Le sens d'une coexistence :
le message des pierres à Haguenau
par Gilbert WEIL
Extrait de CINQ CENTS ANS D'HISTOIRE JUIVE A HAGUENAU
Etudes haguenoviennes, tome XVIII - 1992 - Société d'Histoire et d'Archéologie de Haguenau




la pierre de 1492 (dessin de Pierre Nuss)




la pierre de 1683

Le colloque qui nous réunit a été organisé pour célébrer le 500ème anniversaire de la restauration d'une synagogue à Haguenau, restauration évoquée par une magnifique inscription gravée dans la pierre et scellée dans l'entrée de l'actuelle synagogue. Cette plaque voisine avec une autre épitaphe, immortalisant une deuxième restauration. Nous avons donc la preuve matérielle de l'existence, à Haguenau, de tropis synagogues successives. Celle de 1821, restaurée après la guerre, et celles mentionnées sur les deux plaques en pierre, attestant l'existence de deux synagogues plus anciennes, plaques portant les dates de 1492 et de 1683.

Le bâtiment de 1821 est toujours là. On peut le visiter. Alors pourquoi parler de son architecture ? Sur les deux bâtiments antérieurs, nous ne savons rien.. Alors, on ne saurait en parler. Si bien que mon exposé pourrait s'arrêter là !

Certes, mais si l'architecte que je suis par formation est pris de cours, l'enseignant-chercheur que je suis devenu, sait que des questions posées peuvent être aussi intéressantes que des réponses impossibles à apporter. Or, des questions, il y en a !

Commençons par un examen rapide de ces deux plaques : voyez combien elles sont differentes dans leur forme, la qualité de leur exécution, leur style, leur écriture... Pourquoi? L'une comporte une rose, symbole de Haguenau: l'autre d'étranges signes ressemblant aux ancres que les charpentiers posent pour solidariser les poutres maîtresses avec la maçonnerie... Pourquoi ? Pourquoi le texte de 1683 est-il moitié en hébreu, moitié en judéo-allemand ? Les juifs ne comprenaient-ils plus l'hébreu vers la fin du 17ème siècle ? Le grand rabbin Joseph Bloch, un maître - dont il sera longuement question au cours de ces journées - nous dit que la première pierre commémore une restauration. Ne trouvez-vous pas bizarre d'apposer, dans un édifice existant, une plaque commémorative de cette forme ? Et, de plus, une plaque aussi luxueuse ? D'ailleurs la forme de cette pierrre nous rappelle immédiatement celle qui couronne l'entrée de la synagogue du 1troisième siècle, de Rouffach. Alors, ne serait-ce pas, là aussi, le couronnement de l'entrée d'une synagogue neuve ? Et puis, n'y a-t-il eu que trois synagogues? A y regarder de plus près, nous allons en découvrir une quatrième, et même une cinquième...

Pour comprendre ce que ces vestiges veulent dire, pour expliquer ces cinq synagogues, il nous faut connaître leur contexte. Je me propose donc, dans une première partie, de mettre en parallèle l'histoire de Haguenau et celle de sa communauté juive. Dans une deuxième partie, nous chercherons, à la lumière de nos connaissances historiques, sociologiques, économiques... sur Haguenau et sur ses Juifs, à comprendre le message délivré par les deux pierres qui nous sont parvenues. Peut-être pourrons-nous apporter alors une réponse à nos questions. Ce qui nous apparaît étrange deviendra peut-être évident...

Dans une troisième partie nous chercherons, en nous intéressant également à la magnifique synagogue de 1821, soigneusement restaurée après la guerre, à découvrir le message que toutes ces pierres ont voulu nous délivrer.

Revenons donc à l'Histoire. Pour nous permettre d'y voir clair, j'ai préparé ces tableaux chronologiques simplifiés . Sur l'échelle du temps, j'ai porté, vers le haut, les principaux évènements intéressant Haguenau, vers le bas, en regard, ceux concernant la Communauté juive. Nous allons, ensemble, en suivant ces tableaux, parcourir - rapidement - huit siècles d'histoire. Et nous découvrirons - je le dis dès à présent - un extraordinaire parallélisme entre le destin exceptionnel d'une ville et celui, exceptionnel aussi, de sa communauté juive.

