Les Juifs et le commerce du houblon à Haguenau - 3

Nouvelles inquiétudes pour les négociants en houblon en mars 1927 lorsqu'à la demande du Conseil départemental d'Hygiène, le sous-préfet informe le maire que les conditions imposées à Simon Baum en février 1927 (fonctionnement du soufroir uniquement entre le 15 septembre et le 15 mars) sont étendues à tous les soufroirs installés sur le territoire de la ville. Sylvain Lévy, président du Syndicat des négociants en houblons d'Alsace et de Lorraine, proteste énergiquement :

"Le commerce de houblon [doit] fournir la marchandise à sa clientèle au fur et à mesure des besoins de cette dernière pendant toute l'année. Or, même les marchandises qui ont été soufrées une première fois lors de la récolte ont besoin d'être ressoufrées lorsqu'elles sont comprimées au printemps ou en été. En outre ont été créées depuis deux ans tant de nouvelles plantations que... nous arriverons... à une surproduction houblonnière, et dans ce cas la culture gardera de la marchandise invendue jusqu'en été, ce qui était la-règle avant la guerre. Cette marchandise, qui n'a encore subi aucun soufrage, ne peut être absorbée par le commerce que quand ce dernier a la possibilité de travailler ces houblons toute l'année sans restriction... la disposition envisagée... est pour notre commerce une question de vie ou de mort, et si elle était appliquée, les différentes maisons seraient obligées de fermer leurs magasins et de renvoyer leur personnel pendant la période en question, au détriment du commerce indigène et en faveur de la concurrence belge et allemande... Haguenau doit rester le centre houblonnier d'Alsace et le plus important de France. Dans les dernières années, de nouveaux magasins ont été créés, surtout à Brumath, et il n'est pas douteux que beaucoup de maisons n'hésiteraient pas de transférer leurs établissements dans un autre centre où existe la liberté du travail, centre d'autant plus intéressant pour eux que la culture houblonnière est devenue beaucoup plus importante dans le rayon de Strasbourg-campagne que dans celui de Haguenau, et que des installations dans cette contrée offriraient au commerce de nombreux avantages au point de vue transports et frais généraux".

Dans sa réponse au sous-préfet, le 21 mars 1927, le maire précise que son administration, uniquement soucieuse du bien-être des habitants et de l'hygiène publique, voulait seulement empêcher que de nouveaux établissements de ce genre soient construits au centre de la ville, mais que rien ne s'oppose à ce qu'ils soient placés à l'extérieur, et que les demandes de concession faites en ce sens seront toujours reçues favorablement dans l'intérêt économique de la commune. Et finalement, le 12 octobre, le sous-préfet fait savoir qu'aucune limitation de fonctionnement ne sera prescrite en ce qui concerne les anciens soufroirs à houblon (56).

En septembre 1937, des riverains se plaignent que les installations du magasin Ziller, occupées par la firme Ehrlich (57) ne sont pas conformes et qu'il y a des émanations de soufre. D'après la concession accordée le 30 décembre 1898, l'évacuation des fumées doit se faire par la cheminée de 30 mètres, alors qu'elle se fait en réalité par des tuyaux d'échappement mis en place il y a une dizaine d'années. Tout en rappelant que les anciens voisins ne se sont jamais plaints (58), la firme accepte de rechercher une solution dans le respect de ses obligations et de ses droits. Ce qui semble effectif en juillet 1938 (59).

3. La place des négociants en houblon dans la cité

Considérer dans les activités de ces familles juives du 19ème et du 20ème siècle uniquement l'aspect commercial serait certainement une vision réductrice de la réalité: Je rappellerai notamment qu'un certain nombre de ces marchands s'occupent également du commerce des perches à houblon et indiquent dans leur raison sociale "Hopfenstangenhandiung". Mais je relèverai surtout les quelques points suivants qui mériteraient, à mon sens, d'être approfondis dans des recherches ultérieures.


Grenier à houblon au début du siècle

a) Les marchands de houblon et l'emploi

Le commerce et la préparation du houblon fournissent des emplois non négligeables, surtout à une époque où les autorités municipales, le maire Nessel en tête, ne se préoccupent guère d'attirer à Haguenau des activités industrielles.

Plusieurs états conservés aux Archives de Haguenau (60) nous donnent des indications précieuses sur cette question.
En 1890-91, les marchands de houblon haguenoviens, juifs et non-juifs, emploient 22 jeunes de moins de 16 ans et 98 femmes ; l'essentiel de ces effectifs est fourni par les marchands juifs : 21 jeunes de moins de 16 ans et 87 femmes (61).
En décembre 1893 sont recensés huit commerces de houblon employant 80 personnes, dont 58 personnes de sexe féminin (23 de 16 à 21 ans, 35 de plus de 21 ans).
L'année suivante, il est question de 18 commerces de houblon, employant 265 personnes, dont 164 femmes (99 de 16 à 21 ans, 65 de plus de 21 ans), sur un total de 476 personnes employées dans des activités industrielles à Haguenau, soit plus de 55% du total des emplois "industriels".
En 1895, 15 marchands de houblon emploient 130 personnes (sur un total de 361 emplois industriels, soit 36%).
En 1896, la même statistique fait état de 18 marchands employant 171 personnes, sur 393 travaillant dans l'industrie, soit 43,5% du nombre total d'emplois "industriels" à Haguenau.
En 1902 enfin, ce sont 92 personnes qui exercent une activité directement liée au commerce du houblon (62).

