Souvenirs de Haguenau - Grand Rabbin Edmond Schwob (suite)


Pour lire la traduction des mots colorés dans le texte, posez le pointeur de la souris sur le mot, sans cliquer :
la traduction apparaîtra dans une bulle. Les mots colorés et soulignés sont de vrais liens
Quand j'ai quitté Nancy, ma soutane, ma toque et même mon rabat blanc étaient encore en assez bon état ; je les ai vendus à un collectionneur non juif d'uniformes et autres toges, au profit de la petite synagogue que Daniel Osiris fit construire jadis à Bruyères dans les Vosges et qu'une association créée ad-hoc a réhabilitée et transformée en musée. L'acquéreur, domicilié dans le département, était lui-même de ceux qui s'occupaient de préserver et de faire valoir ce bel édifice appartenant au patrimoine local et régional. A noter qu'à Haguenau, on veillait à ce que, le Shabath qui précède Tish'a-beAv, Shabath 'Hazone, ni le rabbin ni l'officiant ne se parent du rabat : c'était le schwarz Schavess. A Tish'a-beAv, un misérable petit rideau noir remplaçait devant l'Arone-haKodésh le beau rideau bordeaux de toute l'année. Celui des trois fêtes était vert et si, comme partout, celui des Yamim noraïm était blanc, à Haguenau, non seulement l'Almèmer revêtait lui aussi la couleur symbolique de la pureté, mais les pupitres de tous les fidèles en étaient garnis.

Maintes dames se présentaient à la Schuhl de Haguenau, en hiver du moins, dans une tenue qu'elles considéraient sans doute comme règlementaire : le manteau d'astrakan qu'elles n'ôtaient pas, malgré le chauffage. Une fillette demanda un jour : "Maman, pourquoi les dames ont-elles toutes le même manteau ?" Il arriva que la porteuse d'un manteau de lainage qui avait déposé celui-ci et tentait de se concentrer dans sa prière, demandât à deux bavardes porteuses d'astrakan de chuchoter un peu moins fort. On lui rétorqua : "Si vous faisiez vraiment attention à ce que vous dites, vous ne nous entendriez pas !"

Durant les années où tout fonctionnait encore relativement bien, l'office du soir, Min'he-Maarev ou selon la saison, Maarev seulement, avait lieu à heure fixe pour permettre aux gens de s'y associer après leur travail, à 18 h 45 en hiver et, en été, à 20 h seulement. Chaque vendredi, les horaires des offices du Shabath et de ceux qui étaient prévus pour la semaine à venir, paraissaient dans la rubrique "Chronique religieuse" de la page haguenovienne des Dernières Nouvelles d'Alsace. Durant la période qui va de Pessa'h à Shavou'oth, tant que l'on ne nous avait pas encore compliqué la vie juive par une heure d'été différente de celle de l'hiver, on se réunissait pour Aumerschuhl quelque peu avant la nuit afin de "supputer", c'est-à-dire de compter l'Omer après la pleine tombée de la nuit. Je profitais des instants d'attente entre les deux prières pour quelques enseignements de Torah. Celle-ci n'est-elle pas une eau vivifiante pour l'âme de chacun d'entre nous ? Mais parmi nos fidèles, il y en avait deux qui se laissaient facilement tenter par un tout autre genre d'eau de vie : un petit schnaps, un bon kirsch, ça fait du bien par où ça passe ! Un soir où ni l'un ni l'autre n'était probablement à jeun, ils se sont disputés à la Schuhl au point d'en venir aux mains. Avec un authentique sens de mon devoir de guide spirituel, j'ai moi-même séparé mes deux adeptes du meilleur des spiritueux !