Haguenau, ville artificielle

Il est d'usage, lorsqu'on aborde l'histoire d'une cité, de dire que "sa naissance remonte à la nuit des temps" ! Formule peu compromettante, d'ailleurs utilisée par Elie Scheid, historien du judaïsme alsacien et enfant de Haguenau, mais qui ne convient pas pour cette ville. Non, Haguenau est une création volontaire, relativement récente ! En 1115 n'existe, sur son site, qu'une modeste forteresse défendant, au milieu d'une immense forêt, une île constituant un point de passage sur la Moder . Elle avait remplacé un petit fortin de 1027...

Haguenau est, au départ, un site stratégique : cette caractéristique fera son bonheur et son malheur à travers les siècles et jusqu'à l'époque moderne. C'est aussi un bourg sans hinterland agricole riche : pour se développer la cité devra compter sur l'industrieux dynamisme de ses habitants. Mais elle a des atouts : du bois et de l'eau, c'est-à-dire des sources d'énergie... En toute entreprise il faut de la chance... Haguenau a une chance inouïe : ce premier château est celui de Frédéric le Borgne, dont le descendant direct, Frédéric Barberousse, devient Empereur d'Allemagne, maître du Saint Empire Romain Germanique... On ne saurait avoir meilleur protecteur. Et, effectivement, pendant le règne des Hauenstaufen, Haguenau se développe. Premiers remparts, privilèges d'exemption de douane, droit de tenir marché, droit d'exploiter la forêt, qui est propriété impériale.... Après la mort de Frédéric à la croisade, Haguenau garde le prestige acquis : c'est dans ses murs que Richard Coeur de Lion, accusé d'avoir trahi les siens pendant cette même croisade, est jugé. Le développement de la ville conduit, entre 1225 et 1240, à la construction d'une deuxième enceinte, bien plus vaste, en particulier pour inclure de nombreux ordres religieux, attirés par la sainteté de la forêt - car, sacrée sous les païens, sacrée elle est restée - attirés aussi par la protection que leur offre la ville.

Avant la fin de la dynastie des Hauenstauffen, Haguenau entreprend la construction de son premier Hôtel de Ville et, une dizaine d'années plus tard, obtient un privilège exceptionnel, celui de devenir "Ville d'Empire", privilège qui lui confère une large autonomie politique. L'essor continue et c'est, peu après 1300, la construction des troisièmes remparts, qui vont inclure l'église St Nicolas et les faubourgs nés, hors les murs, entre temps. L'autonomie politique se structure avec la création d'un Conseil où siègent 24 représentants des bourgeois, aux côtés de 12 représentants de la noblesse.. Tout irait pour le mieux si n'arrivait, sur toute l'Europe, un terrible fléau, la Peste Noire. Partie des rives de la Méditerranée, elle progresse sur un large front pour atteindre l'Alsace en 1349. Sur son passage, l'épidémie fauche les vies humaines par milliers, vidant certaines régions de la moitié de leurs habitants... Arrêtons-nous à cette date fatidique, au terme d'une première période, que l'on pourrait appeler celle des "débuts".

