Souvenirs de Haguenau - Grand Rabbin Edmond Schwob (suite et fin)


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Pour le Talmud-Torah de la Communauté, on avait pendant des années fait venir tel ou tel étudiant de Strasbourg afin de pouvoir répartir les élèves en un nombre adéquat de classes. Ultérieurement, j'ai préféré faire appel à mon épouse qui se chargea aussi de notre enseignement dans les écoles élémentaires, ainsi qu'à deux autres dames : l'une, Marlyse Blum, appartenait à la communauté même et l'autre, Liliane Ackermann, venait de Strasbourg. Ces trois enseignantes, chacune selon sa personnalité propre, eurent un impact des plus positifs. Une distribution de prix clôturait chaque année scolaire. En fait, il ne s'agissait pas de récompenser les meilleurs : chaque élève recevait un livre, le but étant d'inciter à la lecture d'ouvrages d'intérêt judaïque à l'occasion d'une petite fête de fin d'année qui valorisait l'enseignement du Talmud-Torah. J'ai toujours veillé à ce que le même titre n'entrât jamais deux fois dans la même famille. Nous avions par ailleurs une bibliothèque juive de prêt que j'ai progressivement constituée à l'intention des adultes aussi bien que des jeunes.

Le Rabbin Schwob et les membres de la communauté de Haguenau , 1978

Mes visites aux malades – j'ai déjà commencé à les évoquer un peu plus haut – me valurent quelques rencontres ou aventures cocasses. Une vieille demoiselle d'un village des environs se désespérait de ne pas guérir alors qu'elle était depuis si longtemps hospitalisée. Je découvris qu'elle avalait les suppositoires que lui remettait l'infirmière ! Une vieille dame avait placé deux réveils sur sa table de nuit d'hôpital ; l'un était à l'heure et l'autre marquait une heure fantaisiste. Elle m'expliqua qu'elle voulait ainsi "tuer le temps" ... comprenne qui pourra ! D'un pauvre vieux bougre des environs, lui aussi hospitalisé à Haguenau, je rapportai un jour une invasion de poux sur la peau ... mais je ne fus pas le seul frappé de cette plaie : elle s'abattit sur tout le personnel du service !

Une pieuse veuve qui n'avait pas connu le bonheur d'être mère, prenait soin de nos défuntes au nom de la Société des Dames. Un jour, elle se présenta chez moi pour m'annoncer qu'elle n'avait plus un sou pour vivre. Comme elle était propriétaire de la maison dont elle occupait le premier étage, je la lui fis vendre en viager par l'intermédiaire de Paul Blum, agent immobilier, qui réalisa l'affaire bénévolement. Les acquéreurs s'installèrent au rez-de-chaussée. Quelques jours plus tard, elle m'annonça qu'elle était malade. Il s'avéra que c'était très sérieux. Elle fut hospitalisée et ne rentra plus chez elle. Je croyais que l'affaire que j'avais fait réaliser avait été on ne peut plus mauvaise. Elle le fut effectivement, mais pour les acquéreurs : la malade vécut de longues années encore à la Maison de Retraite de l'hôpital. J'avais accepté de m'occuper de tous ses problèmes administratifs et financiers mais à une condition à laquelle elle avait acquiescé avec beaucoup de satisfaction : établir un testament au profit de "l'Orphelinat". A un moment donné, il fallut vider son appartement où des rongeurs avaient trouvé à se loger confortablement, ce qui n'était pas du goût des gens du dessous et nouveaux propriétaires. A sa mort, la Maison d'Enfants hérita d'une somme non négligeable provenant de la vente du mobilier, pour laquelle un antiquaire non juif m'aida généreusement, des économies réalisées sur la rente viagère, augmentée dès lors que le premier étage fut dégagé, et finalement complétée par la vente de bijoux.

