Le bain rituel de Bischheim
par Robert WEYL
Extrait de JUIFS EN ALSACE, 1977

(Ce travail a bénéficié de l'aide précieuse et de l'expérience de Monsieur Hans Zumstein, conservateur du Musée de l'Œuvre Notre-Dame à Strasbourg. Nous lui exprimons notre très vive reconnaissance.)

Le mot miqve qui signifie littéralement un rassemblement des eaux, désigne un bassin d'eau pure; l'immersion totale dans cette eau rend rituellement pur. Depuis la destruction du Temple, les lois régissant cette immersion rituelle ne s'appliquent plus guère qu'à la femme nida (rendue impure par sa menstruation) et au prosélyte. Pourtant les hommes pieux se rendent au bain rituel les veilles de shabath et des jours de fête. En ce qui concerne la femme nida, les relations maritales avec elles sont strictement interdites, et constituent un délit d'une extrême gravité. Ces relations ne peuvent être reprises qu'après le bain rituel. On comprend donc l'importance du miqve et sa place dans la hiérarchie des institutions communautaires. Des rabbins ont déclaré qu'il était permis de vendre une synagogue pour pouvoir construire un miqve. Dans des localités où il n'existe pas de bain rituel, les rabbins ont autorisé l'immersion dans un cours d'eau, sous certaines conditions. Ce pis-aller fut pratiqué par les quelques familles juives qui avaient échappé aux massacres et aux expulsions du 14e siècle.

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L'accès au miqveh de Bischheim avant sa restauration

La trappe menant au miqveh
© M. Rothé

Dès que les communautés juives en eurent la possibilité, elles eurent à cœur d'aménager un miqve bien avant de se préoccuper de leur synagogue, car s'il est admis que l'Eternel accueille les prières d'où qu'elles viennent, une femme nida demeure interdite à son mari, quelles que soient les circonstances.

Maïmonide a mis l'accent sur la spiritualité du bain d'immersion, l'impureté relevant autant de la propreté morale, que de la propreté physique. Aussi, un bain pris sans y attacher une intention spéciale, ou ailleurs que dans un miqve, est considéré comme sans valeur. Le traité Miqvaot de la Mishna est consacré à l'étude des bains rituels, traité que nous n'avons pas la prétention de résumer ici. Les règles que doit suivre le constructeur d'un miqve peuvent être groupées en deux chapitres, celles qui se rapportent à la construction du bassin lui-même, et celles qui concernent l'eau qui le remplit.

Un miqve doit être construit sur place, et non préfabriqué, ce qui lui donnerait le caractère de “récipient” ; il peut être creusé dans le sol ou taillé dans le roc il doit être étanche sans colmatage, et contenir un minimum de quarante séa d'eau rituellement qualifiée, soit plus de cinq cents litres. Une eau provenant d'une source naturelle : eau de source, nappe phréatique, convient parfaitement, mais elle ne doit pas être amenée à l'aide d'un récipient ou par tout moyen que l'autorité rabbinique assimile à un récipient. Voici très imparfaitement et très incomplètement résumées les conditions que doit remplir un miqve. Il est remarquable que ces règles furent déjà appliquées à l'époque du second Temple, comme en témoignent les vestiges archéologiques de Masada, de Maon, de Herodion, et plus près de nous, les miqvaot du moyen âge à Spire (1200), à Cologne (1170), à Friedberg (1260), à Offenburg (1351), à Worms et à Mayence.

A Strasbourg, quand l'imprimeur Oscar Berger-Levrault fit démolir en 1868 un certain nombre de vieilles constructions à l'angle de la rue des Juifs et de la rue des Charpentiers, pour y construire une nouvelle imprimerie, on découvrit le bain rituel juif d'avant 1349. Malheureusement, à peine découvert, le bain fut détruit, sans que l'on se donnât la peine de faire des relevés, des dessins ou des photographies.

Il y a quelques années, l'attention des spécialistes fut attirée sur un bain rituel juif à Bischheim qui était censé dater de la fin du 18e siècle. Or l'étude que nous avons entreprise nous permet d'affirmer que ce miqve, sans remonter au moyen âge, est beaucoup plus ancien qu'on ne l'a cru. Il s'agit, en fait, d'un des plus anciens existant encore en Alsace.

Le miqve est situé au n° 17 de la rue Nationale à Bischheim. On y accède actuellement par une trappe s'ouvrant dans un hangar à l'arrière de la maison. La tradition rapporte que le rabbin David Sintzheim, président du Grand Sanhédrin et premier Grand Rabbin de France, beau-frère de Cerf Berr de Medelsheim, a habité cette maison. Mais, comme nous allons le voir, le miqve est bien antérieur à la présence de l'illustre rabbin dans cette maison.

