Un message crypté dans l'inscription synagogale de Haguenau ? (1)
par Yaakov BENTOLILA
Université Ben-Gourion du Néguev Beer-Sheva, Israël
in Revue des Études Juives, 155 (3-4), juillet-décembre 1996, pp. 461-468


L'inscription synagogale de Haguenau, aujourd'hui dans la nouvelle synagogue de la ville, publiée par Gérard Nahon (2), avait déjà été évoquée dans l'ouvrage d'Élie Scheid , ainsi que dans différents articles d'autres auteurs (3). Cette inscription est composée de neuf lignes disposées dans un tympan couronné d'une rosace, symbole ancien de la ville de Haguenau. La première ligne, à la pointe du triangle, comporte un seul mot, et la neuvième ligne, à la base, cinq mots et demi :

Nous donnons ci-après, avec quelques modifications, la traduction de G. Nahon (4) :

La pierre
Que voici
Nous l'avons posée  (5) comme tête d'angle (6)
Du sanctuaire temporaire (7) ; Que revienne (8)
Vers nous (9) en guise d'offrande l'argent qui
Fut amené pour la réparation du Temple (10) dans des cris de joie (11)
Que le Seigneur nous envoie Elie son serviteur (12) pour le cons‑
truire et le fonder
(13)  avec bonheur et exultation (14) ; et qu'-
On réponde moult
(15)  amen en tout temps (16)

Le texte est composé de cinq vers, dont quatre de six mots, et le quatrième, de huit mots :

    פנה לראש שמנו אשר הזאת האבן
    לעלה לנו יבא בא מעט למקדש
    ברנה הבית לבדק הובא אשר הכסף
בגילה בטוב וליסדו לבנותו עבדו אליהו ה ישלח
    וענה עת בכל אמן מאד ויענו

Dans une conférence prononcée à un colloque célébrant cinq siècles d'histoire juive à Haguenau, M. Robert Weyla fait le rappel de ce qui avait été dit sur cette inscription synagogale. Reprenant la traduction du grand rabbin Joseph Bloch  (17), M. Weyl reconsidère les lectures proposées par ses devanciers et, tenant compte des rimes qu'il a été le premier à constater, où "נה-" (-na) alterne avec "לה-" (-la), relit le cinquième vers en y corrigeant le premier et le dernier mot - ויענו et וענה. L'identité du final du mot וענה ne fait plus de doute, étant donnée l'occurrence d'un avec une configuration identique dans le mot אליהו (1.7; v. 4). Il me semble qu'avec les corrections apportées à ces deux mots tous les graphèmes du texte sont définitivement établis. J'ajouterais toutefois un détail concernant le second lamed du mot לעלה (. 5; y. 2). La "banderole" de ce lamed a subi une cassure ; celui qui a restauré le haut du lamed, lui a peint une nouvelle banderole, qu'il a été obligé d'étirer vers l'arrière, car le résidu de la banderole originelle, pris pour une couronne, empêchait de le tracer à la verticale (comme c'est le cas des autres lamed  du tympan, qui, toutes, présentent une banderole verticale). Cette retouche doit être récente, puisqu'elle n'est pas constatée dans le dessin de Pierre Nuss (18).

Si le texte est à présent établi d'une façon satisfaisante, j'ai quelque raison de croire, néanmoins, qu'on n'a pas encore tout lu dans le message qu'il apporte. Tout d'abord en ce qui concerne la datation du tympan ; l'année 1492 avait été proposée par Élie Scheid (19), qui avait cru voir un chronogramme dans les différentes lettres surmontées de couronnes en forme de trèfles. La date de 1492, bien qu'admise par tous ceux qui ont successivement étudié ce texte, à l'exception de Nahon (v. infra), ne peut pas être retenue. Car les couronnes ne sont pas disposées d'une façon univoque (20)  ; c'est pourquoi "l'addition [de ces valeurs numériques] ne nous livre pas le nombre (5)252, soit l'année vulgaire 1492 que nos prédécesseurs voulaient y trouver" (21). Ces signes n'ont pas dû remplir la fonction chronogrammique qu'on leur a si longtemps attribuée. M. Isi Rosner et moi, lors d'une visite sur place, où l'occasion nous a été donnée d'observer (et de photographier) de près l'inscription, avons constaté que quelques uns de ces signes servaient à indiquer les finales des vers :