Si Meyer Jaïs, en son temps, avait eu à intervenir obligatoirement en la synagogue chaque semaine, à moi on avait demandé d'emblée de n'y prendre la parole qu'à l'entrée des fêtes ou dans des occasions particulières telles qu'une Barmétsve. Le Yom-Kippour, cependant, je devais prononcer une seconde allocution au cours de l'émouvante cérémonie du souvenir, le Yiskaur, juste avant Nile. Il faut noter qu'à Haguenau, conformément à l'usage achkenaz ancien, on ne rappelait pas les défunts lors des trois fêtes, à Pessa'h, Shovou'aus et Shemini-Atséress. Dans le même ordre d'idées, on peut signaler aussi qu'on n'y disait pas le Psaume 27LeDovid, Haschem aury veyich'y (De David. Le Seigneur est ma lumière et mon salut) – depuis le début d'Eloul jusqu'à Haucha'no-rabbo et qu'au lieu du Psaume 83 – Shir mizmaur leOssoph (Cantique. Psaume d'Assaph) – qu'on lit ailleurs après l'office du matin, les jours où il y a Tha'hanoun, à Haguenau on récitait le 86 – Thephillo leDovid, hattei Hashem oznékho (Prième de David. Incline l'oreille ô Eternel). En fait, les psaumes du jour et les psaumes supplémentaires avaient leur place dès avant Boroukh-shéomar et c'est aussi à ce moment-là qu'aux trois fêtes, on lisait silencieusement l'une des Meguiless : Shir-hashirim, Rouss ou Kauhéless.

Un usage avait existé de se réunir le Shabath matin, à l'issue de l'office du matin, pour une courte étude de Torah dans les maisons de deuil, durant les schlauschim, les trente jours à partir de l'inhumation. Joseph Bloch avait remarqué que les gens s'y faisaient de moins en moins nombreux et décidé que le rabbin interviendrait donc en la synagogue même, immédiatement après l'office. Le schamess, en l'occurrence Simon Lévy, qui le Shabath portait régulièrement son bicorne mais ne "s'armait" de son grand bâton au pommeau d'argent que dans les grandes occasions, le Schamess donc annonçait solennellement avant Mousseph : "Après l'office, lernen pour le deuil !" Je m'aperçus au bout de quelques années que certaines personnes quittaient la synagogue avant ce lernen, ce qui n'était ni particulièrement réconfortant pour les endeuillés ni très respectueux pour la Torah : je décidai donc d'avancer ce fameux lernen avant Oleinou, la prière finale, subtile stratégie pour faire passer autant que possible quelque message de Torah à des fidèles qui, comme la plupart des pieux Juifs d'Alsace, étaient alors surtout des Juifs de Schuhl. Quand ils faisaient l'éloge de quelqu'un en disant que celui-ci savait tout, ils voulaient dire qu'on avait là un homme sachant exactement ce qu'on dit et ce qu'on ne dit pas pendant l'office, en toutes les circonstances.

Réunion à l'occasion du 90ème anniversaire du grand rabbin Bloch - de g. à dr. : le grand rabbin Abraham Deutsch ; le grand rabbin Bloch ; le rabbin Claude Gensburger
Nos Juifs d'Alsace n'ignoraient certes pas que l'étude de la Guemore ou d'autres gros ouvrages savants, ça existait. Dans leur esprit cependant, il s'agissait là d'une occupation réservée aux rabbins. A Haguenau, on vénérait le grand rabbin Joseph Bloch, on savait qu'il détenait un immense savoir ; on appréciait sa profonde compréhension des choses humaines, son inépuisable sagesse, son autorité toute paternelle, son affectueuse pondération. En tout temps, il recevait de nombreux visiteurs. Les gens de la communauté se faisaient plus particulièrement un devoir de lui souhaiter la bonne année à Rausch-haSchono, après quoi nombreux étaient ceux qui montaient également chez nous, deux maisons plus loin : un défilé ininterrompu. Des rabbins venaient consulter celui qui était un maître à la fois érudit, clairvoyant et expérimenté. Parmi les gens qu'on rencontrait chez lui, il y avait aussi tel ou tel enfant qu'il aidait en toute modestie dans l'apprentissage de la lecture hébraïque ou quelque adolescent dont il cherchait à éveiller la curiosité à la beauté et à la richesse d'une de nos sources, décortiquant avec lui un texte sacré pour en dégager la quintessence.