Des Juifs depuis l'origine

LES AGRANDISSEMENTS SUCCESSIFS DE HAGUENAU
1- château impérial    2- église St Georges
3- église St Nicolas    4- porte des Chevaliers
5- tour des Pêcheurs    6- porte de Wissembourg
Qu'en est-il des Juifs pendant cette période ? Nous savons qu'ils sont présents dans la Vallée du Rhin dès l'époque romaine. Il existe, à coup sûr, une communauté à Strasbourg, au milieu du douzième siècle, au moment des premiers développements de la toute jeune cité de Haguenau. Le hardi navigateur juif, Benjamin de Tudela, qui parcourt le monde connu, jusqu'en Chine, nous décrit, en 1170, une communauté strasbourgeoise déjà solidement établie et prospère. Il serait étonnant que Haguenau, à la recherche d'hommes pour assurer son développement, n'ait pas ouvert ses portes (celles de ses premiers remparts...) à quelques familles juives. En 1162, Philippe Auguste expulse les Juifs du royaume de France. L'Alsace sert, entre autres, de terre d'accueil. Témoins les Picard et les Bloch (équivalent de Wallach, c'est-à-dire français), nombreux dans notre province. Nous pouvons penser, sans preuves il est vrai, que Haguenau, en plein développement (nous sommes une vingtaine d'années après la "charte de 1164") aura attiré quelques immigrés. Sur une liste des Juifs de 1347, nous trouverons encore bien des noms de consonnance française.

Toujours est-il qu'en 1236 apparaît à Haguenau, l'accusation de meurtre rituel.. C'est bien la (triste) preuve de l'existence d'une Communauté. Mais alors qu'ailleurs les juifs payent souvent cette accusation de leur vie, ou pour le moins se voient chassés pour longtemps en abandonnant leurs biens derrière eux, à Haguenau ils s'en sortent en payant une très forte somme ! Frédéric II avait convoqué une Diète sur place, pour tirer l'affaire au clair. L'Empereur a-t-il voulu protéger "ses" Juifs - car ils sont serfs de la Couronne? La cité a-t-elle voulu les garder parce que, déjà, ils représentaient un atout économique, un des moteurs du développement ? Ou alors... 1236, c'est l'époque où se termine - difficilement - la construction des deuxièmes remparts. Un mur de 2400m de long coûte cher à construire et à défendre... Alors, une très forte somme, n'est-ce pas bon à prendre?

Au demeurant, les Juifs, bien qu'officiellement esclaves de l'empereur, devaient déjà jouir d'un statut social reconnu, puisque, vers le milieu de ce 1troisième siècle on les autorise à construire leur synagogue - la première - et pas n'importe où, pas dans une discrète ruelle : sur la place de l'Hôtel de Ville, un édifice qui s'élève pendant la même période. Oui, à Haguenau la première synagogue, le "Jodehuss", expression de la présence d'une entité juive, est sensiblement contemporaine de l'édifice exprimant la puissance, l'autonomie, l'existence de la cité. Lorsqu'en 1338 les "Armleders", ces brutes aux bras garnis de cuir, partis d'Allemagne, dévastent les communautés juives sur leur passage, Haguenau protège ses Juifs. Par esprit de justice ou par intérêt bien compris ? Difficile de répondre.

Mais, pour d'obscures raisons, les Juifs sont chassés en juillet 1346, et réadmis aussitôt, en 1347, à condition de payer les dettes de la cité ! Et arrive le fléau, la peste. Alors que Strasbourg brûle ses Juifs, qu'ailleurs on les noie dans les marais, la cité de Haguenau se contente, si l'on peut dire, de chasser ses Juifs, et de confisquer leurs biens. Peut-être ne pouvait-elle pas faire moins. Le fait est qu'elle sera blâmée, en 1387, pour avoir adopté, en la circonstance, une politique aussi libérale ! Et disons tout de suite que les Juifs seront autorisés à revenir cinq ans plus tard, en 1353, en jouissant de surcroît d'une protection accordée par l'Empereur Charles IV. Ce sera, avec la période 1940-1945, de cinq années également... la seule interruption réelle de la présence juive à Haguenau, des débuts jusqu'à nos jours, c'est-à-dire durant près de huit siècles.

S'il fallait tirer un enseignement de cette première période, de deux siècles environ, je dirais que l'originalité de la situation réside dans le fait que la composante juive a été partie intégrante, pratiquement dès l'origine, d'un corps social artificiel, constitué tardivement : Haguenau. Dans cette première période, celle des débuts, la nécessité de donner une vie économique à la ville naissante conduit la cité à une politique réaliste de collaboration avec une communauté juive probablement faible, numériquement, mais précieuse par ses activités et par le tribu qu'on l'on peut exiger d'elle.