Dès mon arrivée à Haguenau, j'ai pris en charge l'aumônerie de l'hôpital psychiatrique de Brumath-Stephansfeld où je succédais à mon grand-oncle, le grand rabbin Max Gugenheim. La découverte de cet univers me fut particulièrement éprouvante. Heureusement, Paulette Cahn avait compris qu'elle devait être à mes côtés pour ma première visite. J'entends encore aujourd'hui cette malade qui n'arrêtait pas de gémir : "Je n'ai pas d'argent, je n'ai pas d'argent !" Je me souviens aussi tout particulièrement de cette grand'mère, amoureuse de son médecin ; elle était persuadée que celui-ci allait bientôt l'épouser, ce qui ne l'empêchait pas, au moment où un visiteur allait la quitter, moi ou un autre, de le supplier sur un ton à vous fendre le cœur : "Sortez-moi d'ici, emmenez-moi avec vous !" Finalement, on la sortit de l'hôpital, mais ce fut pour la conduire au lieu de son dernier repos où je prononçai l'oraison funèbre en son honneur. Dans un souci de vérité, j'ajoute que j'ai vu plus d'un malade retrouver une place au sein de la société des gens dits normaux. La première année, par courtoisie, j'ai assisté à la fête organisée à l'approche de Noël, à l'intention des familles du personnel, avec participation de malades. N'ayant pas un intérêt particulier à écouter chanter "Il est né le divin enfant", "Petit Papa Noël" ou "Mon beau sapin", je me suis abstenu par la suite. Mais quelques jours après la fête, un commissionnaire de l'hôpital ne manquait jamais d'apporter à mon domicile un panier de friandises à l'intention de mes enfants qui n'en jouirent jamais, l'envoi n'étant pas accompagné d'une autorisation de Cacherouth délivrée par Rav Horowitz, Dayan de Strasbourg, ou par celui d'une autre ville ! Comme je l'ai mentionné, je donnais de nombreuses heures d'enseignement, éparpillées tout au long de la semaine ; au bout de maintes années, ne pouvant plus garantir une régularité suffisante à mes visites, j'ai dû renoncer à la pieuse tâche que représentait cette aumônerie.

Outre la Société des Dames, d'autres associations féminines étaient actives dans la Communauté. La Société des Abeilles, présidée par Madame Edmond Loeb, avaient pour vocation d'apporter quelques doux compléments aux enfants des Cigognes. Quant à la section locale de la WIZO, elle organisait sous la présidence de Madame Charles Lévy, de grandes manifestations au profit des œuvres de la WIZO en Israël. Pendant des années, elle convia à un bal dit de Sim'hess-Thauro, quelque temps après les fêtes de Tishri. Il était donné dans la grande et belle salle municipale de la "Douane" où il attirait un public nombreux venu de près ou de loin. Plus tard, les dames de la WIZO préparèrent et servirent, également dans ce magnifique endroit, de prestigieux repas "cous d'oie", lesquels rassemblèrent eux aussi quantité de gens de la ville et de la région. Le Maire et Madame André Traband y venaient par sympathie. Pendant la deuxième guerre mondiale, dans le Limousin, de concert avec son épouse et sa belle-famille, il avait mené une action de sauvetage qui lui avait valu d'être honoré de la Médaille des Justes. Un garçon qu'ils avaient recueilli, rejoignit après la guerre des proches aux Etats-Unis. De temps en temps, il revenait en visite auprès de ses bienfaiteurs. Comme il était devenu pratiquant, Madame Traband sollicitait alors le concours d'une voisine juive, observant nos usages, pour pouvoir servir des repas cachères à leur filleul.

Pour André Traband, les Juifs en Alsace faisaient partie du paysage traditionnel. Notre employée de maison, une non juive nettement plus âgée que nous ne l'étions alors, nous donna confirmation à son insu de l'exactitude de cette vue. Elle arriva un jour chez nous toute guillerette : elle avait assisté la veille au soir à une représentation en alsacien au Théâtre municipal.
"Enfin, nous expliqua-t-elle, on a de nouveau entendu parler l'alsacien comme autrefois !
- Quelle expression, par exemple, a-t-on employée, qu'on n'utilise plus aujourd'hui ?
- Pour une vieille maison, on a dit : œn olte boyiss !"

