Le judaïsme rural dans le Bruch de l'Andlau : l'exemple de Fegersheim
Bertrand Rietsch
Publication de la Société d'Histoire des Quatre Cantons
(Benfeld, Erstein, Geispolsheim, Illkirch-Graffenstaden) - 2003


IV.   ÉVOLUTION GLOBALE DE LA POPULATION JUIVE À FEGERSHEIM

Pour mener à bien la connaissance de l'évolution de la population juive de Fegersheim, différents documents ont été compulsés. Nous suivrons la chronologie événementielle pour appréhender l'évolution démographique.

L'étude de ces différents documents permet de reconstituer avec le plus de sérieux et précisions possible la généalogie des familles, et par là-même les liens tissés par la communauté, d'une part à l'intérieur du périmètre villageois, d'autre part vers l'extérieur. Il est à noter le fabuleux travail de A. A. Fraenkel qui a recensé tous les contrats de mariages juifs du 18ème siècle dans les deux départements des Haut- et Bas-Rhin (1). Ce document sera l'une des références du présent article.

1. Les carnets de circoncision 1773-1794 (et 1802) Mohelbuch

Ce sont quasiment les seuls documents d'avant la Révolution permettant de se faire une idée du nombre de naissances juives.

La circoncision était rituellement effectuée le huitième jour après la naissance ; il est ainsi possible d'une part de calculer la date exacte de la naissance des enfants mâles et, d'autre part, d'estimer le nombre total de naissances sur une période donnée. Durant l'opération, l'enfant est mis sur les genoux du sandaq, le parrain. Selon la coutume, le sandaq est le père ou le grand-père paternel du bébé ; viennent ensuite le grand-père maternel, ou un oncle qui, dans ce cas, donne souvent son prénom au petit.

La liste ci-après est reprise de l'article d'Eliane Roos-Schuhl (11) :

En l'espace de vingt ans (avril 1774 à janvier 1794), 33 naissances d'enfants mâles ayant survécu une semaine au moins peuvent être dénombrées. Si l'on considère que le nombre de naissances féminines doit être équivalent, nous arrivons à 66 naissances en 20 ans, soit environ 3,3 enfants par an ayant survécu la première semaine. La proportion d'enfants ne survivant pas au-delà d'une année est estimée à environ 16 % (voir plus loin). En tenant compte des enfants mort-nés, nous pouvons estimer le nombre de naissances à environ 3,5 enfants par an durant la période de référence 1774-1794.

Suivent d'autres documents plus récents permettant de suivre l'évolution de la population juive :

2. Recensement de la population juive du 17 novembre 1784

Ce recensement fait apparaître un nombre de 175 individus, répartis dans 40 familles (ratio individus/ feux = 4,1).

3. En 1790, la municipalité de Fegersheim présente une requête au Conseil Général du Bas-Rhin qui précise :

"... il se présente journellement des juifs qui demandent de s'établir dans la dite commune... Il y a 42 ménages dans la commune qui occasionnent une telle chereté dans les vivres que le pauvre journalier est hors d'état de se nourrir." (12)

La population peut s'estimer, suivant le même ratio que ci-dessus, à 183 personnes.
Un autre graphique nous indique la part de la population juive par rapport à la population catholique du village. Il est visible que la période révolutionnaire a produit un accroissement relatif de la population juive.
Mais laissons la parole à Jean-Paul Lingelser (13) : "Nous constatons tout d'abord une très forte progression de la population juive, ce qui ne peut s'expliquer que par un apport extérieur lié à leur nouveau droit de s'établir où ils veulent. Cet accroissement de juifs est le plus élevé de toutes les communes du Bas-Rhin. D'autre part, l'augmentation continue du pourcentage des juifs par rapport à la population globale est d'autant plus remarquable que la famille israélite est beaucoup moins nombreuse que la famille catholique. Ainsi en 1781, nous comptons 44 familles juives soit environ 4 membres par famille et seulement 106 familles catholiques, soit près de 8 membres par famille. Les catholiques avaient donc, en moyenne, trois fois plus d'enfants ue les juifs."

4. Application du décret impérial n° 3589 du 20 juillet 1808

Ce décret, signé par Napoléon, indique dans son article 1 : "Ceux des sujets de notre Empire qui suivent le cul te hébraïque, et qui jusqu'à présent, n'ont pas de noms de famille et de prénom fixes, seront tenus d'en adopter dans les trois mois de la publication de notre présent décret..." A cette date, 294 juifs du village adoptent un patronyme. Nous en verrons quelques exemples dans la suite de ce document.

5. Inventaire de la population effectué suivant l'Arrêté du 21.9.1819 de M. le Préfet

Cet inventaire (14) se base sur l'occupation des maisons et reflète aussi bien le nombre de résidents que leur aisance, en mentionnant les valets, servantes et autre. Sur une population totale "comptée" de 1 114 résidents à Fegersheim (Ohnheim exclu), il y a 323 juifs, soit 29 % de la population de Fegersheim même (22 % de l'ensemble Fegersheim et Ohnheim).