De l'apogée au désastre

La deuxième période, que nous allons suivre à présent, nous mène des lendemains de la Grande Peste, en passant par une période de haute prospérité, jusqu'à une nouvelle catastrophe qui anéantira Haguenau.

Au sortir de l'épidémie, les cités alsaciennes affaiblies décident de s'unir : c'est la naissance de la Décapole, regroupant dix cités dans un pacte d'assistance mutuelle. Strasbourg, ville suffisamment puissante pour assurer sa défense, n'entre pas dans l'alliance. Les liens militaires vont se doubler rapidement de liens économiques, même si une certaine concurrence subsiste. Cette union va apporter une période de calme et de prospérité de deux siècles. A l'intérieur de l'union, Haguenau joue un rôle éminent, en assurant le "secrétariat", sans être réellement la capitale de la Décapole, qui se veut égalitaire: c'est cependant, des dix villes, la plus puissante et, probablement, la plus dynamique. Cette période, qui va de 1354 jusqu'en 1550 environ, comporte peu d'indications : les villes heureuses n'ont pas d'histoire. Oui, Haguenau se développe, utilisant son bois pour forger, la Moder pour moudre, tanner, rouir, apprêter des tissus qui vont être exportés jusque dans les Flandres. L'apogée de puissance de la Décapole se situe vers 1500 environ.

En 1515, premier signe d'affaiblissement, Mulhouse quitte l'union pour entrer dans celle des Cantons suisses. La défection est compensée par l'arrivée de Landau, mais les difficultés se multiplient avec la Réforme. Affichant un grand libéralisme, Haguenau accueille, en 1540, un célèbre débat théologique entre Catholiques et Réformés. Dans une Alsace qui se divise, face à Strasbourg qui bascule vers la Réforme, Haguenau reste résolument catholique. Faut-il y voir l'influence du nombre élevé d'ordres religieux établis dans ses murs (les Guillemites dès 1131, les Franciscains en 1222, les Augustins vers 1266, les Dominicains vers 1274, les Hospitalières de St Martin en 1328, les Hospitaliers de St Jean en 1354, les Recluses en 1371, les Pénitents en 1473, et j'en passe) phénomène en rapport, à l'origine, avec la forêt... Le poids de l'Eglise dans la cité fait qu'en accueillant les Jésuites, vers 1616, Haguenau prend nettement position pour la contre-Réforme. Un choix qui lui coûtera cher, puisque dès le début de la guerre de 30 ans, l'une des plus atroces que l'Alsace ait connue, Mansfeld, chef des Luthériens, occupe la ville (1621). Il reçoit, en 1632, le renfort de soudards suédois, qui vont être massacrés l'année suivante par une population excédée par leurs exactions. Lorsque la Guerre de 30 Ans se termine, en 1648, par un traité ambigu, Haguenau aura échappé aux représailles mais aura connu quatre ans de famine (1635-39) et perdu, comme le reste de l'Alsace, une bonne partie de sa population.

Mais le plus dur reste à venir. Rappelons-nous que Haguenau est un point stratégique. Dès 1663, le Roi de France fait établir, pour la ville, les plans de puissantes fortifications, car les Impériaux risquent de vouloir reprendre par la force la province concédée en 1648. Pendant la guerre de Hollande, Louvois craint que les coalisés ne se retranchent dans Haguenau... Mieux vaut prévenir... en pratiquant la politique de la terre brûlée. Il donne l'ordre à La Brosse d'évacuer la ville et de l'incendier. L'ordre sera exécuté, systématiquement. A part les églises, rien ne sera épargné. En 1677, Haguenau disparaît, entièrement brûlé - "Kalil" dira le texte hébraïque figurant sur la pierre de 1683. Mais peut-être cet incendie n'était-il qu'un avertissement à Strasbourg, qui résistait toujours aux troupes du Roi Soleil... Oui, c'est la fin des cités fières prétendant exercer un pouvoir. Le pouvoir appartient à présent au Roi. Un avertissement qui sera entendu : en 1681, Strasboug ouvre ses portes.