Frédéric North, précédent maire de Haguenau, de 1961 à 1971, avait lui aussi manifesté une attention amicale et régulière à l'égard de la Communauté. Je reçus un jour de la paroisse protestante une invitation à une représentation de la Passion. Ayant constaté la virulence du texte envers les Juifs, je le fis remarquer entre autres à M. North qui était protestant ; je lui expliquai l'impossibilité de distinguer entre les Juifs d'aujourd'hui et ceux de l'époque auxquels les évangélistes avaient attribué la responsabilité de la mort du Nazaréen et je concluais que la pièce de théâtre prévue ne pouvait que ranimer un vieil antisémitisme : il en convint et, ulcéré, il fit part de son mécontentement aux dirigeants de sa paroisse, mais sans résultat immédiat.

Réunion à la Mairie de Haguenau, 1-06-1975. De g à dr. : le colonel Lauze,
le maire André Traband, le sous-préfet Tlull, Mgr Elchinger,
Fréderic North ancien maire et conseiller général, et le rabbin Schwob

Le K.K.L. était présent à Haguenau. André Lévy en avait la responsabilité qui consistait principalement, pour ne pas dire uniquement, à faire vider régulièrement les troncs. De cette petite tâche il chargeait l'un ou l'autre des jeunes dont deux s'entendirent un jour répondre à l'interphone : "Je ne suis pas là !" Il faut cependant noter que la communauté disposait d'une importante et active Société de Bienfaisance. Présidée par le rabbin, elle apportait un soutien substantiel à des familles ou à des personnes âgées ou en difficulté, sur place et dans les environs. Accessoirement, elle accordait une aide aux mendiants de passage, relativement nombreux encore dans les années qui suivirent le grand cataclysme. Ils se présentaient au domicile du rabbin qui était chargé de leur remettre une somme convenue.

Parmi ceux qui défilèrent chez nous, il y avait celui qui boîtait toujours en arrivant et marchait allègrement en partant, celui dont on savait qu'il serait suivi dans les dix minutes par son copain, celui qui se disait professeur d'université sur le point d'éditer une importante communication et au départ duquel il fallait ouvrir toutes les fenêtres, celui qu'accompagnait son prétendu fils lequel se présenta un jour tout seul et révéla ce qu'il avait été réellement pour son défunt prétendu père, celui qui alla cuver son vin en haut des escaliers, près des mansardes, ce qui fit dire à la digne voisine non juive du rabbin que l'immeuble avait cessé d'être une maison bourgeoise ! Il y eut même celui qui, probablement mécontent de la somme reçue, laissa une grosse carte de visite, mais lui, au bas des escaliers ! Le matin d'une veille de Pessa'h, nous eûmes droit à celui qui, vêtu comme un 'hassid et ramené de la Schuhl, fit l'offensé parce que nous ne lui avions pas servi suffisamment de pain et de beurre : vérification faite, il s'avéra que c'était un Allemand bien goy et presque parfait filou qui avait trouvé chez les Juifs un filon bien exploitable !

Il n'a d'ailleurs pas été le premier qui tenta de me berner. De mon temps, il y avait encore un établissement pénitentiaire en pleine ville de Haguenau. Plus précisément, c'était une maison centrale comprenant une section pour psychopathes. Peu après mon arrivée, un commerçant juif qui faisait partie des fournisseurs de la prison, me signala qu'il y avait là-bas un détenu juif et que je ferais bien de m'en occuper. Je demandai donc au grand rabbin Abraham Deutsch de faire le nécessaire pour me permettre d'entrer dans la prison et quand il m'eut obtenu une carte d'aumônier bénévole de l'établissement haguenovien, je m'y rendis. J'étais encore novice en la matière et il me fallut plusieurs visites pour me rendre compte que l'individu avait compris qu'en se faisant passer pour juif, il bénéficierait de paquets alimentaires spéciaux au moment de Pessa'h et à l'approche de Yom-Kippour. Quand je lui dis l'avoir démasqué, son regard transperça le sol, mais pas assez pour que mon tricheur, pût faire la belle.