6. Recensement de la population israélite de la commune de Fegersheim à l'époque du ler octobre 1833 fait le 26 octobre 1833, signé Schneider (15)
Garçons 128
Filles 134
Hommes mariés 70
Femmes mariées 70
Veufs 11
Veuves 14
Militaires aux armées 0
Total 427
 
7. Recensement de la population israélite de la commune de Fegersheim en 1840 fait le 10 novembre 1840, signé Meyer (16)
Population générale : 1758
Population israélite :

457

 
8. Dénombrement des populations des années 1851 et 1870 (17)
Année Dénombrement
Fegersheim/Ohnheim
Dénombrement
Juifs
1851 1938 554
1870 70 456

Les problèmes économiques ainsi que les tensions internationales qui déboucheront sur la guerre de 1870 provoqueront l'émigration de nombreux israélites vers d'autres lieux. L'effet de la Révolution de 1848 ne doit pas être négligé non plus : durant cette période, de nombreux troubles anti-juifs eurent lieu en Alsace et cela a sans doute contribué à des désirs d'émigration d'une partie de la population juive... "A partir de 1860, nous verrons petit à petit le départ des Juifs des régions rurales. L'évolution économique, les nouveaux moyens de transport n'obligeaient plus les marchands de bestiaux, de céréales ou de houblon à habiter le village où ils travaillaient" (18).

Le tableau ci-dessous , non exhaustif, représente néanmoins la synthèse des mentions marginales relevées dans les actes de l'Etat civil. Le classement est fait par ordre alphabétique.


EMIGRANTS JUIFS DURANT LE 19ème SIECLE
NomPrénom Date de
naissance
Mentions marginales Age au
départ
ADLERLéon 15.11.1854 A Lyon le 12.1.1872 18
ADLEREmanuel 22.6.1857 A Lyon le 15.6.1871 14
BLOCHHeymann 23.4.1854 Amérique 10 juillet 72 18
BRAUNSCHWEIGHenriette 8.2.1854 Vevey-Suisse le 17.10.1868 14
FREYMANN Aron 20.6.1853 Amérique New York le 8.4.1872 19
FREYMANN Jeannette 20.6.1856 Amerika (New York) 14 Oktober 1876 20
FREYMANN Gaston 12.3.1884 Vers les USA le 4.1.1901 17
HEMMERDINGER Michel 13.8.1852 A Bruxelles (Belgique) le 28.11.1868. A opté 16
KLEIN Jacques 2.1.1860 A demandé le 11 février 1878 un passeport pour la France 18
KLEIN Bernard 23.3.1858 Parti le 14.7.1872 à Mount Pleasant Amérique 14
KLEIN Abraham 1.12.1859 22.7.1878 Amerika 19
KLEIN Sylvain 12.1.1866 Reisepass nach Amerika den 21.6.1883 17
KLEIN Maurice 4.3.1863 Entlassungsschein vom 5.11.1883 20
KLEIN Alexandre 2.4.1864 Entlassungsschein vom 17.11.1883 19
KLEIN Léon 10.7.1863 Certificat Lyon 10/85 22
LEDERMANN Jérôme 29.7.1852 Amériques 2 juillet 1872 20
LEVI Moïse 2.11.1854 En France 23.7.72 18
MANNBERGER Marc 2.6.1853 Amériques 3 sept. 72 19
MANNBERGER Michel 27.4.1857 Amérique le 25 avril 1873 16
MANNBERGER Charlotte 15.2.1859 A Terre Haute, Nord Amerika, le 24.7.1873 14
MANNBERGER Marc 15.3.1860 A Terre Haute Amérique septentrionale chez son oncle Louis Rothschild le 24.7.1873 13
MANNBERGER Marc 14.6.1866 Entlassungsschein vom 29.5.1884 18
MEYER Elias 12.3.1848 En Amérique, Californie le 2.4.1872 24
MEYER Henriette 31.1.1849 Amériques 19.11.1866 17
MEYER Alexandre 27.7.1851 Parti pour l'Amérique le 25.5.1865 14
MEYER Gabriel 16.3.1858 Amerika 23 juin 1873 15
MEYER Salomon 13.2.1851 Amérique 10.7.72 21
MEYER David 25.11.1852 A Paris (le 1er juin 1871) Amérique 19
MEYER Lucien 27.2.1863 A Lyon septembre 1883 20
MEYER Léon 13.1.1862 A Paris le 25 septembre 1878 16
MEYER Arthur 31.7.1864 En Amérique à New York avec ses parents le 24.7.1873 09
MEYER Mathilde 11.8.1866 En Amérique le 24.7.1873 07
NEUMANN Paul 25.8.1868 Entlassungsschein vom 19.10.85 17
ROSENBERG Benoît 14.1.1860 A Lyon chez M. Charles Hensch  
RUFF Jules 30.10.1862 Entlassungsschein vom 14.3.1879 17
WEILL Michel 27.5.1852 A Chaumont (Haute-Marne) 15 juin 1871 19
WILDENSTEIN Gustave 10.2.1852 3 juillet 1872 New York 20
WILDENSTEIN Nathan 8.11.1851 A Paris  
WILDENSTEIN Mirtil 9.7.1865 Entlassungsschein vom 12.12.1879 14
  Âge moyen au départ
(en années)
âge mini âge maxi
Garçons : 17,5 9 24
Filles : 14,4 7 20

A compter des années 1872-1880, de nombreux juifs commencent à s'installer "en France", c'est-à-dire hors de l'Alsace devenue allemande, ainsi que dans différents pays étrangers, les Etats-Unis arrivant en tête des pays d'accueil. Une tranche d'âge complète a quitté le village, essentiellement les garçons : les contraintes en période de trouble y ont vraisemblablement fortement contribué.