Dessin du miqveh :
1 : niche taillée dans un bloc de pierre et destinée au luminaire;
2 et 3 : marches en pierre ;
4 : bloc de pierres servant de marche, ou permettant de s'asseoir ;
5 : murs constitués d'une triple assise de grands blocs de pierre ;
6 : coffrage en bois d'épicéa ;
7 : traverse en bois d'épicéa sur laquelle repose la première assise en pierre ;
8 : mur de brique, recouvert de mortier ;
9 : le miqve proprement dit ; - 10 : briques brisées et moellons.

Pour son étude, nous examinerons successivement les trois parties qui le constituent, à savoir :

  1. le miqve proprement dit, une salle souterraine, dont le sol se trouve à 7,50 mètres au-dessous du niveau de la rue. Dans cette salle se trouve, creusé dans le sable, un bassin rectangulaire, jadis envahi par la nappe phréatique, aujourd'hui asséché;

  2. l'escalier descendant à cette salle, un escalier hélicoïdal de très belle facture;

  3. une salle située à mi-hauteur, entre la surface et le miqve proprement dit. On accédait jadis à cette salle par une porte s'ouvrant dans l'escalier ; cette porte est actuellement murée, mais l'encadrement en est encore parfaitement visible.
1. LE MIQVE

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Marches menant au bain rituel


Le bain rituel proprement dit ; on remarque au fond et sur les côtés des éléments du coffrage en bois d'épicéa
© Michel Rothé

C'est un bassin rectangulaire, voire presque carré, creusé dans le sable alluvionnaire, ouvert par un côté sur la rotonde de l'escalier, les trois autres côtés sont fermés par des murs. Ces murs sont formés, à la base, d'une triple assise de grandes pierres rectangulaires, ayant 28 cm de large et pouvant atteindre deux mètres de long. Sous cette triple assise de pierres, on a la surprise de trouver une traverse en bois reposant directement sur le sable alluvionnaire. Cette traverse fait le tour de la salle, et on la retrouve sous la première des trois marches d'accès, dont nous allons parler dans un instant. Les constructeurs se sont servis de cette sorte de cadre de bois pour donner à l'ensemble une certaine horizontalité. Nous n'avons pas constaté de pilotis sous ce cadre de bois. Au-dessus des trois rangées de pierres, le mur est fait de briques recouvertes de mortier.

Trois marches, constituées chacune par une seule dalle de 140 cm de long sur 44 cm de large pour les deux inférieures, 37 cm pour la supérieure, descendent vers le bassin. Le bassin était pourvu, sur trois de ses côtés, d'un coffrage en bois d'épicéa, constitué de planches de largeur variable, d'environ 80 cm de haut, enfoncées d'environ trente centimètres dans le sable alluvionnaire.

Deux blocs de pierre, dans lesquels des niches ont été creusées, ont été scellés dans le mur, de part et d'autre des marches de descente. Ces niches étaient destinées à recevoir des sources de lumière. On trouvera les mêmes niches, de place en place, dans le mur de l'escalier.

La salle souterraine a une hauteur totale d'environ quatre mètres, mesure prise entre le sommet de la voûte en berceau et le sol actuel du bassin. Le berceau est légèrement surbaissé, et percé de deux ouvertures. Ces ouvertures sont actuellement bouchées et il ne nous a pas été possible, vu la hauteur, de voir où elles aboutissaient. On peut supposer qu'elles étaient destinées à permettre de verser de l'eau chaude dans le bassin pour élever légèrement la température du bain rituel. D'une manière générale, l'addition d'eau est admise à la condition que le bassin contienne les quarante séa d'eau rituellement qualifiée dont il a été question plus haut. Les relevés que nous avons faits et les mesures notées nous ont permis de conclure que le miqve communiquait par les deux ouvertures avec la salle supérieure dont il sera question plus tard. Signalons enfin un bloc de pierre reposant au fond du bassin, à proximité de la première marche de l'escalier, et qui constitue en quelque sorte une marche supplémentaire, permettant d'y descendre plus commodément. Il s'agit d'une pierre de remploi.

