il a laissé sa femme et ses quatre enfants à Haguenau. Il est rentré dans sa commune d'origine le 19 février 1794 (ler ventôse an III) dans les délais fixés par la loi. Le Directoire du district de Haguenau, dans sa séance du 9 ventôse an III, justifie sa réintégration par le fait qu'étant

"de la secte juive il ne pouvait d'après les lois exercer que le métier de commerçant, négociant, fripier ou colporteur et que la nation juive semble être dans une catégorie que la loi n'a pas prévue ne pouvant être ni artisan ni ouvrier..." (24).

Isaïe Abraham a 31 ans en 1793. C'est un homme marié avec deux enfants qui figure dans le dénombrement du 31 décembre 1784. C'est un colporteur qui a l'habitude d'aller acheter des marchandises outre-Rhin et de les vendre dans la région de Haguenau. Quand la Grande Fuite se produisit, il se trouvait à Rastatt pour ses emplettes. Il ne put revenir à Haguenau du fait de la retraite des troupes royalistes. Il fut obligé de repasser le Rhin avec les civils en fuite, d'où son absence de Haguenau du 18 décembre 1793 au 18 février 1795. Au cours de la délibération de la municipalité de Haguenau, il ne sera pas considéré comme émigré. En effet "au terme de l'article 4 de la loi du 22 nivôse, les ouvriers, laboureurs non ex-nobles ou prêtres ne doivent pas être réputés émigrés pourvu qu'ils ne soient sortis de France que depuis le 1er mai 1793 et qu'ils y rentrent avant le ler germinal an - 21 mars 1795 - (25). Revenu dans les délais et ayant pu prouver sa bonne foi, Isaïe Abraham fut réintégré dans ses droits, l'enquête considérant

"qu'il a été empêché de rentrer dans son foyer pendant la retraite de l'ennemi".

Quant à Caïn Weyl, dès le 22 décembre 1793, sa femme s'était rendue à six heures du soir chez Jean-Baptiste Lambert pour rédiger une requête afin que son mari ne soit pas inscrit émigré parce qu'il avait été enlevé de force. Sa démarche fut payante, puisque Caïn Weyl fut réintégré en l'an IV (26).

Le marchand Samuel Jacques Lévi et son épouse Kailé Bernheim, sortis de France le 22 décembre 1793, revinrent à Haguenau le 25 février 1795. L'administration municipale de Haguenau, dans sa séance publique du 24 février 1796, constata que le couple était rentré

"dans les délais utiles" ; ils furent déclarés non émigrés avec l'approbation de la Convention nationale d'autant plus qu' "étant de la secte juive la loi ancienne leur refusait le droit de citoyen et celui d'exercer avant la Révolution d'autre état que celui de colporteur et de fripier, on ne peut leur imputer de n'avoir pas été ce que la loi leur défendait d'être" (27).

En fait les problèmes des émigrés juifs ne s'arrêtaient pas au moment de leur réintégration. Pour la quarantaine de Juifs réintégrés avec leurs droits de citoyens, il fallait à Haguenau récupérer le produit des meubles vendus au profit de la Nation, les différents effets et meubles en dépôt, toucher les loyers d'une maison dont on pouvait être le propriétaire. Ainsi Jacques Lévi, marchand de pavots, réclamait-il en 1794 le produit de

"26 réseaux de semences de navettes vendues en son absence et 36 sacs encore disponibles étant au grenier national",
d'où des démarches compliquées en perspective.

Le 28 janvier 1798, un groupe de onze juifs de Haguenau
choisissent la maison de David Rheims pour y exercer le culte (AMH R Pd 19)
Quel fut le sort des Juifs revenus après le 21 mars 1795, c'est- à-dire hors des délais ? Nous avons vu précédemment que Jacob Gougenheim et son épouse ont fait l'objet d'une mesure d'expulsion retardée par la gravité de leur état de santé. Qu'est devenu Goetschel Braunschweig, fils d'un fripier, âgé de 17 ans au moment de fuir, déclaré émigré et condamné à la déportation en l'an VII ? Et que dire du chantre Lévi Mocher qui, absent de novembre 1793 à juillet 1797, passe en l'an VI devant une commission militaire ? Abraham Calmen Reins, colporteur de 22 ans en 1793, est aussi jugé devant une commission militaire en l'an VI ? On n'en sait pas plus. Toujours est-il que sur les 45 familles juives haguenoviennes qui ont pris la fuite, douze sont déclarées émigrées. Les Juifs en fuite ont-ils été sanctionnés plus sévèrement que la population de Haguenau en général ? Les juges de l'époque appliquaient la loi. Certaines personnes étaient amnistiées, d'autres étaient déportées comme Joseph Bourdon, journalier, ou Magdelaine Brisbois, laveuse, absents du 2 nivôse an Il au 7 prairial an V ; jugés par une commission militaire en l'an VI, ils sont déportés tout comme Gérard Bromner, écrivain, Joseph Angel, cordier, Georges Reisacker, charpentier, Michel Weinum, boucher-laboureur, et tant d'autres. Joseph Dominique Poinsignon, tisserand-notaire public et percepteur, participa à la Grande Fuite de 1793 avec sa femme et ses quatre enfants de 18 à 14 ans. Il sera déporté et fusillé le 13 brumaire an VI. Sa famille sera, quant à elle, réintégrée la même année (28). Les sanctions prises contre les Juifs de Haguenau n'ont donc pas été plus sévères que celles prises à l'encontre de la population catholique. Ne perdons pas de vue que la majorité de la population juive ne prit aucune part à la Grande Fuite et vécut la tourmente de la Terreur à Haguenau. Les familles Moch, Netter, Samuel, Koppel... restèrent dans la commune et connurent la période d'intolérance et de suppression de la liberté de culte.