Cela ne l'empêchait pas de consacrer beaucoup de temps et d'énergie à ses publications. En 1968, il fit encore éditer un Historique de la Communauté juive de Haguenau. Son Calendrier israélite hebdomadaire à effeuiller lui tenait particulièrement à cœur. Un an après mon arrivée, il me demanda d'en assurer la continuation. Il était alors âgé de 91 ans. Bien que je n'y ayant pas songé antérieurement, je compris sur le champ que tel était mon devoir et j'acceptai sans hésiter. J'ai préparé sous son contrôle le canevas du calendrier 5728, paru en 1967. Pour le suivant, celui de 5729, paru en 1968, j'avais pensé me limiter à la recherche de quelques-unes des citations qui l'agrémenteraient, afin de ne pas priver le Grand Rabbin d'une de ses activités qui le maintenaient ; mais avant que ce calendrier ne fût imprimé, Joseph Bloch tomba malade : pour la première fois, il m'incomba de corriger des épreuves. Depuis, j'ai pris la relève comme je m'y étais engagé, mais en veillant à donner au calendrier le nom de son fondateur Calendrier Joseph Bloch.

Le grand rabbin Bloch nous a quittés en 1970. Il avait publié quarante fois son calendrier à partir de 1924, encore que celui qui devait sortir en 1940 ne vît pas le jour alors qu'il avait déjà été imprimé par les soins de l'Imprimerie Deppen, à Erstein ; Joseph Bloch, à son retour en Alsace, voulut payer le travail accompli mais il essuya un digne refus qu'il n'oublia jamais. Au moment où j'écris ces lignes, le quarantième calendrier dont j'ai assuré la parution a été diffusé depuis des mois. Comme le faisait Joseph Bloch d'année en année, en plus des dépôts légaux, j'ai régulièrement déposé à la Bibliothèque municipale de Haguenau, voisine du Musée historique, un exemplaire du Calendrier, spécialement relié pour elle ; j'ai continué à le faire même après mon départ de la ville. A noter que le Musée historique de Haguenau possède une série de sceaux hébraïques. J'ai eu à les décrypter. Ultérieurement, à Nancy, en 1991, j'ai participé à la rédaction d'un guide expliquant au visiteur de la salle judaïque du Musée Lorrain les grands principes et les caractéristiques du culte juif afin que chacun comprenne un tant soit peu la raison d'être des objets exposés.


Dévoilement de la plaque de la rue du Grand Rabbin Joseph Bloch, 11 novembre 1973. A la tribune le maire André Traband et à dr. le rabbin Schwob, Gaston Corbeau, en arrière Oscar Kugler


A la tribune le rabbin Schwob, à dr. le maire André Traband et Gaston Corbeau,

La Schuhl de Haguenau était grande, belle et bien soignée. Au fil des ans, elle avait cependant et tout naturellement perdu la fraîcheur qu'on lui avait redonnée dans l'immédiat après-guerre : elle avait besoin d'être repeinte intérieurement. Ce fut réalisé grâce à un legs. Une dame qui avait survécu à une grave maladie mais était restée irréversiblement impotente, se trouvait alitée à la Maison de retraite dépendant de l'Hôpital civil. Oscar Kugler et moi-même allions souvent la voir ; nous nous occupions de ses affaires, car elle était sans enfants. Oscar Kugler ne se contentait pas de sa tâche de ministre officiant. Il assurait le secrétariat de la Communauté et participait à l'enseignement au Talmud-Torah, en plus de la préparation des futurs Bnei-Mitsva. Il exerçait la she'hita des volailles pour les Etablissements Corbeau où travaillait également le sho'heth Jacques Rothschild, et où le Grand Rabbinat de Strasbourg et du Bas-Rhin déléguait ses propres sho'hatim ; parfois, on faisait aussi appel à lui pour la she'hita des grosses bêtes aux abattoirs de la ville.

Il visitait les malades comme je le fis parallèlement d'abord, puis seul quand ses forces diminuèrent. Nous avons réglé plus d'un problème social, généralement en coopération avec Paulette Cahn, l'infatigable et dévouée assistante sociale déléguée à travers le département par l'A.S.J., l'Assistance sociale juive de Strasbourg. Il se chargeait aussi de l'organisation des inhumations, laissant au rabbin le soin de prononcer l'oraison funèbre, de dire les prières au cimetière puis des paroles d'étude et de réconfort dans les foyers éplorés. Lors d'une de mes visites à ladite dame, j'en vins à lui suggérer de léguer par testament ses biens au Consistoire Israélite du Bas-Rhin, ce qu'elle fit. Comme elle n'était pas de Haguenau mais de ce qui restait d'une petite communauté voisine, je n'avais pas osé lui demander de préciser que son legs était destiné à celle de Haguenau. Quand vint son heure, je me rendis auprès de Charles Ehrlich, Président du Consistoire. Marchand de houblons, il avait ses bureaux dans l'immeuble qui jouxtait celui où j'habitais. Je lui demandai de se souvenir de la Communauté de Haguenau quand la succession serait réglée et, en effet, une partie des fonds reçus servit à en repeindre la synagogue.