Période extraordinaire pour Haguenau, que celle qui, dans la quasi-indépendance à l'intérieur de l'Empire, à la tête de la Décapole, l'amène au sommet de sa puissance, puis, au lendemain d'une guerre meurtrière, voit sa puissance brisée, dans le feu, par le nouveau maître, le Roi de France.

Solidarité d'intérêts, divergences dans les coeurs

Et pendant cette période, que se passe-t-il pour la communauté juive ? Revenus après la Grande Peste, les Juifs ne retrouveront pas leur "maison" de la place de l'Hôtel de Ville. Le particulier, le sieur Baltram, Comte des Deux-Ponts, qui a profité de cette période de malheur pour arrondir son patrimoine - cela arrive-, ne veut pas la rendre. Il la cède, moyennant finances, à la Ville, qui n'est pas davantage disposée à la retourner à ses propriétaires. Mais qu'importe... Ce qui compte, n'est-ce pas, c'est d'avoir survécu. Les rescapés trouvent les ressources pour acheter une maison, faite de deux constructions contigües, dans la Hoffersgasse, l'actuelle rue du Sel. Peut-être beaucoup de maisons étaient-elles à vendre, après la Grande Peste. Ce devait être une maison modeste : ils n'étaient plus que cinq ou six familles : 25, peut-être 30 personnes. C'est le début de la deuxième synagogue... Quelques années plus tard, en 1358, les Franciscains vont contester le droit des Juifs à utiliser pour une synagogue, un emplacement qui portait, jadis, une chapelle. L'affaire s'arrangera... par l'engagement de verser une rente annuelle au couvent et à l'église...

Bientôt, à la période de prospérité de la Décapole, va correspondre une période de prospérité pour les Juifs. En un siècle, la population juive se multiplie par 6, avec 35 familles vers 1500. II est évident que la maison de la rue du Sel ne répond plus aux besoins... C'est dans ce contexte que se place notre première pierre, la magnifique pierre, avec la rose, de 1492: disons tout de suite que la croissance constatée de la communauté, et l'inadaptation évidente de la maison acquise près d'un siècle et demi plus tôt, nous amènent à penser, non à une restauration, mais à l'apparition d'une nouvelle synagogue, attenante ou non à la vieille maison.

Mais, nous l'avons vu, la puissance de la décapole tend à se lézarder à partir de 1515. La situation générale, en Alsace, devient plus précaire. Les exactions contre les Juifs et les expulsions se multiplient. En 1528, Joselman de Rosheim, l'infatigable défenseur des Juifs d'Alsace, qui traverse l'Europe à pied pour rencontrer Charles-Quint et plaider leur cause, obtient l'annulation d'un ordre d'expulsion des Juifs de Haguenau, un ordre qui prouve que la bonne entente s'était détériorée en même temps que la situation économique. Un peu après 1550 apparaît l'obligation de la rouelle : Ferdinand, à qui son frère Charles-Quint a délégué l'essentiel de ses pouvoirs, promulgue un édit dans ce sens en 1551. En 1556 apparaît pour le Baillage de Haguenau un véritable "Statut des Juifs", avec le fameux préambule :

"si on laisse vivre la nation juive - je dis bien : si on laisse vivre" - qui jusqu'ici a été tolérée par les Chrétiens dans la mesure où elle observait les lois que ces mêmes Chrétiens lui ont dictées, c'est uniquement pour rendre témoignage de la crucification de Jésus-Ch. et de la mort que cette nation a fait subir à notre sauveur et du châtiment qu'elle s'est attiré par là...."
Suit une série d'interdictions, dont celle d'acquérir sans autorisation du cuivre, du zinc, de l'étain, des habits, de la toile, etc; celle de posséder maison, sauf pour habiter, et terre autre qu'un jardin, celle de discuter religion, d'inviter les Chrétiens à venir visiter la soukah, celle de donner des pains azymes aux Chrétiens au moment de la Pâque, etc. Les Juifs doivent également s'enfermer chez eux toute la Semaine Sainte, portes et fenêtres fermées...