Restaient neuf signes à expliquer. A bien les examiner, une fois écartée l'hypothèse d'une signification numérique, j'ai pu voir que ces couronnes se groupent, trois par trois, autour des lignes 7-9 (22), qui constituent les vers 4 et 5. Ces deux vers sont donc "marqués". D'ailleurs, ils le sont aussi par ce fait, qu'ils ont en commun, de présenter des mots scindés en deux : "לבנותו" (v. 4) est divisé en "לבנו" (fin de la 1. 7) et "תו" (début de la 1. 8) ; "ויענו" (v. 5) est divisé en "וי" (fin de la 1. 8) et "ענו" (début de la 1. 9). Tout cela semble refléter l'intention de mettre en évidence les dernières lignes de l'inscription.

Comme nous l'avons dit, le vers 4, surtout, se détache par une caractéristique exceptionnelle : il compte deux mots de plus que les autres. Si l'on omet "עבדו" et "בטוב" par exemple, le message ne perd rien et le rythme gagne en cohésion :

פנה לראש שמנו אשר הזאת האבן
לעלה לנו יבא בא מעט למקדש
ברנה הבית לבדק הובא אשר הכסף
בגילה וליסדו לבנותו אליהו ה ישלח
וענה עת בכל אמן מאד ויענו

Trois questions se posent :

  1. Pourquoi le texte ne comporte-t-il pas un nombre égal de mots par vers?
  2. Pourquoi les deux derniers vers comportent-ils des mots scindés?
  3. Pourquoi, enfin, ces deux derniers vers ont-ils été marqués?
La première de ces questions, surtout, s'impose. Elle souligne un détail qui nous force à écarter la possibilité d'un simple hasard ou d'une maladresse, en réponse aux deux autres questions (23). Nous croyons que la singularité des deux derniers vers nous délivre un message crypté, dont la clé serait deux mots superflus. Lisons attentivement la ligne 7:
ישלח ה אליהו עבדו לבנו
"Que Dieu envoie son serviteur Elie pour le constr..."

M. Isi Rosner a déjà attiré l'attention sur le fait que, dans la tradition juive, la reconstruction du Temple, qui est évoquée dans ce passage, n'incombe pas au prophète E1ie (24). Cette fois, c'est une irrégularité dans le contenu du message qui nous pousse à une lecture plus attentive. Comme il n'y a pas d'espaces entre les mots (voir Fig. 1), on peut aussi lire :

ישלח האל יה ועבדו לבנו
"Et (25) le Dieu Yah a envoyé [Son fils] et on a servi Son fils" (!!)

Ne s'agit-il pas là d'une phrase composée sous la contrainte de l'autorité chrétienne ? Plusieurs indices portent à le supposer :

  1. L'adjonction de deux mots ne suggère-t-elle pas la nécessité de chercher un ajout (de deux mots) dans le contenu - en l'occurrence: "ועבדו לבנו" ("...et on a servi Son fils")?
  2. La ligne 8 se termine par "וי", exclamation de deuil et de détresse.
  3. L'expression "ויענו מאד", traduite par "on répondra fortement", est assez singulière du point de vue linguistique: l'adverbe מאד a normalement le sens de "très" (quantificateur de situation ou de condition) et ne rend que très exceptionnellement le sens de "fortement" (quantificateur d'action) (26).
    Examinons de près cette tournure. Comme on l'a déjà signalé (27), elle rappelle la seconde partie de Psaumes 116:10 "אני עניתי מאד", chanté dans le cadre du Hallel, lors des prières des jours de fête. On peut donc y voir un détail d'allégresse (l'inauguration de la synagogue en serait une raison valable), mais soyons attentifs à la signification littérale : "Je suis vraiment bien malheureux !" (28), et surtout au verset suivant : "אני אמרתי בחפזי כל האדם כוזב" - "moi qui disais dans mon trouble : 'Tout homme est menteur'"
Le recours à ce qu'on peut appeler une "connotation cachée", n'est pas une démarche invraisemblable. Elle consiste à citer une source, non seulement pour les connotations directes qu'elle apporte, toujours dans un contexte complaisant, mais aussi pour celles, avec un esprit d'animosité, que connote la suite (ou le début) non citée. Cette façon de procéder pouvait convenir aux Juifs au moyen-âge qui, étant dans un état de soumission totale, se donnaient le droit d'évoquer par allusion des pensées polémiques (29).