Lorsqu'après les travaux nous y sommes retournés pour Rausch-haSchono, j'exprimai dans mon allocution l'admiration collective mais regrettai que l'essentiel nous manquât : nous n'avions plus de Seipher-Thauro en bon état. Les nombreux Siphrey-Thauro que nous promenions lors des Hakophaus, à Haucha'no-rabbo et à Sim'hess-Thauro, étaient quasiment tous hors d'usage. Vu leur ancienneté, même ceux dans lesquels nous lisions étaient pitoyables. Plus d'une fois, je dus ajouter un peu d'encre par ci ou par là. Il n'y avait d'ailleurs pas qu'un problème de vétusté. Pendant une période où Oscar Kugler ne fut pas en mesure d'assurer son service pour raison de santé et avant que la Communauté n'ait un nouveau 'hazan, il avait été convenu que Jack Lévy, Directeur de la Maison d'Enfants "Les Cigognes" et moi-même lirions le Shabath matin à tour de rôle. En bon Marocain d'origine qu'il était, Jack Lévy découvrit dans un rouleau écrit cent ans plus tôt en Alsace, une faute typiquement de chez nous : je regrette de n'avoir pas noté l'endroit et la nature de cette coquille qui lui sauta aux yeux, mais je crois me souvenir qu'il s'agissait de la lettre "Zayine" que le sopher avait tout bonnement remplacée par un "Samekh" ! Une autre fois, ce fut Jacky Dreyfus, le futur grand rabbin de Colmar et du Haut-Rhin, qui détecta en tant que 'Hathann-Torah une perle du même genre dans un sépher tout aussi vénérable.

Dans mon discours dudit soir de Rausch-haSchono, je lançai donc un appel pour l'achat d'un Seipher-Thauro neuf. Quelques jours plus tard – ô merveille – les administrateurs avaient recueilli une somme qui s'avéra supérieure à celle qui fut nécessaire. Le président de la communauté était à l'époque Gaston Corbeau qui avait succédé à Joseph Strauss ; quand il se retira quelques années plus tard, il fut remplacé par Serge Weill. A noter que la commission administrative de la communauté se réunissait sans participation du rabbin. A ce sujet, Joseph Bloch me confia qu'il avait été gêné par cet état de fait, d'autant qu'avant la guerre, à Barr, il assistait aux séances de la commission : on l'avait chargé du secrétariat de la communauté et, plus particulièrement, de la rédaction du compte rendu des réunions. Dans cet ordre d'idées, je me souviens quant à moi de ce qui m'est arrivé alors que j'étais rabbin de Saint-Louis : durant l'hiver, les offices avaient lieu dans la grande salle de la nouvelle maison communautaire, sise à quelque cent mètres de la Schuhl et c'est par le pasteur que j'appris qu'on était en train de repeindre l'intérieur de celle-ci ! Puisqu'en passant, nous avons évoqué le domaine administratif, il ne faudrait pas manquer de rappeler que la communauté de Haguenau, la plus importante alors du département en dehors de Strasbourg, était encore traditionnellement représentée au Consistoire Israélite du Bas-Rhin où, de mon temps, siégèrent successivement Léon Bloch et André Lévy.