Ces ordres prouvent aussi a contrario que les Juifs ne se gênaient pas pour discuter religion, qu'ils avaient l'habitude d'inviter leurs voisins pendant la fête des Cabannes, de leur distribuer - déjà, car j'ai encore connu cette tradition - des matzoth à Pessah... Bref, le decret réagissait à une évidente familiarité qui s'était établie, au fil des temps, à Haguenau peut-être plus qu'ailleurs entre Chrétiens et Juifs...

En 1558 l'Empereur Ferdinand interdit les synagogues, ordre qu'il réitère en 1565, peut-être parce qu'il sait n'avoir pas été entendu. Car dès 1561 un accommodement avait été trouvé : l'interdit ne s'appliquait qu'aux Juifs extérieurs à la Ville. Ce n'est qu'en 1628, plus d'un demi-siècle plus tard, que la synagogue de Haguenau sera, temporairement, interdite, mais c'est sous l'occupation par les Réformés... Et c'est dans le même contexte tragique de la guerre de trente ans, qu'un des principaux préposés juifs sera jeté en prison : il avait osé dire que la charge financière imposée aux Juifs dépassait les bornes. Pendant cette guerre terrible, Haguenau consent à abriter les Juifs des villages voisins derrière ses murs, en leur faisant payer, il est vrai, un prix exhorbitant. Chaque adulte, chaque enfant, chaque tête de bétail est taxé, par jour de présence... Haguenau est un refuge cher, mais un refuge tout de même, et ce pendant la longue période tragique du 17ème et de la première moitié du 18ème siècle.

Ainsi, lorsqu'en 1560, l'Alsace ne comptait plus qu'une centaine de familles juives, trente d'entre elles étaient à Haguenau (et l'essentiel des autres dans les possessions des Hanau-Lichtenberg). Au lendemain de la guerre de trente ans, la population juive de Haguenau est tombée à quinze familles. Si ces Juifs restent admis, leur présence en tant que communauté est à présent, dans ces jours de souffrances, regardée d'un mauvais oeil. Ainsi, une demande de 1660 de faire venir un rabbin est sèchement refusée. Les temps ne sont plus ce qu'ils étaient. Non seulement le fléau de la guerre est présent, mais une rupture s'est produite. Haguenau est, de coeur, fidèle à l'Empire allemand, opposé au Roi de France... Les Juifs sont plutôt favorables au Roi, qui leur a accordé sa protection par un édit de 1674 et aboli, en Haute-Alsace, l'antique droit de péage, qui affiche un certain libéralisme et réduit la puissance de l'Eglise, fortement antisémite en Alsace avec les Furstenberg, évêques de Strasbourg... C'est aussi Turenne qui écrit à Vauban, toujours en 1674, au nom du Roi :

"Je fais ce mot au commandement de troupes du roy à Haguenau, pour luy dire, que le service du roy requiert qu'il fasse tout le bon traitement qu'il pourra aux Juifs qui y sont établis, pour qu'il tienne exactement la main, à ce que l'on ne touche pas à leurs franchises, immunités,...et enfin qu'il les traite de manière qu'ils n'ayent aucun subjet de se plaindre".
Et pourtant ce sont les Français qui vont incendier la synagogue en 1677, qui, comme le reste de Haguenau, sera anéantie, par le feu.

Quelle leçon tirer de cette deuxième période, qui couvre plus de deux siècles ? Peut-être, tout simplement, qu'une fois encore, on constate un parallélisme de destin : Quand Haguenau va bien, les Juifs vont bien et, prospères, ils construisent la synagogue de 1492. Quand Haguenau souffre, ses Juifs en souffrent. Quand Haguenau brûle, la synagogue brûle...

