Elie Scheid en Palestine
(de 1883 à 1899)


"L'Alsacien Elie Scheid administra les œuvres d'Edmond de Rothschild en Palestine et supervisa les colonies protégées, de 1883 à 1900. Ce petit homme rondouillard à barbichette était l'homme le plus puissant du Yishouv. Jaffé le surnomma joliment "Tartarin" ; le nom convient très bien au personnage. Les Amants de Sion qui le connaissaient moins et surtout les partisans d'Ahad Ha'am ont laissé de lui un portrait trop négatif, le chargeant de tous les défauts de l'esprit français : galant ave les accortes demoiselles élues qu'il emmenait en France pour parfaire leur éducation, hautain avec les colons, riche de l'argent du baron, un peu matois, tel nous apparaît le personnage dans leurs écrits. Par contre, son journal rédigé en 1900 à sa sortie de fonction, comporte une bonne partie de plaidoyer pro domo : l'auteur se présente comme un bon serviteur du baron, fidèle à ses consignes, silencieux, économe de ses deniers et n'hésitant pas à mettre la main à la pâte. La vérité est sans doute entre ces deux extrêmes. Scheid était un homme expérimenté dans le commerce et la gestion des sociétés charitables, ainsi qu'un érudit curieux d'histoire et de géographie. Il a laissé une œuvre intéressante sur les juifs d'Alsace, son journal est écrit d'une belle plume et rehaussé de dessins faits en Palestine. Nul doute que cet homme sauva du désastre les premières colonies, par un jugement prompt et juste des besoins, par une capacité sans pareille pour pénétrer les arcanes de l'administration et par les suggestions qu'il proposa au baron." (1)

L'historiographie sioniste n'a pas été favorable à Elie Scheid, qui fut inspecteur principal des "colonies" du Baron Edmond de Rothschild ; aucune rue, aucune place ne porte son nom, aucun monument n'a été érigé à sa mémoire en Israël , comme si le couperet de l'oubli s'était abattu sur lui. En Palestine on l'appelait "despote, tyran, arriviste". Théodore Herzl le traitera même de "crapule" dans son journal. Et à Paris on disait que les rénovations qu'il effectuait dans les colonies donnaient de la culture française une image défavorable. Pourtant ces derniers temps, certains ont pris la défense de l'œuvre accomplie pqr ce célèbre "volontaire", qui était avant tout un homme d'action et qui a dû, pour s'acquitterde sa mission, s'opposer aux pionniers de la Première Alya (2).

Couverture du livre de mémoires d'Elie Scheid
Dans ses Mémoires rédigées à la fin de sa mission en 1899, on trouve la description des difficultés qu'il a dû affronter, de ses efforts, de ses préoccupations. Ces mémoires ont paru, sous le titre : זכרונות על המושבות היהודיות והמסעות בארץ ישראל ובסוריה 1899-1883 (Mémoires sur les Colonies Juives et Ses Voyages en Palestine et en Syrie 1883-1899, par Elie Scheid) et cet ouvrage n'a semble-t-il jamais été traduit en français. Il nous permet de découvrir l'autre face de la médaille.

Monsieur P. Veniziani, secrétaire particulier du Baron de Hirsch, qui est également membre du Comité Directeur des Amis d'Israël, part en Palestine et en Syrie pour y visiter les écoles fondées par les Amis d'Israël. A Haïfa, il rencontre des Juifs roumains envoyés par le Comité de Galats pour cultiver des terres situées à la périphérie de la ville. A la même époque, Veniziani reçoit une délégation d'autres Juifs roumains qui tentent de s'installer à côté de Safed. De même, des Juifs de Russie qui se sont installés autour de Jaffa, eux non plus, ne parviennent pas à s'en sortir.