Mais revenons à l'acquisition du nouveau sépher. Je me rendis en Israël où avec l'aide d'un parent particulièrement compétent, j'en commandai un qui fut réglé au fur et à mesure de l'avancement de son écriture. L'introduction de ce nouveau sépher en la Synagogue fut une cérémonie non seulement grandiose et somptueuse mais aussi et surtout empreinte d'émotion : pensez donc, personne dans la communauté n'avait jamais assisté à un tel évènement. Un journaliste m'interviewa peu avant mon départ de Haguenau pour Nancy en 1981 ; au cours de l'entretien, il me demanda quel était mon plus beau souvenir de Haguenau et je lui répondis tout de go : le jour où, en 1977, nous avons introduit un nouveau sépher en la Synagogue. Ce jour-là était, bien sûr, un dimanche. Le vendredi suivant, Michel Heymann qui était alors 'hazan à Haguenau, m'appelle. Ayant roulé le nouveau sépher pour le préparer en vue de la lecture du lendemain, il avait parcouru toute la sidra et avait découvert une grosse coquille. Muni de mon canif, de ma plume d'oie et de l'encre spéciale, je me précipite vers la synagogue, je gratte la lettre erronée et la remplace par la bonne : je n'allais tout de même pas provoquer la consternation du public en déclarant possoul ce nouveau sépher, le Shabath où l'on devait y lire pour la première fois ! Comme je ne suis pas vraiment sopher, dès le début de la semaine j'ai présenté le sépher à un homme de l'art pour qu'il vérifie ma rectification, m'en confirme la qualité ou apporte éventuellement l'amélioration requise.

Inauguration du nouveau Sepher Torah en mars 1977. Le Sefer est porté par le rabbin Edmond Schwob (au centre) . A droite, le grand rabbin Meyer Jaïs et le grand rabbin Max Warschawski. Derrière le rabbin Schwob, M. Léon Bloch et M. Albert Kirch

Un nouveau Sépher-Torah, c'est une chose ; l'étude, ainsi que déjà observé, c'est autre chose ! Comme de tradition, il y avait dans l'année deux lernen qui occupaient une place particulière : celui du soir de Shovou'aus et celui du soir de Haucha'no-rabbo. Sous l'égide de la 'Hevre-kaddische qui portait le nom de "Am Segouloh", on se réunissait dans la grande salle de la Maison d'Enfants pour y lire le "Tikoun" ; après quoi, le rabbin disait quelques mots. Ces veillées, accompagnées de café, de schnaps (tiens tiens !) et de quelques douceurs, avaient certes leur charme. J'étais quant à moi, désireux d'enseigner un peu plus substantiellement. Après plusieurs années, je remplaçai donc les lectures rituelles par la présentation et l'explication d'un texte, comme cela s'est d'ailleurs institué en d'autres endroits de plus en plus nombreux. Quand à la suite du choc pétrolier consécutif à la guerre de Kippour, on introduisit l'heure d'été, il m'apparut évident que les gens ne viendraient plus au lernen à une heure beaucoup trop tardive pour la plupart. Je décidai donc d'innover : j'organisai des soirées familiales à l'issue de l'office du premier soir de Shavou'oth. Elles débutaient par la présentation d'un texte, après quoi, la nuit tombée, quand les quarante-neuf jours de l'Omer étaient complets, on terminait par le Kidoush et un repas de fête.

Les moins anciens parmi les Haguenoviens étaient généralement plus curieux de connaître que leurs prédécesseurs. Il s'était donc constitué, sous l'égide du Docteur Frank, un groupe informel dit des "Jeunes ménages". On se réunissait chaque mois au domicile des uns et des autres, non sans avoir convié chaque fois un intervenant de Strasbourg qui traitait d'un sujet spécifiquement juif. Au début, le couple invitant choisissait l'intervenant. Il en fut ainsi jusqu'en ce soir de Pourim où, comme convenu, nous étions tous venus déguisés. Raymond Haarscher qui était maire de Pfaffenhoffen avait même emmené, non pas un de ses administrés non israélite de confession, mais un agneau qui n'arrêta pas d'intervenir par ses bêlements et qu'il fallut donc exclure de la réunion pour permettre à un autre et très sérieux intervenant de développer gravement une thèse sur la nécessité d'un carnaval juif. Dès lors, je me chargeai de solliciter moi-même les intervenants dont je ne dirai jamais assez le mérite qu'ils eurent de nous apporter un peu de vie à la fois intellectuelle et juive. Plusieurs couples des environs se joignaient au groupe, ce qui leur permettait de sortir de leur isolement. Une fois par an, on organisait une agréable sortie laquelle renforçait les liens amicaux entre les participants.