Un effort commun vers la modernité

Notre troisième période est celle de la quatrième synagogue, qui sera reconstruite après l'incendie. En même temps que Haguenau commence à se relever de ses ruines. Lentement. L'Alsace subit encore la guerre de la Ligue d'Augsbourg et celle de la succession d'Espagne. La ville est réoccupée par les Impériaux. Puis une période de calme s'installera jusqu'à la veille de la Révolution. Celte période sera traitée plus en détail lors de ce colloque. Je n'insisterai donc que sur un point : l'accueil triomphal reçu à Haguenau par les coalisés, les ennemis de la France et de la Révolution. Haguenau n'a pas encore oublié sa grandeur passée et les auteurs de ses malheurs. Mais, avec la Restauration et le Second Empire, les énergies sont tournées, à présent vers un développement industriel qui tarde à venir : les atouts anciens, l'eau, la forêt, n'ont plus court. La faiblesse numérique de la population (onze mille habitants en 1850) est un handicap pour attirer le chemin de fer, qui ne viendra qu'en 1855 ; et encore n'est-ce pas la grande ligne espérée... Une industrie domine : la brasserie, basée sur la culture alsacienne du houblon. La bourgade, ville de casernes, s'endort quelque peu. L'annexion allemande de 1872 va lui porter un coup rude, car l'industrie de la bière, ne pouvant soutenir la concurrence allemande, s'effondre...

Dans cette période qui est celle de la reconstruction et du difficile tournant vers la modernité, que se passe-t-il dans la Communauté ? Pendant que Haguenau se reconstruit, la synagogue est reconstruite. Cinq ans seulement après l'incendie, elle est réinaugurée, d'où la plaque écrite moitié en hébreu, moitié en judéo-allemand. Haguenau a retrouvé une population juive de plus de trente familles (contre quinze, après la guerre de trente ans) - soit environ 150 âmes pour une population totale de 2500 habitants - mais il s'agit de familles pauvres, venues des campagnes, dans une période qui reste trouble pendant une trentaine d'années encore. Cependant, avec le calme revenu, la Communauté intègre ses réfugiés et continue à croître. On trouve quarante familles en 1735 et le Rabbinat, refusé en 1660 - un refus facilement contourné - devient officiel. Le Rabbin Schwabe, très contesté par ses propres ouailles, pense déjà, vers 1740, à une nouvelle synagogue et, dans ce but, achète le terrain attenant à la maison de la rue du Sel, au Baron de Wangen. La communauté obtient aussi de la Commune, sans trop de difficultés, un terrain pour un nouveau cimetière, car l'ancien est devenu trop petit.

Le projet de synagogue est lent à prendre corps ; l'argent fait défaut. Pour en trouver, on vend la vieille maison de la rue du Sel : terrain et matériaux provenant de la démolition. Cela se passe vers 1780, à un moment où la Communauté atteint 64 familles : c'est à présent la deuxième d'Alsace, après Bischheim. Arrive la Révolution, puis les guerres impériales. La Communauté reste-t-elle sans synagogue, après la vente de la maison de la rue du Sel ? point du tout! Au contraire, elle en a deux à présent. Preuve, à mon sens, que, sur le terrain de la rue du Sel, la synagogue de 1492 était distincte de la maison achetée après la Grande Peste. Probablement était-elle édifiée dans la cour, à l'intérieur de l'îlot : nous avons de nombreux exemples, en Alsace, de cette disposition, permettant la coexistence d'une maison-centre communautaire (et logement du rabbin ou de l'instituteur), avec un édifice distinct consacré au culte. De plus, les juifs venus des campagnes, les "nouveaux", ont à présent leur propre oratoire, la "shoule des Neuelander", dans un local loué dont nous ignorons l'emplacement. Il faut dire qu'après la Révolution les juifs des campagnes, libres à présent de s'établir où bon leur semble, ont afflué dans celte petite ville reconstruite qui tente son démarrage industriel. Entre 1784 et 1808 la population juive double, passant à 654 âmes . Haguenau a alors, pour fixer les idées, environ 10 000 habitants: la proportion reste faible et restera faible toujours, comparée à d'autres bourgades ou à certains villages.