Quelle est la situation du sionisme à cette époque ?
Mikveh-Israel, est la première école d'agriculture fondée en Terre d'Israël créé en 1870 à l'initiative de Charles Netter (un autre juif alsacien !).
Entre 1870 et 1897, vingt nouveaux villages (3) juifs sont fondés en Palestine.
Après les sanglants pogroms de 1881 en Russie, et sous l'influence de penseur tels que Léon Pinsker, la " première aliyah" composée du Bilou et des Hovevei Tzion (Amants de Sion) émigre en Palestine. Il s'agit de dix mille personnes environ qui créent des villages sur la côte (Rishon LeZion, Zikhron Yaakov, Petah Tikva, Gedera) et à l'intérieur du pays (Rosh Pina). Ils rendent ainsi crédible l'idée de l'émigration vers Eretz Israël. Mais il doivent faire face à une administration ottomane assez hostile. De plus, on leur a vendu des terres peu cultivables et ces gens, qui n'ont ni argent, ni expérience, sont voués à mourir de faim.

A son retour à Paris, Veniziani s'entretient avec le Baron de Hirsch des débuts de la colonisation : ce dernier refuse de l'écouter. Veniziani se tourne alors vers le baron de Rothschild qui accepte de l'entendre et promet de s'occuper de ces immigrants. À partir de 1882, il commence à acheter des terres en Palestine et devient l'un des soutiens les plus actifs des pionniers.

Elie Scheid vient de prendre son poste de secrétaire général du Comité de Bienfaisance Israélite de Paris. "En septembre 1883, écrit-il, le baron m'appela, m'exposa la situation et me chargea de tout réorganiser". Le baron ajoute : "Il y a en Palestine des Juifs russes et roumains qui désirent établir des colonies agricoles. Jusqu'à présent ils n'avaient pas d'argent et avaient peur de mourir de faim. Allez les voir ! Si vous pensez qu'ils sont disposés à s'initier aux travaux agricoles, faitesce qu'il faut pour les aider ; sinon, renvoyez-les chez eux !".Il affirme : "dans six semaines vous pourrez rentrer en France et retourner à vos anciennes occupations". Il lui explique rapidement quelle sera sa mission et l'embarque sur le premier bateau pour Jaffa.
Le 4 octobre 1883, six semaines après l'arrivée de sa femme à Paris, Scheid quitte donc la capitale, emportant 25000 francs-or qu'il a reçus du baron pour ses premières dépenses. Il s'embarque dès le lendemain.

Le premier voyage de Scheid en Palestine, qui ne devait durer que six semaines, durera en réalité quatre mois, (d'octobre 1883 à février 1884). Pendant son séjour, il tente de donner une nouvelle direction aux implantations de Zikhron Ya'akov et de Rosh Pina. Puis le secrétaire général en disponibilité reprend son poste au Comité de Bienfaisance. En vérité, le baron a cessé de lui verser son salaire : son poste d' inspecteur des colonies du baron de Rothschild en Eretz Israël est considéré comme un volontariat, mais il est rétribué en tant que secrétaire général à plein temps du Comité de Bienfaisance Israélite.

Scheid doit multiplier les voyages en Palestine, étant contraint de rendre des comptes au Comité - où trois employés suffisent à peine à le remplacer - et de consacrer toute son activité aux nouvelles colonies. A partir de 1893, il se rendra en Palestine deux fois par an pour suivre l'avancement des projets. Certes, le baron lui-même se rend parfois en Terre Sainte (4) pour suivre le développement de ses "colonies" ; là-bas on l'appelle "le grand bienfaiteur". Mais c'est Scheid qui est sonreprésentant en titre. Ille moteur philanthropique de l'entreprise et il est quasiment tout puissant. Il est le représente le baron de Rothschild pour tout ce qui concerne les villages que celui-ci a pris sous sa protection : il peut nommer ou révoquer des fonctionnaires, prendre les décisions sur l'achat de terrains et de semences, accorder une aide financière ou l'annuler, et en fait il prend toutes les décisions au sujet des paysans qui peuplent ces terres. S'il propose de détruire les implantations existantes ou provisoires, en raison des difficultés et du manque d'expérience des pionniers, on suit son avis. Aux yeux de Scheid, ce sont tous des malheureux, mais par ailleurs ils coûtent cher. "J'aurais pu faire réaliser au baron beaucoup d'économies en lui écrivant de Palestine que j'avais décidé de tous les renvoyer chez eux. Car, à mon avis, aucun n'était fait pour travailler la terre. Face au baron, j'aurais très vite pu me vanter de cette résolution. Mais j'étais plutôt tenté de voir les choses avec optimisme. En fait, j'ai éprouvé plus de pitié pour ces malheureux que pour les millions du Baron."