Ceci dit, le véritable enseignement se situait au niveau des jeunes et, dans mes premières années, il y en avait beaucoup. Personnellement, je voyais chaque semaine environ cent vingt élèves, de six à dix-huit ans, y compris une trentaine d'enfants qu'il y avait à cette époque aux Cigognes et y compris aussi quelques isolés. J'étais en effet de ceux qui se rendaient régulièrement dans ce qui restait de diverses communautés des alentours afin d'y apporter un peu de Talmud-Torah. Tout compris, j'assurais moi-même jusqu'à vingt-quatre heures de cours par semaine, d'une part dans les écoles élémentaires et secondaires comme cela était de règle dans les trois départements concordataires et d'autre part, au titre du Talmud-Torah, dans des locaux communautaires, à mon domicile ou encore chez des parents, dans certaines des localités environnantes.

Quand Oscar Kugler prit sa retraite et que la commission administrative lui permit d'habiter au premier étage de la maison communautaire, tandis que le deuxième fut attribué au nouveau 'hazan, Pierre Nauciciel, le Talmud-Torah eut lieu dans l'une des écoles de la ville, mise à notre disposition à cet effet. A Pierre Nauciciel succéda Michel Heymann. La préparation à la bar-mitsva était, bien sûr, du ressort du ministre officiant, du moins pour la partie chantée. Aux garçons qui allaient "faire leur Barmétsve" le'hazen enseignait la Parche et aussi le Benchen, car ce serait à lui de le dire après la Sûde, le repas de fête ... afin que tous puissent l'en féliciter. Parallèlement, chaque futur Bar-mitsva venait une fois par semaine chez le rabbin qui essayait de lui faire comprendre ces textes, s'efforçait de lui transmettre quelques notions générales qu'on appelait alors "Instruction religieuse" et tentait surtout de lui faire sentir sa responsabilité d'adulte juif, vis-à-vis de lui-même, d'autrui, du peuple juif et de la communauté locale. L'importance des tephiline était bien sûr soulignée au maximum. Il faut dire que si pour les Juifs d'Afrique du Nord, "Faire la Bar-mitsva" d'un garçon c'était lui mettre les tephiline pour la première fois, un lundi ou un jeudi le plus souvent, en Alsace c'était le faire monter à la Torah pour la première fois, un Shabath matin, avec l'espoir qu'il y lirait alors lui-même convenablement et ne se contenterait pas des bénédictions initiales et finales comme il le ferait désormais et ordinairement jusqu'à la fin de ses jours. Avec l'arrivée en France des Juifs d'Afrique du Nord, les usages se sont harmonieusement amalgamés. Le fils de braves Juifs alsaciens vint un jour de semaine à Haguenau pour sa barmétsve. Comme il y a des signes d'appartenance au judaïsme qui peuvent se prêter, les parents, pour l'occasion, avaient emprunté à l'intention de leur fils les tephiline du cousin qui lui avait fait sa barmétsve quelque temps plus tôt !

Plusieurs fois, j'ai eu à passer le Shabath dans une localité des environs à l'occasion d'une bar-mitsva. J'emportais alors une "valise diplomatique" car, généralement, je ne pouvais manger ni dans les familles ni au restaurant où certaines se réunissaient. Certes, la Cacherouth n'était pas encore accessible comme elle le fut ultérieurement, mais de plus, les mentalités étaient alors ce qu'elles étaient : il fallait faire preuve de beaucoup d'indulgence pour encourager les gens. Quelque tolérant que fût le rabbin, il se trouvait tout de même ici ou là des individus à le considérer comme trop orthodoxe. A Haguenau même, les repas de bar-mitsva étaient souvent préparés par l'épouse du schamess, Mme Simon Lévy, qu'on appelait pour cette raison "Mme Lévy cuisinière", quand on ne l'appelait pas "Mme Lévy cimetière" du fait que le couple occupait une maison appartenant à la Communauté et sise en face de ce lieu dont il détenait la clef. Les repas étaient servis aux proches de la famille, à domicile ou parfois à la "Rôtisserie", une salle à l'entrée de la Halle aux Houblons. Le rabbin et son épouse ainsi que les amis étaient conviés à partager le dessert commandé à Strasbourg.