Un jour, le directeur de la prison m'ayant appelé à la demande d'un Israélien qui souhaitait voir le rabbin, je répondis sans retard à cet appel. En fait, il s'agissait d'un Israélien arabe et chrétien qui lui ne chercha aucunement à me tromper quant à son identité. Il voulait simplement recevoir des journaux en hébreu et il avait pensé que le rabbin serait le mieux placé pour lui en procurer. Je le mis en relation avec le consulat israélien le plus proche, à l'époque celui de Paris, qui fit le nécessaire en sa faveur. Je continuai néanmoins à lui rendre visite de temps en temps. Originaire de Jérusalem, il avait entrepris des études de médecine dans une université française. Etudiant en médecine, il avait épousé une fille de l'Hexagone et, après un certain temps, l'avait assassinée. Mais quelle avait été son occupation quand qu'il habitait encore la Ville sainte? Vous ne le devinerez jamais. Donnez donc votre langue au chat : il avait été Shabbess-goy à l'hôpital Sha'arey-Tsédék!

Il faut reconnaître que parmi tous les gens qui frappèrent à notre porte pour obtenir une aide financière, il y n'avait pas que des professionnels de la mendicité mais aussi de vrais pauvres, gênés d'avoir à solliciter ou qui le faisaient avec beaucoup de dignité, tel celui qui venait proposer des cravates dont j'ai fini par savoir qui, dans le grand Est, les lui fournissait généreusement. Un jour, ce fut un Arabe musulman qui débarqua chez nous. Il habitait dans un quartier quelque peu extérieur de la ville. Accidenté du travail, il n'avait pas encore reçu les indemnités auxquelles il avait droit. De toute évidence, il avait faim. Non sans lui faire remarquer que chez nous il pourrait manger sans enfreindre sa religion puisque tout y était cachère, nous avons commencé par le sustenter. C'est alors qu'il nous raconta que, dans sa ville d'origine, au Maroc, c'était lui le Tarekha, le garçon qui le Shabath apportait à chaque famille juive sa Dfina laquelle avait mijoté dans le four du boulanger depuis la veille. Il s'en alla avec la somme que j'étais habilité à remettre. Nous ne l'avons plus revu.

Certains parmi les commerçants juifs n'aimaient pas discuter dans leur magasin avec de pugnaces délégués de yeshivoth. Ils avaient donc décidé de remettre régulièrement au rabbin une certaine somme, à charge pour lui d'en faire bénéficier les multiples demandeurs. D'après le nombre de quêteurs qui effectivement s'adressèrent à nous, il semble qu'entre Zurich et Anvers, un crochet depuis Strasbourg jusqu'au domicile du rabbin de Haguenau n'était pas à négliger.

Dans un tout autre but, de Strasbourg ou plus exactement de la Meinau, le Rabbin Elbaz venait une fois par semaine pour assurer la surveillance de la distribution de viande cachère à la boucherie Robert Bloch. Les marchands juifs de viande en gros et plus particulièrement le Strasbourgeois Marcel Muller, tenaient à ce que leurs bêtes soient abattues par un schau'heth, bien qu'évidemment la quasi-totalité de la viande était destinée aux non juifs. C'est la raison pour laquelle il y avait un sho'heth à demeure, Jacques Rothschild, déjà mentionné. Les Juifs de Haguenau en profitaient en ce sens que le sho'heth pouvait examiner l'une ou l'autre des bêtes qu'il avait geschecht afin de vérifier qu'elles n'étaient pas treife et, une vente hebdomadaire de viande cachère était donc possible.