A côté des emplois directement liés au travail dans les magasins ou greniers à houblon, comme le montrent les photographies prises au début du siècle, avec une majorité de main-d'oeuvre féminine, il ne faut pas oublier les emplois induits. Ainsi, lorsqu'en novembre 1901, un certain nombre de négociants demandent la diminution, voire la suppression du droit de place (Standgeld) à la halle aux houblons, ils mettent en avant, entre autres arguments, le fait que les portefaix travaillant à la halle gagnent leur vie lorsque s'échangent 300 à 500 balles par jour de marché, mais n'ont pratiquement plus rien à faire lorsque les transactions tombent à 30 à 80 balles seulement par jour de marché (63).

b) Les marchands de houblon et le crédit

Le commerce achète la récolte en septembre et en octobre, et revend le produit à la brasserie en majeure partie avant la fin de l'année. Puisque les fonds propres sont probablement insuffisants pour faire face à toutes les transactions, les commerçants font appel au découvert en banque pour pouvoir payer la marchandise au comptant au producteur et la revendre à terme au brasseur. Ainsi les établissements de banque de Haguenau ont enregistré pour plus de 980 millions de francs de transactions pendant la période du houblon en 1925 (64). Certains marchands de houblon juifs ont probablement dû jouer le rôle de créanciers auprès de planteurs de houblon, voire auprès d'autres catégories sociales. C'est ce que laissent supposer les quelques sondages effectués dans les actes notariaux de Haguenau : nous avons pu relever une série d'extinctions de dettes et de levées d'hypothèques dans lesquelles interviennent nos marchands de houblon (65).

c) Les négociants juifs et les autres professionnels du houblon

Les documents font état, de la part des planteurs et autres professionnels du houblon, d'une reconnaissance incontestable de la compétence et du sérieux des négociants haguenoviens. Nous avons eu l'occasion de relever les appréciations du Syndicat des planteurs de houblon sur les négociants avant 1870 : "également recommandables", "tous sont solvables et méritent la confiance".

Pour l'exposition de Haguenau 1874, dans le jury de la section houblon figure Elie Scheid, Hopfenhändler à Haguenau. Alors âgé de 33 ans seulement, il a été désigné à cette fonction par l'ensemble des exposants (66), preuve manifeste d'une compétence reconnue.

La Société des planteurs de houblon d'Alsace, fondée en 1883 et transformée en 1924 en Syndicat des planteurs de houblon d'Alsace, considère volontiers les négociants comme les meilleurs interlocuteurs possibles. A mainte reprise, il met le planteur en garde contre les petits courtiers qui ne font que jeter le trouble sur le marché ; pour le syndicat, le grand commerce du houblon a été d'un grand secours pour le planteur en organisant une campagne d'achat par représentants directs et avec cotation des prix, et en renonçant aux ventes à terme qui étaient presque toujours conclues au détriment des planteurs, à des cours bien inférieurs à ceux obtenus au moment de la récolte même.

Au scrutin du 6 décembre 1937 pour la Chambre de Commerce de Strasbourg, l'assemblée de la II ème catégorie (commerce en gros) est présidée à Haguenau par l'adjoint au maire, le notaire Frankhauser, assisté de 5 assesseurs, dont Jacques Ehrlich et Jacques Hirsch (67).


Grenier à houblon au début du siècle

d) Une intégration politique révélatrice

La reconnaissance du rôle économique et social des marchands de houblon juifs se prolonge tout naturellement par leur intégration politique. Leur entrée au Conseil municipal après 1870 est particulièrement révélatrice à cet égard (68).

Au premier tour des élections municipales de novembre 1874, où il s'agit de pourvoir au remplacement de conseillers décédés ou démissionnaires, Elie Scheid, avec 823 voix, est élu en quatrième position ; à titre de comparaison, Eugène Derendinger, catholique, et un grand nom dans le monde du houblon et de la brasserie, est élu également, mais avec 727 voix seulement. Il y a plus remarquable encore en 1876 et en 1881, Elie Scheid est réélu avec 1365, puis 1231 voix, à peine moins que le maire Nessel (1487 et 1270 voi4, et nettement plus qu'Eugène Derendinger (1063 et 1035 voix).

Après le départ de Scheid pour Paris, la communauté juive est représentée au Conseil municipal, à partir de 1886, par Léon Weill et surtout par Arthur Moch, alors âgé de 41 ans. Aux élections de 1891, Arthur Moch, avec 1125 voix, devance très largement le maire Nessel qui n'en obtient que 880. Des scores révélateurs à plus d'un titre, le premier totalisant bien plus que la simple réserve des suffrages "juifs", le second paraissant peut-être beaucoup moins populaire auprès des électeurs qu'on ne pouvait le supposer (69).

Conclusion

Il n'est pas exagéré de dire que le nom de Haguenau est étroitement associé à la culture et au commerce du houblon du milieu du XIX e au milieu du XX e siècle, et que les marchands de houblon juifs ont contribué à écrire une des grandes pages de l'histoire de la ville. De nos jours, la Fête du Houblon rappelle ce rôle essentiel ; mais si l'on continue à parler de la cité du houblon, celui-ci a totalement disparu. Seuls nous le rappellent des bâtiments comme la halle aux houblons, les installations des firmes Ziller et Ehrlich (70) ainsi que des maisons particulières, symboles de la réussite économique et sociale de quelques familles (71).


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