Si notre supposition est juste, on peut se demander quand et dans quelles circonstances un tel message a pu être rédigé. La date de 1492 ayant été écartée, on peut essayer de situer l'évènement qui l'aurait motivé tout au début de l'histoire de la synagogue. Selon Elie Scheid,

"Dix ans après l'acquisition de la synagogue, l'église et le couvent des Franciscains trouvèrent mauvais que les Juifs officiassent dans ce temple, parce qu'autrefois... il avait existé [dans la même maison] une chapelle placée sous l'invocation de saint Jacques. La communauté s'empressa de s'arranger avec ces deux puissances, et au mois de septembre 1358, acquit le droit d'officier dans la synagogue, en s'engageant par traité à payer tous les ans six deniers de rente foncière au couvent, autant à l'église, et deux deniers au sacristain chargé de faire les encaissements" (30).

Il ne nous est pas interdit d'imaginer que cet accord comprenait aussi une clause, non consignée par écrit, et qui aurait été à l'origine de ce discours si singulier. Les autorités chrétiennes pouvaient avoir exigé l'insertion d'un détail textuel, où ils continueraient à voir la consécration du lieu à leur culte; et les Juifs s'en seraient tirés d'un texte si embarrassant, en le parsemant d'allusions ambiguës, de sorte qu'il ne trahisse pas leur foi. On peut supposer aussi que le double-sens du texte était connu des deux "parties" : chacune pouvait y lire ce qui lui convenait.

BIBLIOGRAPHIE :