Après le Rabbin Elbaz, ce fut M. Jules Nathan qui vint de Strasbourg pour assurer la surveillance de la boucherie. Vu l'importance du besoin de she'hita aux abattoirs de Haguenau, il avait accepté de reprendre une activité qu'il avait exercée ailleurs mais qu'il avait délaissée depuis quelques années ; il avait bien voulu assumer aussi la tâche de surveiller la boucherie, chaque semaine pendant les deux heures habituelles. Initialement, les abattoirs se trouvaient en plein centre ville. Dans la foulée d'une modernisation au niveau national, ils furent transférés en des lieux plus adéquats et desservirent une région plus vaste. Conformément à la nouvelle législation qui avait nécessité la construction de nouveaux abattoirs, y fut installé un casting-pen, appareil destiné à renverser les grosses bêtes avant abattage rituel : on fait entrer l'animal dans un conteneur dont on serre ensuite les parois avant de le faire pivoter de telle sorte que la bête se trouve sans difficultés placée sur le dos. Jacques Rothschild m'alerta, car la tête de l'animal pendait dans le vide, ne reposant sur rien, ce qui n'est pas correct pour la she'hita. En concertation avec lui et le directeur des abattoirs, je fis donc ajouter à l'appareil une plaque servant de "repose-tête".

Plusieurs fois dans l'année, la ville de Haguenau connaissait une intense activité. Vers la fin de l'été, il y avait la Fête du Houblon. De nombreux groupes folkloriques, invités de diverses régions françaises ou de l'étranger, défilaient et se produisaient tout au long d'un circuit à travers le centre ville. En soirée, des représentations étaient données. Des groupes israéliens participèrent fréquemment à cette fête populaire pour la plus grande fierté de la Communauté qui leur réservait un accueil particulier et chaleureux.

Deux fois par an, se tenait un grand marché. La Grand'rue et quelques autres artères principales étaient alors occupées par des forains. Si pour fixer la date de ces marchés, l'administration municipale s'en était tenue uniquement aux jours qui étaient ceux des saints du calendrier chrétien dont ils portaient les noms, il y aurait eu parfois coïncidence avec l'une de nos fêtes. Pour l'éviter, on me consultait donc régulièrement. Une année, après que j'eus communiqué les dates civiles de tous nos yomim tauvim, on me demanda si les magasins juifs seraient vraiment fermés à Soukoth. On savait bien à la mairie que sur place, les commerçants juifs qui tenaient à nos fêtes, s'abstenaient d'ouvrir leur boutique uniquement en l'honneur de Rosh-haShana et de Yom-Kippour. Le seul magasin qui resterait fermé pour Soukoth, serait cette année-là celui de Simon Sichel ; de notoriété publique, il l'était d'ailleurs chaque semaine dès l'entrée du Shabath. Plus tard, il y eut aussi celui de Paul Blum. Je ne pus que répondre en toute honnêteté. Le marché eut donc lieu à Soukoth et, allant à la Schuhl puis en revenant, je passais avec mon loulav entre des stands dont certains étaient à coup sûr tenus par des coreligionnaires. Si j'avais eu le flair d'un des 'hassidey 'Habad et son esprit, j'aurais fait profiter de mes "arba'ath-haminim" quelques-uns au moins d'entre eux. Après de longues années, je me demande encore pourquoi je n'ai pas su à l'époque faire acquérir le mérite d'une mitsva à ces forains transgresseurs du yom-tov .