Au fil de son action, et en dépit des embûches et des humiliations qu'il lui faut affronter, Elie Scheid maintient sa position sur les implantations juives. Idéologiquement, il est très éloigné du sionisme et de l'idée d'un renouveau de l'Etat juif. Cependant il considère l'aide apportée aux implantations comme un devoir dans la mesure où il faut aider ces nouveaux venus à s'installer. Même après avoir quitté son poste, Scheid ne changera pas d'avis : non parce qu'il est opposé à la création d'un Etat juif, mais parce qu'il pense que le sionisme pourrait mettre en danger les implantations dans la mesure où il inquiéterait le Gouvernement turc et menacerait lagrande entreprise du baron. Mais cela ne l'empêche pas d'accomplir ses missions en Terre Sainte : ce n'est pas un homme d'idées, mais un homme d'action, un comptable organisé et dévoué.

Scheid ne se sent pas étranger en Palestine et parvient à négocier avec le pouvoir ottoman. Il y réussit particulièrement en ce qui concerne le cadastre, et il est convaincu que le succès de ses négociations avec Constantinople a sauvé les implantations. C'est effectivement en 1884 que les Turcs commencent à collaborer avecles Juifs. Il parvient aussi à éviter la destruction de Zamrin. Sa position de secrétaire d'une œuvre de charité juive le fait respecter des autorités turques et le placent au-dessus de tout soupçon.

En 1888, il crée à Safed une école moderne où l'enseignement du Français est une matière importante : il y a un professeur de français originaire d'Alsace, deux professeurs d'arabe et quatre d'hébreu. A peine le directeur de l'école est-il entré en fonction que le rabbin ashkénaze de Safed jette l'anathème contre les parents qui y enverront leurs enfants. Le directeur vient alors raconter l'affaire à Scheid, qui se trouve à Rosh Pina. "Je lui ai dit de rentrer chez lui et de me laisser résoudre ce problème". Le lendemain il se rend à Safed pour voir le plus fanatique des rabbins locaux. Scheid décrit la rencontre en ces termes : "Je me suis assis en face de lui et j'ai posé sur la table qui nous séparait le revolver d'officier qui ne me quittait jamais. Et je lui dit sans ambages : "cher rabbin, je suis venu vous dire qu'avec ce pistolet je tirerai sur quiconque prononcera l'anathème contre un juif de Safed pour cette raison". J'ai vu le rabbin trembler de tous ses membres. Il me dit que Safed n'était pas encore prête à recevoir une éducation profane. Je lui demandai ce qu'il trouvait à redire à la présence d'un unique professeur de Français alors qu'il y avait quatre professeurs d'hébreu. Tous mes efforts auraient été vains sans mes menaces. A la fin, il se rendit à mes arguments et nous nous quittâmes très bons amis". C'est évidemment l'opinion de Scheid.


Aujourd'hui encore (en 2018) les bouteilles de vin du Carmel portent sur leur
étiquette le portrait du "grand bienfaiteur", le baron Edmond de Rothschild

En dépit des honneurs que lui vaut son statut d'envoyé du baron, les missions qu'on lui confie ne le satisfont pas. On associe son nom avec la lutte des pionniers contre l'administration du baron, bien que la plupart des soulèvements se soient produits alors qu'il était absent du pays. Or il a toujours soutenu l'administration, même s'il est parfois d'avis de remplacer un fonctionnaire ou un autre.
Les relations qu'il entretient avec les colons sont sans nul doute paternalistes. Il écrit lui-même qu'il se comporte avec eux comme un père, bien que ses "enfants" ne soient pas toujours faciles ni obéissants. Bien sûr l'alya des années 1880 ne rassemble que des hommes forts et résistants ; ceux qui sont plus faibles repartent vers leur pays natal. En Palestine, les querelles et les litiges sont exacerbés. Il est possible que Scheid ait réussi à s'entendre avec les colons, si l'on en croit ses propres paroles, qui sont cependant en désaccord avec le Grand Bienfaiteur : Rothschild craint que les colons une fois enrichis ne vendent leurs terres et n'émigrent en Amérique ; aussi faut-il tenter de les retenir par tous les moyens.