Durant les six premières années de mon rabbinat, les enfants des Cigognes qui suivaient bien sûr les "cours de religion israélite" dans les écoles, avaient aussi l'occasion de rencontrer ceux des familles de la ville au Talmud-Torah à l'enseignement duquel participaient des éducateurs des Cigognes. Il faut rappeler que la Maison d'Enfants avait été, avant la guerre, un orphelinat pour garçons. Après la guerre, quand il y eut à prendre en charge des enfants dont les parents avaient disparu en déportation, il était devenu évident qu'il fallait permettre à des frères et sœurs de grandir dans un même établissement. Le conseil d'administration de l'œuvre, conscient de ce qu'il ne pourrait pas à lui tout seul faire face aux défis du moment, avait confié l'institution à l'OSE. On convint alors d'une nouvelle appellation - "Maison d'Enfants Les Cigognes" - que malheureusement, dans la communauté et au-delà, beaucoup eurent du mal à adopter : ils continuèrent par habitude à parler de l'Orphelinat, avec souvent une certaine condescendance. La situation où enfants des Cigognes et enfants des familles de la communauté fréquentaient ensemble le même Talmud-Torah ne me paraissait plus favorable ni pour les uns ni pour les autres car, au fil des ans, le public des Cigognes avait changé : désormais et le plus souvent, il s'agissait d'enfants placés par la décision de services sociaux ou par celle d'un juge des enfants. Une époque nouvelle débuta en 1971.

Le nombre d'enfants juifs justifiant un placement ayant diminué, l'OSE dut fermer plusieurs établissements. Vint le tour des Cigognes. Les directeurs, Jack et Alegria Lévy, montèrent en Israël. C'est alors que le comité local, refusant d'être mis devant le fait accompli, intervint avec une vigueur inattendue. Il était présidé par Robert Roos aux côtés duquel Simon Sichel, gendre du grand rabbin Bloch, effectuait une tâche aussi importante que discrète, commencée dès avant la guerre. Ce comité qui, pendant des années, s'était contenté d'apporter une contribution financière et pratique en vue de l'entretien et de l'amélioration des bâtiments et du matériel, décida donc de reprendre la pleine gestion de l'établissement. Il faut noter que de l'existence de la Maison d'Enfants dépendait en outre celle d'une petite maison de retraite, le Refuge, sise à l'autre bout de la cour ; elle était en effet si petite qu'elle ne pouvait se maintenir qu'en bénéficiant de divers services de l'ex-orphelinat. Quelques années plus tard, le Refuge dut tout de même être progressivement fermé, car il ne répondait manifestement plus aux normes nouvelles et légales pour l'accueil des personnes âgées.

L'opiniâtreté du comité fut couronnée de succès grâce à l'arrivée de Joseph et Eva Luisada à la direction de l'établissement. L'OSE avait consenti à laisser douze enfants sur place. En quelques années les effectifs grimpèrent aux environs de cinquante garçons et filles, preuve d'une part de la nécessité d'un lieu de placement pour des enfants issus de familles plus ou moins pratiquantes et, d'autre part, de la réputation qu'acquirent les Cigognes à travers toutes les communautés juives de France. Les Luisada comprirent d'emblée que pour une bonne formation des enfants dont ils avaient la charge, il valait mieux intégrer l'enseignement spécifiquement juif dans le cadre de l'éducation qu'ils donnaient sur place et M. Luisada s'en chargea personnellement. Pour soutenir le développement général et la progression scolaire de leurs enfants, ils firent par ailleurs appel à divers spécialistes et enseignants qui, eux aussi, intervenaient dans la maison même. Il importait néanmoins de maintenir des relations entre les enfants des Cigognes et ceux de la ville : on organisa donc, comme antérieurement, des activités extrascolaires communes comme, par exemple, un traditionnel "Oneg-Shabath" dans la Souka de la Maison d'Enfants. Ceci dit, les jeunes avaient toujours l'occasion de se côtoyer au Collège ou au Lycée durant l'heure de "Religion israélite" et, en outre, des aînés d'ici et là se retrouvaient comme antérieurement le Shabath après-midi pour un cours chez le rabbin. Il était remarquable, d'une manière plus générale, que le Shabath et les fêtes constituaient à Haguenau un temps de rencontres et de contacts. Entre adultes qui les observaient, les visites étaient spontanées et fréquentes ; quant aux jeunes, ils se réunissaient amicalement pour jouer dans la cour de la famille Frank qui habitait à l'étage d'un immeuble dont le rez-de-chaussée était loué par la famille Dreyfus. Le goûter était fourni sur place.


Synagogue
précédente
Synagogue
suivante
© A . S . I . J . A .