Voyage à Wissembourg avec les jeunes de Haguenau, 1978

Il y avait plusieurs casernes à Haguenau et, en ces temps-là où le service militaire obligatoire n'avait pas encore été aboli, des soldats juifs s'y trouvaient parfois, certains soucieux de manger cachère, voire de respecter le Shabath. Nous en avons accueilli un certain nombre. Bien que n'étant pas aumônier, j'étais en contact avec les autorités militaires. Quand le rabbin Abraham Hazan monta en Israël et avant qu'il ne fût remplacé à l'aumônerie par le rabbin Claude Gensburger, l'intérim en a été assuré par le grand rabbin Max Warschawski qui, en raison de ses multiples occupations et responsabilités, me demanda de m'occuper à sa place de nos soldats qui se trouveraient à Haguenau. Je me souviens tout particulièrement de Meir. Il avait été transféré d'une garnison à l'autre un jour de Shabath mais comme il avait refusé de monter dans le véhicule, ses camarades l'y avaient hissé en le prenant par les bras et les jambes. J'obtins sans difficulté, comme pour d'autres, qu'il pût sortir chaque vendredi soir et chaque samedi. Il quittait la caserne en élégant complet, cravaté et coiffé d'un petit chapeau, sous le regard médusé du planton. Le plus souvent, il prenait chez nous les repas du Shabath ; parfois il était invité dans une autre famille. Il chantait admirablement bien ; aussi, avant qu'il ne fût démobilisé, je le fis venir en semaine pour l'enregistrer sur une bande magnétique qu'aujourd'hui encore il me plaît d'écouter. Au début, tant que sa mère n'avait pas encore bien compris qu'il partageait régulièrement notre table ou celle d'autres coreligionnaires, il nous apportait les 'haloth qu'elle lui avait envoyées. Elles étaient si bonnes que mon épouse en demanda la recette ; mais voilà : la brave maman n'avait pas appris à écrire dans sa bourgade natale en Algérie et ce fut donc Meir qui mit par écrit le savoir-faire maternel selon les explications qui lui furent données. Il y eut tout de même un Shabath où il fut privé de la liberté évocatrice de notre sortie d'Egypte : il avait dormi du sommeil des justes pendant une garde ; je ne pouvais décemment pas me ridiculiser auprès de ses supérieurs en intervenant en sa faveur et, le vendredi, je ne pus qu'aller lui souhaiter un Shabath pas trop mauvais entre les murs où il était écroué !

Je me souviens, tout spécialement aussi, de cet autre troufion qui, sous le regard terrifié des convives rassemblés autour de notre table, découpa sa truite comme un bifteck et l'avala toutes arrêtes comprises. Nos enfants avaient bien essayé de lui expliquer comment on s'y prend pour la déguster sans se mettre en danger, mais ils n'eurent pas plus de succès que la fois où ils tentèrent de lui inculquer l'art de savourer des asperges sans s'étouffer. J'avais obtenu que, même en semaine, les soldats qui mangeaient cachère pourraient prendre leurs repas aux Cigognes. Pendant la fermeture de l'établissement durant les grandes vacances, mon épouse et moi avons fait venir ledit soldat chaque jour chez nous. Nous nous étions cependant résolus à le servir avant que nous-mêmes prenions notre repas ; quand il avait englouti un premier plat, il appelait en déclamant "J'ai fini" sur trois notes qui font désormais partie de la mémoire familiale. Il se trouvait encore sous les drapeaux quand nous avons quitté Haguenau pour Nancy. Le camion de notre déménagement venait de partir et je tournais la clef de contact de ma voiture quand nous avons aperçu notre soldat arriver en courant : il venait nous offrir un cadeau de la part de ses parents, manifestement touchés de ce que nous avions pris soin de leur garçon ; c'était une garniture de lit et une nappe qui, plus tard, compléta le trousseau d'une modeste fiancée.

Raconter le Haguenau que j'ai connu serait incomplet si je ne rappelais pas quelques-unes de ses figures marquantes, non encore évoquées, mais ce faisant, il est à craindre que je n'en omette. Par avance, je demande donc que l'on juge avec indulgence une mémoire peut-être défaillante quant à un vécu d'il y a vingt-huit à quarante-quatre ans.