Scheid choisit des jeunes gens doués dans les villages et les envoie étudier à Paris. Ces études sont très recherchées, parmi les jeunes filles également. Aussi il aurait des relations romantiques avec certaines d'entre elles, et en échange, il aurait financé leurs études et leur séjour en France avec l'argent du baron. Ces relations se seraient poursuivies après les retour des étudiantes, et même parfois après leur mariage.
Cependant tTous ceux qui l'ont connu, et particulier les membres de sa famille prennent sa défense. Ils estiment que Scheid était un homme exceptionnel, notamment par ses qualités de mari et de père de famille, etc'est également l'image que donnent de lui ses écrits. Il est aussi difficile d'imaginer qu'il aurait utilisé à mauvais escient, à Paris et en Terre Sainte, les pouvoirs si importants dont l'a investi le baron de Rothschild. Il aurait suffi d'une lettre de dénonciation en provenance pour que le baronsoupçonne Scheid. Il est donc difficile d'imaginer que des plaintes de ce genre soient pas parvenues jusqu'à lui. Dans ses mémoires, Scheid ne dit mot des reproches qu'on lui adressait, même s'il a fait allusion en Palestine à cescommérages.

L'histoire des relations entre Scheid et le baron est mouvementée. Il est vrai que Rothschild lui fait confiance après sa première visite en Palestine qui à ses yeux est un grand succès. Voici ce qu'il écrit dans ses mémoires : "Après mon premier voyage en Terre Sainte, le baron me montra des lettres émanant des employés que l'allais diriger. Tous les soirs, je dus veiller jusqu'à minuit ou une heure du matin. Et je répondis à toutes les lettres que le baron et moi avions reçues. J'ai toujours tenu à répondre à toutes les lettres même écrites par l'employé le plus subalterne. Ceux.-ci ont été flattés mais pas reconnaissants. Les moins reconnaissants ont été ceux auxquels n'ai rendu les plus grands services."

Scheid se plaint aussi de ne pas être rétribué à la mesure de son travail. Pendant huit ans, il travaille le jour pour le Comité de Bienfaisance et la nuit pour la Terre Sainte, tout cela pour une seule paie, et c'est seulement en 1891 que le Baron lui permet de quitter le Comité et de se consacrer aux colonies juives, sans changement de salaire. Malgré toutes ces améliorations, Scheid se plaint que toutes les promesses qui lui ont été faites n'ont pas été respectées. Il est très dévoué au baron mais dit que celui-ci se mêle des problèmes concernant l'agriculture auxquels il ne connaît rien. Il n'est pas toujours de son avis pour mater les révoltes, et il se laisse trop influencer par les lettres de rabbins connus. Malgré ces reproches, Scheid éprouve beaucoup de respect pourl'action du baron et il est très étonné par son intérêt pour ce qui se passe en Palestine. Il voit en lui le seul responsable de la réussite de ce grand projet. Scheid insiste sur la reconnaissance que lui manifeste le baron : il veut de cette façon éviter tout malentendu entre eux et montrer que celui-ci est très satisfait de son travail.

En 1899, le baron transférera 25 000 hectares de terres agricoles palestiniennes, ainsi que les colonies qui s'y trouvaient, à la Jewish Colonization Association, mais continue à les soutenir financièrement. On estime qu'il a dépensé plus de 50 millions de dollars dans ces entreprises.
La même année Scheid écrit : "Je suis tombé malade. La même année le baron est aussi tombé gravement malade. Pendant deux mois il a dû arrêter de s'occuper de ses affaires. Les "moshavoth' étaient un fardeau pour nous deux. En décembre le Baron les a transférées à la Jewish colonisation association créée par le baron de Hirsch. et, de ce jour, je n'ai plus eu à m'en occuper". Scheid ajoute ce post scriptum : "J'ai enfin pu prendre ma retraite et ainsi s'est achevée unecollaboration de seize ans". Après vingt-deux voyages, Scheid qui a près de soixante ans n'est jamais retourné en Palestine. La période "israélienne" a fait place à celle des souvenirs.