Restauration du culte judaïque après 1795

Mais le temps passe, le cours des choses évolue. La liberté de culte est rétablie le 21 février 1795. Le 31 mai de la même année, le Tribunal révolutionnaire est supprimé. Plusieurs Juifs se regroupent entre eux et choisissent la maison d'un tel pour l'exercice du culte judaïque. Le 4 thermidor an V (22 juillet 1797), les citoyens Bénédic Isaac, Cerf Moyses, J. Dreyfus, Isaac Bénédic, J. Cerf, Samuel Lévi, Moyse Aaron, Joseph Abraham, Abraham Kahn ont ainsi choisi la maison n° 76, quartier blanc, appartenant au citoyen Moch père. Le 28 janvier 1798, c'est la maison n° 120 située au quartier rouge du citoyen David Rheims qui est choisie par un groupe de onze coreligionnaires dont Benjamin Bernheim, Abraham Samuel et consorts. Le 5 août 1798, le citoyen Jacob Abraham, aubergiste à Strasbourg, passait un bail avec Benoît Isaac, Marc Moch et J. Dreyfus permettant l'exercice du culte mosaïque dans la dernière partie de la maison située au quartier blanc n° 53 par devant et au n° 49 par derrière (29).

Nous soulignerons pour conclure que la période de la Terreur a laissé des traces dans les esprits comme dans la vie quotidienne des Juifs de Haguenau. Une partie des Juifs émigrés ont été réintégrés, d'autres, la minorité, ont été condamnés. D'autres sont restés dans la ville et ont participé à sa restructuration spirituelle et matérielle. D'autres Juifs ont quitté Haguenau pour s'établir sous d'autres cieux, comme Borach Gougenheim, l'un des fils de Jacob Gougenheim, ou Jacob Abraham partis vivre à Strasbourg. Après 1795 les Juifs de Haguenau jettent les premiers jalons d'une nouvelle vie communautaire autour des familles anciennes restées sur place pendant la Terreur (les Bernheim, Moch, Gougenheim, Netter, Abraham...) et les familles récemment arrivées, les Dreyfus, Aron, Oppenheim... (30). Dès 1808, Haguenau comptait 639 Juifs, mais c'était déjà une autre histoire (31).

APPENDICE
Liste des Juifs ayant participé à la Grande Fuite haguenovienne

NOM et PRÉNOM PROFESSION
avant le départ
AGE DATE DE L'ABSENCE SORT
ABRAHAM Alexandre

négociant

47 2 nivôse an II - 1 ventôse an III
A laissé sa femme et ses 4 enfants
Réintégration an IV
ABRAHAM Isaïe colporteur 31 28 frimaire an II-30 pluviôse an III
A laissé sa femme et ses 2 enfants
Réintégration
le 4 ventôse an IV
BERNHEIM Benjamin négociant 50 23 frimaire an II-6 nivôse an III
avec son épouse Sarah Moch 45 ans et ses 2 enfants de 15 et 11 ans
Réintégration an IV

BERNHEIM Raphaël

négociant 26 29 frimaire an II-2 ventôse an III
avec son épouse Merle Lévy, 30 ans
Réintégration an IV
BERNHEIM Dreisel,
veuve de Salomon née Gougenheim
couturière­tricoteuse ? 2 nivôse an II-26 ventôse an III Réintégration an V
BLOCH Magdeleine
veuve de Gruscho née Gougenheim
couturière-tricoteuse 46 2 nivôse an II-26 ventôse an III, avec sa fille Esther, 12 ans Réintégration an IV
BRAUNSCHWEIG Goetschel fils de fripier 17 9 frimaire an II-19 thermidor an III Déportation.
Déclaré émigré an VII
BRAUNSCHWEIG Isaac colporteur 30 2 nivôse an II-22 floréal an V ?

BRAUNSCHWEIG Seligman

colporteur 33 2 nivôse an II -prairial an VIII ?

 

CERF Moissev colporteur 40 15 nivôse an II-3 prairial an V
avec son épouse Rachel Dreyfus, 36 ans, et ses 4 enfants, de 10 ans à 13 mois
?