L'imprimeur Henry Lévy devint centenaire. A quelques jours près, il aurait atteint l'âge de cent-un ans. Trois fois veuf, il ne s'était jamais laissé aller. Bien au contraire, optimiste et combatif, il savait construire et progresser. A Sim'hess-Thauro, c'est lui qui entonnait d'une voix émouvante et puissante le Ato horeisso loda'ass qui précède la sortie de la Torah. Dans sa jeunesse, il avait été 'hazen mais n'avait pas supporté longtemps l'attitude hautaine des notables et dirigeants de nos communautés. Sans doute était-ce encore l'époque où l'on disait d'un garçon jugé peu apte au commerce qu'il pourrait toujours faire le 'hazen. Henry Lévy, par dignité, avait donc changé de voie (avec un e) et, donnant libre cours à son dynamisme, son esprit d'entreprise et sa jeune ambition, il s'était fait imprimeur. Il racontait qu'à l'époque où il était encore 'hazen et aussi shau'heth, il avait eu à procéder à la sche'hite d'un chevreau premier-né qu'on avait ensuite enterré, enveloppé dans un drap. Ordinairement, nos marchands de bestiaux veillaient à ne pas détenir une génisse, une brebis ou une chèvre sur le point de mettre bas, pour éviter d'avoir un bekhaur, un premier-né mâle dont on ne pourrait rien faire. Joseph Bloch m'a expliqué que nos rabbins donnaient facilement une kabbole, une autorisation de sche'hite, aux 'hazonim de nos campagnes, car en des temps où n'existaient pas encore nos possibilités de conservation et de transport de la viande, il fallait absolument maintenir le principe de la she'hita et celui de l'examen des bêtes abattues, la bedika, pour que n'arrive pas, par exemple, ce dont moi-même avais été le témoin dans le Sundgau où une vieille demoiselle achetait sa viande à la boucherie du village et ensuite "la faisait kauscher" en la trempant, la salant et la rinçant !

Oscar Lemmel, originaire de la Struth, avait lui débuté dans la vie professionnelle comme instituteur avant de rejoindre son frère Simon qui tenait un commerce de confection à Haguenau. Simon Lemmel s'est dévoué, après la deuxième guerre mondiale, pour la remise en état du cimetière séculaire que les combats pour la Libération avaient mis à mal. Il en a ensuite photographié toutes les pierres anciennes. Oscar Lemmel s'exprimait avec sagesse et humour. Cruellement éprouvé par la perte accidentelle d'une de ses filles puis par le décès de son gendre, le Docteur Frank, il disait, lui qui avait été sous les drapeaux durant la première guerre mondiale : "Nous sommes tous comme des soldats en service commandé !" Dans le même registre il demandait : "Savez-vous pourquoi nous avons des dents ?" et il répondait lui-même immédiatement : "Pour les serrer !" Un jour de fête, deux messieurs n'arrêtaient pas de bavarder derrière lui à la Schuhl. Se tournant, il s'adressa ainsi à eux : "Messieurs, si le 'hazen vous dérange, on peut lui demander de se taire !" Je dois à Oscar Lemmel certaines explications intéressantes. Nos tephiline, en Alsace, étaient jadis de toute petite taille. Il m'en fit remarquer l'avantage : les marchands, au cours de leurs déplacements, et d'autres gens aussi, les gardaient en permanence dans leur poche pour ne jamais risquer de ne pas les avoir. Malheureusement, à la Schuhl de Haguenau, tous ne mettaient plus des tephiline ! Certains se contentaient d'un talless, parfois en écharpe autour du cou. Nous en avions même un qui ne se parait que des tephiline de la tête !