Notes :

  1. Jean-Marie Delmaire, De Jaffa jusqu'en Galilée, les premiers pionniers juifs (1882-1904) ; Presses Universitaires Septentrion, 1999
  2. La Première Alya (ou "Alya des Fermier"s) fut la première vague moderne de l'alya (la "montée") sioniste. Les Juifs qui immigraient en Palestine venaient principalement d'Europe de l'Est (principalement de Russie et de Roumanie) et du Yémen. Cette vague d'immigration commença en 1881 1882 et dura jusqu'en 1903. Entre 25 000 et 35 000 Juifs immigrèrent dans la Palestine ottomane.
  3. Le terme hébraïque pour désigner ces villages est moshava (pl. moshavoth)
  4. Edmond de  Rothschild fera  cinq voyages en Palestine : mai 1887, printemps 1893, février 1899, février 1914, mai 1925. Il peut ainsi suivre le développement de ses "colonies"  : Rishon LeZion, fondée dès 1882, Zikhron Yaakov ainsi nommée en "souvenir" de son père Jacob (James). Il aide aussi les Juifs de Russie chassés par les pogroms à créer des vignobles autour du mont Carmel, notamment à Binyamina (Benjamin est son prénom hébraïque).

A la recherche d'une forêt de chênes
Extrait des Mémoires sur les Colonies  Juives et Ses Voyages en Palestine et en Syrie, par Elie Scheid
publié par L'UNIVERS ISRAÉLITE 29 août 1924

Le regretté Elie Scheid, qui fut pendant plus de quinze ans (18831899) inspecteur des colonies palestiniennes du baron Edmond de Rothschild, a laissé en manuscrit deux volumes de souvenirs, que sa famille a bien voulu mettre à notre disposition. Nous y puiserons de temps en temps des impressions de voyage qui ont conservé leur intérêt de pittoresque, des descriptions des villes et des colonies qui per- mettent de mesurer les progrès réalisés depuis en Palestine.
Nous publions aujourd'hui la relation d'un voyage en Transjordanie, cette région à moitié désertique que les sionistes voudraient voir rattacher à la Palestine et où les journaux signalaient récemment des incursions de bédouins, vite réprimées d'ailleurs par les troupes britanniques.
Quelqu'un avait prétendu qu'entre le Jourdain et Es-Salt il y avait une "forêt de chênes extraordinaire". M. Scheid fut chargé, à la fin de mai 1891, de rechercher cette forêt. Il partit à cheval avec une petite escorte et passa d'abord par Jéricho.

Nous sortons de Jéricho, nous marchons pendant un quart d'heure dans des champs cultivés, puis recommencent les monticules grisâtres qu'on dirait façonnés par la main des hommes. Comme couleur ils ressemblent tout à fait à ceux que l'on voit à l'approche de la Mer Morte ; on se croirait reporté de l'autre côté de Jéricho.
Au bout d'une heure, on trouve un peu de végétation, mais sui generis.
C'est principalement le tamarix, un arbre ressemblant au pin, et dont le feuillage est aussi salé que celui de la mer. Les chevaux en mangèrent avec assez de plaisir. C'est un peu rafraîchissant.
C'est en traversant ces terrains nus, que nous arrivons, à six heures sur les bords du Jourdain.