NOTES :
  1. Cet article a été écrit suite à des entretiens que j'ai eus avec mon beau-frère, M. Isi Rosner de Strasbourg. Grand nombre des idées qui y sont exprimées sont le fruit d'une réflexion commune.    Retour au texte.
  2. Nahon, pp. 236-238.    Retour au texte.
  3. Voir les références rapportées par Nahon, p. 236.     Retour au texte.
  4. Nahon, p. 238.    Retour au texte.
  5. Cf. Genèse 28:22.   Retour au texte.
  6. Cf. Psaumes 118:22.    Retour au texte.
  7. Cf. Ezéquiel 11:16.    Retour au texte.
  8. La locution בא יבא est une citation prise dans Psaumes 126:6.    Retour au texte.
  9. "Que revienne vers nous" a ici le sens de"Que nous soit compté".    Retour au texte.
  10. Cf. 2 Rois 12:8.    Retour au texte.
  11. Cf. Psaumes 126:6; cf. I. 3, où nous avons une autre allusion au Psaume du "retour des déportés" (Dhorme, 11, p. 1184).    Retour au texte.
  12. Cf. Malachie 3:23.    Retour au texte.
  13. Cf. Zacharie 8:9.    Retour au texte.
  14. Cf. Isaïe 65:18.    Retour au texte.
  15. Cf. Psaumes 116:10.    Retour au texte.
  16. Dans l'inscription nous avons deux vocables en juxtaposition synonymique, עת וענה que nous avons rendus par le seul mot "temps".    Retour au texte.
  17. Bloch, p. 8.    Retour au texte.
  18. Ce dessin, produit dans Scheid, p. 9, a été repris depuis dans presque toutes les publications qui lui ont succédé.    Retour au texte.
  19. Scheid, p. 9.    Retour au texte.
  20. "...les signes placés sur les lettres   "ו, מ, מ, ה...  ou â côté d'elles..." (Scheid, p. 9 - c'est nous qui soulignons).    Retour au texte.
  21. Nahon, p. 238.    Retour au texte
  22. Dans la 1. 7 - sur le (ה représentant le nom de Dieu), sur le yod de אליהו, et sur le beth de  עבדו; dans la 1. 8 - sur le samekh de וליסדו, sur le beth de בטוב, et sur le lamed (en fait, la couronne constitue sa banderole) de בגילה.; dans la 1. 9 sur le mem de מאד, sur le mem de אמן et, enfin, sur le nun de ענה.    Retour au texte
  23. Le caractère recherché de l'inscription ressort de plusieurs détails, p. ex., les diverses allusion bibliques, le "jeu de mots" que comporte le dernier vers, qui débute et se termine par deux vocables de même racine, ainsi que par ce que nous allons développer par la suite.    Retour au texte
  24. Cf. Weyl, p. 132..    Retour au texte
  25. Le yod par où débute cette ligne est lu ici comme waw; en effet c'est le plus grand yod de toute l'inscription, au point d'atteindre la taille d'un waw -  nous aurions donc ici un graphème ambigu..    Retour au texte
  26. Par exemple, dans Gen. 19:3,9. Dans cet article nous avons traduit מאד par un mot capable de rendre l'ambiguïté ressentie : moult.    Retour au texte
  27. Nahon, p. 238..    Retour au texte
  28. Les traductions en français des versets bibliques sont de Dhorme..    Retour au texte
  29. On l'a remarqué dans la prière pour la paix du roi", où tout une pléthore d'éloges et de bons voeux sont encadrés de citations dont le contexte peut suggérer une attitude tout opposée. La prière commence par "הנותן תשוע למלכים ... הפוצה את דוד מחרב רעה" (Psaumes 144:10: "Toi qui accorde la victoire aux rois, qui sauves Ton serviteur David de l'épée de malheur") visant à souhaiter au roi les faveurs divines que Dieu avait accordées à David, mais la suite non citée oppose une dénégation : "פצני והצילני מיד בני נכר אשר פיהם דבר שוא וימינים ימין שקר"  (verset 11: "sauve-moi, délivre-moi de la main des fils de l'étranger, dont la bouche dit des faussetés et dont la droite est une droite mensongère"). Dans le verset 10 qui amorce la prière en question on a intercalé "מלכותו מלכות כל עולמים" (cf. Psaumes 145:13: "Ton règne est un règne de tous les siècles"), dont la suite non citée évoque l'espoir d'être un jour délivré d'un état d'extrême dépendance : "סומך לכל הנפלים וזוקף לכל הכפופים" (verset 14: "Il soutient tous ceux qui tombent, Il redresse tous ceux qui sont courbés"). Dans la suite de la prière, parmi les attributs de Dieu, à Qui on s'adresse pour le salut du monarque, on note ces paroles : "הנותן בים דרך ובמים עודים נתיבה" (Is. 43:16: "lui, qui ouvrit une route dans la mer, un chemin dans les eaux violentes"); il est fait allusion ici aux délivrances d'Égypte et de Babylone, dont les rois, à l'instar du monarque contemporain, détenaient un pouvoir absolu. Toutefois, le vrai souverain d'Israël est Dieu, comme le dit le verset précédent : "אני ה' קדושכם בורא ישראל מלככם" ("Je suis D., votre saint, celui qui a créé Israël, votre Roi"). Il est probable qu'on fait allusion aussi à la suite non citée :" המוצא רכב וזוז חיל ועזוז יחדו ישכבו בל יקומו דעכו כפשתה כבו" (verset 17: "lui qui mit en campagne des chars et des chevaux, une armée et des forces militaires, - ils se sont couchés, ils ne se sont plus relevés, ils se sont éteints comme une mèche, ils se sont consumés").
    Ainsi donc on s'est ingénié à invoquer à l'égard du monarque contemporain, "dans les coulisses" de cette prière, un sort tout contraire à ce qu'on évoquait ouvertement d'une façon si solennelle. Ce message était toujours entendu dans son sens révélé et bienveillant quand le roi était bon et magnanime, mais quand on était obligé de faire l'éloge d'un despote, on pouvait se référer au sens crypté.
    Les sources juives (cf. Fenton (Yenon), n. 5) n'avouent pas "le secret", cela devait être trop dangereux. Toutefois, le traducteur araméen du livre d'Esther, le laisse filtrer, en le mettant dans la bouche de Haman, comme s'il s'agissait d'une accusation antisémite : "חד לשבעא יומין שבא, עלין לבית כנישתהון, מתרגמין בנביאיהון ולייטין למלכנא ותברין לשולטננר" (Second Targum de Esther 3:8: "...une fois par semaine il font Shabath, vont dans leurs synagogues, lisent dans leurs livres, traduisent leurs prophètes et maudissent notre roi et nos ministres...").
  30. Scheid, p. 12, qui donne (dans la n. 2) la référence du traité: Archives de Strasbourg. Livre de Colligendes des Franciscains. D. 192; cf. aussi: Weil, p. 34; Mentgen, p. 274. Malheureusement, je n'ai pas pu trouver ce document ni dans les Archives municipales de Strasbourg, ni dans les Archives départementales du Bas Rhin.


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