Intérieur de la synagogue actuelle de Haguenau

Oscar Lemmel avait pris l'initiative de tenir un état civil de la Communauté. Il établissait une fiche pour chaque famille et y inscrivait les noms, les dates et lieux de naissance, les évènements et liens familiaux. Ce fut pour moi une précieuse source de renseignements. Après le décès de son gendre qui présidait la "'Hévrah Am Segouloh", Oscar Lemmel prit la relève. Il eut à cœur de noter les règles et coutumes de la tahara, craignant qu'après lui les gens de la communauté qui faisait partie de la confrérie, ne sachent plus suffisamment bien comment s'y prendre pour les toilettes mortuaires. J'ai tenu à donner à son travail une diffusion qui dépasserait le cadre local. J'ai donc coopéré à la rédaction de son texte et j'y ai introduit plusieurs éléments complémentaires, puisés dans un opuscule édité à Strasbourg en 1948 par les "Amis de la tradition juive" sous le titre de "Instructions pour la cérémonie de la purification". Elie Weil qui l'avait rédigé avec le concours du grand rabbin Joseph Bloch, m'en avait donné l'autorisation. Au nôtre, qui fut édité en 1972 par la 'Hévrah Am Segouloh, nous avons donné le nom de "Instructions relatives à la purification des morts". C'est aussi Oscar Lemmel qui m'expliqua pourquoi dans une maison de deuil le tronc de bienfaisance n'est jamais cadenassé : la famille éprouvée pouvait être en difficulté financière et il était donc admis qu'elle pourrait puiser dans ce tronc qu'on ne déposait jamais vide et dans lequel les gens venus pour consoler ajoutaient leur obole.

Et puis, à Haguenau, nous avions Fritz. Handicapé, son parler était rudimentaire et ses manières plutôt frustes. Il n'était pas devenu bar-mitsva, mais, si nécessaire, on le comptait néanmoins dans le minyann, faute de quoi il en aurait été vraisemblablement offusqué. On m'a rapporté qu'à Limoges, il avait été arrêté en tant que Juif. Conduit au commissariat, il y avait trouvé le rabbin et futur grand rabbin Abraham Deutsch dans la même situation. "Comme je suis content, M. le Rabbin, lui fit-il, que tu sois aussi là !" Soyons surtout contents que l'un et l'autre aient été relâchés.

La façade de la Synagogue de Haguenau se dresse toujours sur l'étroite Rue du Grand Rabbin Joseph Bloch, anciennement Rue des Juifs. Son fronton invite toujours à en franchir le seuil selon l'antique formule par laquelle les prêtres de Jérusalem appelaient les pèlerins à pénétrer dans le Temple : "Voici la porte qui mène vers l'Eternel : que la franchissent les gens de bien !" Elle est toujours enserrée, la Synagogue de Haguenau, entre le passage d'à peu près un mètre de large qui porte pompeusement le nom de Rue de la Synagogue, et le nouveau bâtiment communautaire dont j'ai prédit trop tôt la prochaine inutilité, ce qui ne me valut pas la sympathie de ses initiateurs, partisans et réalisateurs. De la Synagogue de Haguenau la façade arrière s'élève toujours silencieuse au-dessus de l'étroite Rue du Sel et, sauf occasion exceptionnelle, le silence s'est fait dans la Synagogue elle-même. Plus de prières, plus de discours ; plus de chants, plus de bavardage ! Où êtes-vous, Juifs de Haguenau, qui avez échappé à la déportation et avez courageusement et merveilleusement reconstruit votre Communauté au lendemain de la grande catastrophe, où sont vos descendants ? Où êtes-vous, Juifs des environs qui par piété avez rejoint la grande communauté voisine quand la vôtre se fut vidée, où sont vos descendants ? Les uns se sont perdus dans la nature. D'autres participent à la vie de communautés aujourd'hui florissantes.

Mais voilà : un nombre impressionnant de ceux qui revinrent en 1945 épanouissent maintenant leur âme juive sur la Terre d'Israël, sinon eux personnellement, bien évidemment, du moins par leur postérité jusqu'à la quatrième et la cinquième génération. En tout premier lieu, s'y trouve la descendance du grand rabbin Joseph Bloch. Les directeurs successifs des Cigognes, Nathan et Hélène Samuel, Jack et Alegria Lévy, Joseph et Eva Luisada ont réalisé leur aliya et une forte proportion des enfants qui grandirent dans la Maison sont venus s'enraciner sur le sol ancestral. Tous ont participé ou participent, par leur activité ou leur simple présence dans le Pays de nos rêves et de notre avenir, à la plus grande construction juive de ce temps, peut-être la plus grande de tous les temps. Avec eux, j'en témoigne :
Haguenau, nous t'avons aimée !
Jérusalem, nous ne t'avons pas oubliée !


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