C'est dans ce contexte de croissance que le projet de synagogue neuve est accéléré. Un deuxième terrain, celui du sieur Tritschler, est acquis, lors d'une vente aux enchères, en 1813, par les fidèles des deux communautés réunies. Les promoteurs dynamiques et argentés de l'opération sont les chefs de la communautés, issus de quelques familles, en particulier les Moch, les Bernheim, les Cerf et les Weill, plus ou moins alliées entre elles et avec les "grands de l'époque" (en particulier la famille de Cerf Berr), enrichies par l'approvisionnement des armées françaises. Le jeep et le half-track de l'époque, c'est le cheval, et l'essence, c'est l'avoine et le foin... Il faut renouveler les chevaux souvent : c'est la "remonte", qui nécessite des interlocuteurs sérieux et compétents... Il faut se rappeler qu'après l'annexion et jusqu'à la Révolution, les Alsaciens, dans leur majorité, boudent la France.. Les Juifs d'Alsace, au contraire, nouent des liens avec ces nouveaux maîtres, esprits plus ouverts, plus tolérants : c'est Louis XIV qui abolit l'impôt spécial frappant auparavant chaque Juif, parce que Juif. Ainsi, c'est au sortir desguerres napoléoniennes que l'ambitieux projet de synagogue neuve devient réalité.

La construction, dont nous reparlerons, sera inaugurée, en grande pompe, le 9 août 1821 : le préfet requèrera même la présence de la force publique, pour éviter tout désordre lorsqu'on transportera, en grande pompe, le rouleau de la Loi de l'ancienne à la nouvelle synagogue ; entendez, de la synagogue louée à la synagogue inaugurée. (Car l'autre maison de prières était contiguë).

Nouvelle et ancienne synagogue vont coexister quelque temps: nous le savons par un litige qui a opposé, en 1821, le Président de la Communauté, Kopel Moch, au chantre, R. Lipmann : celui-ci a été interdit d'officier dans les deux synagogues, "l'ancienne et la nouvelle"... (document traduit et publié par le grand rabbin Max Warschawski). D'autres documents nous apprennent que la synagogue a été modernisée autour des années 1860 : entendez par là que l'on a fait glisser la bima (estrade) vers l'avant, pour l'accoler à l'Aron Hakodesh (arche sainte) - et, comme partout, on est passé de l'éclairage par cierges à l'éclairage au gaz... La Communauté de Haguenau se veut dynamique et moderne, puisqu'elle est l'une des premières à effectuer ces transformations, comme elle sera l'une des rares communautés hors de Strasbourg à faire installer un orgue, modernisation vivement combattue par les rabbins.

L'an 1872 est, pour cette communauté en pleine ascension, l'année de la catastrophe : j'ai dit que le houblon était devenu une spécialité de Haguenau. Or, sur dix firmes spécialisées dans ce négoce, neuf sont juives : avec leur famille, ces marchands quittent l'Alsace. C'est le commencement du déclin. La communauté n'atteindra plus jamais le chiffre record de 732 âmes qui était celui du milieu du siècle.

Remarquons, là encore, pendant cette troisième période couvrant deux siècles, l'identité de destin : pour Haguenau comme pour ses Juifs, c'est d'abord une difficile reconstruction, un lent développement débouchant, au début des temps modernes, avec de nouvelles activités, sur une certaine prospérité, mais que l'annexion allemande vient remettre en cause.

Je résumerai très vite la dernière période, celle allant de 1872 à nos jours, car elle n'est plus vraiment en relation avec notre sujet : l'apparition des synagogues successives.. Remarquons seulement la joie partagée du retour à la France en 1918, les destructions partagées de la dernière guerre - la forêt avait gardé sa valeur stratégique - la courageuse remise au travail pour relever les ruines, la recherche difficile d'un nouveau souffle, tous ces évènements valables aussi bien pour la Communauté que pour la population toute entière.


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