 

GOETSCHEL Feistel

colporteur

45 2 nivôse an II-18 ventôse an III
avec son épouse Hindel Jacob, 32 ans, et ses 3 enfants (7, 4, 2 ans)
Réintégration an IV
Déclarés émigrés an VI
GOUGENHEIM Abraham colporteur en "indiennes, mouchoirs" 37 26 frimaire an II-29 ventôse an III
avec son épouse Elisabeth Bernel et leur enfant Brendel, 3 ans
?

 

GOLIGENHEIM Jacob rabbin 83 2 nivôse an II-26 ventôse an III
avec son épouse Sara Weil
Sursis an IV.
Réintégration an IV.
Émigrés an VI.
GOUGENHEIM Samuel commerçant 47 28 frimaire an II-29 ventôse an III
avec son épouse Débora Kahn, 46 ans, et Treitel, 11 ans
Réintégration an IV. Emigrés an VI
ISAAC Joseph commerçant 35 2 nivôse an II-26 ventôse an III
avec son épouse Judel Israël, 33 ans, et Joseph, 2 ans
Réintégration an IV Déclarés émigrés an VI
JONAS Samuel fripier 28 2 nivôse an II-15 ventôse an III Réintégration an V
KAHN Elie fripier 59 2 nivôse an II-16 vente an III
avec son épouse Hindel Goetschel et leurs 2 enfants (14, 10 ans)
Réintégration an IV Déclarés émigrés an VI
LEVY Hirtzel marchand de vaches 65 29 frimaire an II-15 ventôse an III
avec son épouse
Réintégration an IV
Emigrés an VI
LEVY Jacob marchand de bestiaux 35 2 nivôse an II-22 ventôse an III Réintégration an IV
Emigré an VI

LEVY Moyse

marchand de vaches 28 2 nivôse an II-22 ventôse an III Réintégration an IV
Emigré an VI
LEVY Samuel Jacob marchand de pavots et navettes 27 2 nivôse an II-7 ventôse an III
avec son épouse Kailé Bernheim 24 ans
Réintégration an IV
E[migrés an VI
LIBERMANN Marx boucher 50 2 nivôse an II-15 ventôse an III
avec son épouse Jeanne Samuel et leurs 3 enfants
Réintégration le 20 messidor an IV
LOEBEL Borich garçon boucher 30 2 nivôse an II-15 ventôse an III Réintégration an IV
MARX Borich marchand de bestiaux 30 29 frimaire an II-28 ventôse an III Réintégration an IV
Emigré an VI

MEYER Moyse

boucher 32 2 nivôse an II-14 ventôse an III ?
MOCH Loeb fripier ?

 

30 frimaire an II-1 ventôse an III Réintégration an IV e
E migré an VI
MOCHER Lévi chantre 43 frimaire an II-11 thermidor an VI Passe devant une commission militaire an VI
MOYSE NATHAN marchand de bestiaux 38 30 frimaire an II-12 ventôse an III
avec son épouse Judel Lehmann et 4 enfants
Réintégration an IV
REINS Abraham Calmen colporteur 22 2 nivôse an II-7 thermidor an V Passe devant une commission militaire
RHEIMS Calmen David commerçant 66 2 nivôse an II-27 ventôse an III
avec son épouse Blide Israël
Réintégration an IV
RHEIMS David Calmen négociant 36 2 nivôse an II-30 pluviôse an III
A laissé sa femme et 4 enfants
Réintégration an IV

RHEIMS David Moyse

commerçant 46 2 nivôse an II-24 ventôse an III
A laissé sa femme et S enfants
Réintégration
RHEIMS Israël colporteur ? décembre 1793-2 thermidor an IX
avec son épouse et 2 enfants
?
RHEIMS Libermann négociant 28 2 nivôse an II-27 pluviôse an III A laissé sa femme Réintégration
RHEIMS Löw Calmen colporteur 30 25 frimaire an II-30 pluviôse an III
avec Gitlé Lazard son épouse
Réintégration an IV
SELIGMANN Isaïas domestique 38 2 nivôse an II-2 ventôse an III Réintégration an IV
WEIL Leyser marchand de bestiaux 49 2 nivôse an II-20 ventôse an III
A laissé sa femme et 6 enfants
Réintégration an IV
WEIL Moyse négociant 62 2 nivôse an II-1 ventôse an III A laissé sa femme Réintégration an IV

WEIL Moyse

marchand de bestiaux 41 2 nivôse an II-28 frimaire an III
A laissé sa femme et un enfant
Réintégration an V
WEYL Cain marchand de bestiaux 29 2 nivôse an II-28 frimaire an III
A laissé sa femme et ses 3 enfants
Réintégration an IV

WEYL
Feistel Moyse

fripier 30 2 nivôse an II-15 ventôse an III
avec son épouse Gaillen Simon, 24 mis, et Feil 2 ans
Réintégration an IV
Déclarés émigrés an VI
WEYL Nochem boucher 70 2 nivôse an II-27 ventôse an III
A laissé sa femme et un enfant
Réintégration an IV


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