La liste ci-dessus ne reprend pas l'intégralité des départs ; par exemple, lors du départ de Arthur Meyer, il est rajouté "parti avec ses parents", ces derniers n'étant pas répertoriés comme partants. Par ailleurs, ce tableau n'a pas été croisé avec les demandes de passeports. Il permet néanmoins de se faire une idée du flux des migrations à cette époque.

Sur les différentes destinations retenues par les émigrants et indiquées dans les actes, on remarquera que la France en général (Lyon étant la ville de prédilection) est choisie par 10 migrants (30 %), les pays européens (Suisse, Belgique) par 2 personnes (6 %), et les "Amériques" par 21 israélites, représentant la plus forte proportion (64 %), soit environ les deux tiers des migrants.

Un article de presse (19) nous donne quelques précisions : "Mon grand-père [Nathan Wildenstein] a également caché sa tragédie personnelle : en 1870, quand il a quitté l'Alsace, son père l'a maudit... Sa famille habitait Fegersheim depuis 1709... Le père de mon grand-père s'appelait Lazare. Il vendait des chevaux de poste et des bestiaux... En 1870, il s'est forcément produit un drame épouvantable chez les Wildenstein. Les Prussiens arrivaient. Mon grand-père a quitté Fegersheim et sa famille. Cela a dû être pénible. Il y a sûrement eu du sang sur les murs... Il a refusé de devenir allemand. Il avait la volonté farouche de rester français. En 1871, Nathan a fait son service militaire au 48ème régiment d'infanterie, à Châlons-sur-Marne"

Il est à noter qu'à compter de 1889 on ne trouve plus mention que d'un, voire aucun, mariage annuel juif, alors que durant les années fastes du 19ème siècle on pouvait dénombrer assez régulièrement six, sept, voire jusqu'à dix mariages juifs par an à Fegersheim.

La première grande vague de décroissance de la population juive de Fegersheim a eu lieu entre 1850 et la guerre de 1870, comme on pouvait le penser.

L'article de Jules Hertrich (20) nous indique "... certain commerce local qui est entre les mains des Israélites, s'y est développé... La fondation des caisses "Raiffeisen" a été funeste à leur commerce, et depuis ils quittent peu à peu le village..." Effectivement, la création de ces caisses vers 1882 coupa l'herbe sous les pieds des israélites, qui n'eurent plus la possibilité de recourir au prêt d'argent dans les campagnes.

9. En 1910, il reste 186 juifs à Fegersheim.

10. En 1919, l'école israélite ferme ses portes par suite du manque d'élèves.

11. Jules Hertrich, en 1936, mentionne encore :
"L'exode des familles israélites n'a pas cessé, et le nombre total des habitants juifs atteint à peine quatre-vingts." (21)

12. En 1939, il ne reste plus que 20 familles juives à Fegersheim.

En résumé, ci-contre, le graphique de l'évolution de la population juive de Fegersheim
On voit aisément sur ce graphique que la croissance a été régulière jusqu'en 1851, date du maximum de la communauté juive de Fegersheim.

Le 3 septembre 1939 scellera définitivement le destin des juifs d'Alsace en général et de la communauté de Fegersheim en particulier : c'est en effet à cette date que fut déclarée la guerre à l'Allemagne, occasionnant la fuite d'environ 15000 juifs d'Alsace et de Lorraine.

Fegersheim n'était pas évacuée, mais un certain nombre d'israélites s'était réfugié dans d'autres départements. Dès l'arrivée des troupes allemandes, une des premières mesures de l'occupant fut d'expulser les familles juives vers "l'Intérieur". Là, tant les réfugiés volontaires que les expulsés furent concernés par les promulgations du Statut des juifs de Vichy en date du 3 octobre 1940 et du second statut daté du 2 juin 1941, éliminant les juifs des principales professions, Par ailleurs, l'occupant est décidé à anéantir toute la population israélite et, en ces temps sombres, il ne reste plus un seul juif dans le village. On notera qu'entre 1933 et 1947, soit durant 15 années, aucun mariage juif n'est mentionné dans l'Etat civil de Fegersheim.

Beaucoup de juifs sont partis sous des cieux plus cléments, mais certains hélas ne feront que grossir le chiffre des déportés.
En mémoire des disparus, ci-dessous la liste des personnes du village qui ont été déportées du fait de l'idéologie et de la cruauté d'un despote ; ce ne sont pas que des noms et des dates, ce sont des personnes qui ont vécu et souffert et dont beaucoup sont mortes pour une cause qui n'aurait pas dû être la leur.

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