La route de Jérusalem vers Jericho

A cet endroit, il y avait naguère le "pont des Juifs," seulement les pluies torrentielles d'un hiver précédent emportèrent le pont, et, comme on s'en doute bien, le gouvernement turc n'a même pas pensé à le faire remplacer. Il n'avait qu'à rester à sa place. Avait il besoin de faire une fugue? Aujourd'hui il est remplacé par un bac. C'est bien primitif. Mais que faire ? Et encore si on pouvait passer de suite !
Nous y rencontrons tout un peuple de bédouins, d'Arabes, de bêtes, de marchandises qui ont couché là pour être des premiers au bac. Ces bédouins, avec leurs longues tresses dans le genre des tziganes hongrois, nous font peur.
Ces tresses leur tombent jusque sur les épaules.
En calculant la charge que prend chaque fois le bac, je vois que la journée s'écoulera avant que ne vienne mon tour. Et pourtant je ne me suis pas transporté dans cet endroit pour perdre mon temps et m'étendre sur le dos, la figure tournée vers le soleil, à l'instar des indigènes. Je veux passer coûte que coûte, et  sans me laisser intimider par les figures  sinistres des bédouins, je prends mon parti.
Je me rappelai, tout à coup que j'étais dans un pays où ont été fondées passablement de religions. Chacun y invoque un autre Dieu à sa manière ; moi aussi, pour cet instant je résolus de devenir idolâtre. J'implorai le Dieu Bakchich, si vénéré dans le pays, et il exauça ma prière. Tous les bédouins qui étaient près du rivage et en train de faire sauter leurs bêtes dans le bac, furent contraints de rebrousser chemin, et ma caravane passa la première.

Nous remontons à cheval et au bout de cinq minutes, nous traversons la rivière Kéfrein, qui a bien deux mètres de largeur et vingt centimètres de profondeur. Il y a quelques chétifs arbustes au bord de l'eau. Nous montons légèrement vers le nord, nous passons la petite rivière Nimrin, et nous sommes toujours, après dix minutes de courses, sur des hauteurs non cultivables, puis dans une immense plaine où le sol sue encore le sel à travers tous les pores. Et nous sommes déjà assez loin de la Mer Morte.
Je dois faire, en passant, la remarque, que, parallèlement au cours du Jourdain, en montant de l'Arnon, qui plus bas se jette dans la Mer Morte, jusqu'à la rivière Nimrin, le sol est aussi nu, sur une largeur de plusieurs lieues, qu'entre la Mer Morte et Jéricho. Tout ce pays est rongé, dans un immense rayon, par le sel. Dans le désert que j'ai traversé du Caire à Suez, le vent forme encore, par ci par là, des monticules de sable. C'est moins monotone.
Ici, au contraire, tout est mort sans espoir de changement, sans un brin d'herbe. C'est absolument le néant.

A partir de 9 heures, nous montons et nous redescendons, sans cesse, des hauteurs assez élevées, d'un gris sale qui vous fait comprendre que là aussi la terre est salée, car vous n'y rencontrez pas trace de végétation.
Nous côtoyons continuellement la rivière Sha'ib, tantôt nous la traversons au bas des montagnes, tantôt, lorsque nous chevauchons sur la cime, nous l'entendons gronder, à trois cents mètres de profondeur. Nous ne rencontrons ni un village, ni une ruine, ni une âme. Dommage pour toute cette eau forcément perdue. Car, si la terre était labourable, on pourrait y faire de jolies plantations de coton.
Et chaque fois que nous nous trouvons sur une hauteur assez importante, nous scrutons l'horizon avec nos jumelles à la recherche de la fameuse forêt, et partout nous avons le néant devant nos yeux ébahis.

A onze heures nous faisons halte près de la rivière, à l'ombre de splendides lauriers roses, qui dans ce pays croissent à l'état sauvage, sur tous les points où se produit la moindre humidité.
Pour ma part, je suis déjà incommodé. Je prie ces messieurs de choisir eux-mêmes ce qui leur plaît dans les cantines et de se faire préparer un déjeuner.
Pendant ce temps, je fais ouvrir mon lit, et je m'allonge pour me reposer un peu et reprendre des forces pour la continuation de notre voyage.
Lorsque ces Messieurs eurent déjeuné, je dus, malgré toutes mes souffrances, remonter à cheval et continuer la route. Puis-je vous dire ce que sont des coliques hépatiques, à cheval, dans un pays nu, avec un soleil qui ne songe qu'à vous rôtir. Il a bien fait fondre du chocolat que j'avais en botte dans mes cantines. Et un bâton de cire à cacheter qui formait un I devint un O.
Notre après-midi ressemblait à la matinée. Nous longions toujours le même petit cours d'eau, sur des terrains complètement dépourvus de humus et ne nous laissant pas apercevoir, dans toute la région, cinquante hectares de terres cultivables.
Naturellement la forêt resta introuvable.

A six heures du soir nous fîmes une entrée sensationnelle à Salt (le Ramoth-Galaad des Ecritures). C'est une gentille petite ville avec passablement de vignes, d'orangers et surtout de grenadiers. Et tout cela aux portes mêmes de la cité, près des sources.
A peine étions-nous descendus de cheval que des femmes viennent nous offrir du lait et des œufs frais, que nous sommes aussi heureux d'acheter qu'elles de vendre. Des œufs sur le plat arrosés de beaucoup de lait forment encore un repas assez substantiel dans ces conditions. Et ce qui vaut encore mieux que tout cela, c'est de pouvoir, dans la nuit, étancher la suite de la soif du jour, avec le lait que chacun de nous avait eu soin de mettre en bouteilles devant son lit.
Ces gens sont habitués à voir des étrangers. D'abord, ses raisins secs s'exportent dans toute la Palestine. Ensuite il s'y tient chaque semaine un grand marché fréquenté par tous les bédouins des environs. Les Musulmans, les Catholiques, les Protestants, les Juifs qui y demeurent vivent en très bonne intelligence. On y est aussi très industrieux. Tout le monde y travaille, hommes, femmes, enfants. La plus grande partie des chapelets en bois d'olivier vient de Salt.

L'air y est vif et pur. On y possède de nombreuses sources d'eau pure. Celle qui se trouve à l'entrée de la ville n'est utilisée que pour les irrigations. On y est à près de neuf cents mètres d'altitude et si vous montez encore près de deux cents mètres, non loin de là, sur le Djebeï Ochâ (montagne d'Osée), vous y trouverez d'abord le tombeau du Prophète Osée, qui est vénéré par les Arabes et surtout par les Bédouins, comme ils vénèrent tous les Juifs qui ont joué quelque rôle dans l'histoire ancienne. Aussi ne faut-il pas s'étonner de les rencontrer avec des brebis qu'ils vont immoler près des tombeaux de nos prophètes ou de Moïse (qu'ils  soutiennent connaître), d'Aaron, etc. Le sang est versé tout près des tombes et la viande cuite à la broche sur place y est consommée en rond.
De là-haut on a une des plus belles vues du pays. Au nord, les regards plongent jusque sur les neiges éternelles du mont Hermon, puis sur les montagnes de Canaan et de Safed. On y voit encore le mont Thabor, plus près le mont Garizim et au sud le mont des Oliviers et une partie du cours du Jourdain.
Comme leur lait était plus pur que celui de Jéricho, nous avons prié les femmes de nous en apporter quelques litres le matin pour le premier déjeuner et tout le monde s'en régala.

Je demandai alors à nos guides : "Y a-t-il encore une autre route pour arriver au bac, cette fois encore plus au nord ?" Je tenais par tous les moyens à découvrir la fameuse forêt après laquelle nous courions en vain.
"Oui, répondirent-ils, seulement il n'y a pas une goutte d'eau à trouver de la journée. Le chemin est plus plat. Que vous alliez, au pas ou que vous marchiez de temps en temps au trot, vous avez la même poussière et, la même chaleur. Si donc, vous acceptez de trotter, nous vous mènerons en six heures au Jourdain. Faute d'eau, vous ne pouvez pas déjeuner en route.
"Soit, dis-je, transpirer pour transpirer, je préfère sortir au plus tôt de cette fournaise. Nous tâcherons de filer au plus vite et nous prendrons à Jéricho le déjeuner et le dîner. Que chacun., ajoutai-je, s'approvisionne d'eau pour la route. Voilà du pain et du chocolat pour ceux qui auront faim et qui se réconforteront tout en trottant, et en route !"

E. SCHEID.


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