2. L'ESCALIER

L'escalier est de type hélicoïdal, l'axe étant évidé. Il mesure 7,50 mètres et comporte 48 marches, s'enfonçant dans le sol. Ce type d'escalier était courant à Strasbourg au 16e et encore au 17e siècle, mais le cas d'un escalier de cave de ce type est, à notre connaissance, unique. Le rayon est de 1,15 mètre. Les marches ont une largeur de 0,90 mètre sur le bord antérieur. Celui-ci est courbe, ce qui est assez exceptionnel. La hauteur de la marche est de 15 centimètres. La rampe se termine du côté du noyau par une mouluration formée de trois tores tangents. Les proportions sont belles, le travail soigné. L'ouvrage supporte la comparaison avec les escaliers des plus belles demeures strasbourgeoises. La rampe porte de nombreuses marques de tailleurs de pierre. Elles sont de trois types :

Une des marques sur la rampe de l'escalier - cliquez sur l'image pour l'agrandir
Nous avons retrouvé la marque 1 parmi les marques relevées à la cathédrale de Strasbourg sous le règne du Maître d'Œuvre Hans Thomann Uhlberger (1565-1608). Les marques 2 et 3 n'ont été relevées nulle part ailleurs. De tous les escaliers strasbourgeois que nous avons pu examiner, deux seulement possèdent des moulures en trois tores tangents, semblables à celles du miqve. Le premier est l'escalier de l'Œuvre Notre-Dame, construit vers 1579 par Hans Thomann Uhlberger. Le deuxième est un escalier menant du toit de la nef centrale à la tour sud. Cet escalier se trouve reproduit dans le célèbre ouvrage Strassburg und seine Bauten de 1894, page 78. Cet escalier, lui aussi, fut construit sous le règne de Hans Thomann Uhlberger.

Il existe donc de fortes présomptions pour que l'escalier, et par conséquent le miqve, aient été construits dans le dernier quart du 16e siècle.

3. LA SALLE SUPÉRIEURE

A la hauteur de la 24e marche de l'escalier hélicoïdal, qui en comporte 48 au total, s'ouvrait une porte actuellement murée à encadrement de pierre, donnant accès à une salle située au-dessus du bain rituel. Le linteau est légèrement cintré. La porte avait 80 cm de large sur 2 mètres de haut. On accède actuellement à cette salle par un escalier de construction moderne, partant d'un autre endroit du hangar, comportant 17 marches en béton, sur une hauteur de 3,33 mètres, et par une brèche ouverte dans le mur opposé à l'ancienne porte.

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© Michel Rothé

Escalier hélicoïdal menant au miqveh

Autre vue de l'escalier
Le sol ancien de cette salle disparaît sous une chape de béton d'environ 20 centimètres d'épaisseur. Cette chape ne nous permet pas de retrouver les ouvertures faisant communiquer le miqve avec la salle supérieure. La salle supérieure a une largeur de 3,02 mètres, une profondeur de 2,43 mètres. Elle est fortement voûtée, et si l'on fait abstraction de la chape de béton, sa hauteur primitive était de 2,54 mètres au milieu des murs, et de 2 mètres aux angles.

La salle supérieure
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© Michel Rothé

En reportant toutes les dimensions sur un plan, on constate que le mur du fond du miqve et celui de la salle supérieure sont dans le prolongement l'un de l'autre. Par contre, la salle supérieure est deux fois plus large que le miqve.

Cette salle supérieure avait différentes fonctions. Elle servait de vestiaire : on venait s'y déshabiller. Par deux ouvertures situées dans le sol, on pouvait verser de l'eau froide ou chaude dans le miqve situé au-dessous. Cette façon de faire était autorisée à la condition que la quantité d'eau provenant de la nappe phréatique dépasse les quarante séa dont nous avons parlé précédemment. Il devait certainement y avoir eu dans cette salle supérieure un moyen de chauffer de l'eau, et, en même temps, d'élever la température de la salle. La présence de deux ouvertures dans le plafond de la salle supérieure n'a pas d'autre explication : évacuation de la fumée, aération, amenée d'eau.

Bischheim-am-Saum appartenait au moyen âge à l'évêque de Strasbourg, qui en inféoda successivement Dietrich von Wasselnheim et, en 1411, Bernhard Böckel, de la famille des Böcklin von Böcklinsau. Les archives de cette famille ne font que très tardivement état de la présence de Juifs à Bischheim. C'est une source juive, les Mémoires de Ascher Lévy de Reichshoffen, qui nous apporte les premières informations à leur sujet. Asher Lévy mentionne un Rabbi Aberlin de Bischheim, dont la petite-fille Blimele avait épousé Leyser, fils de Simha ha-Kohen de Haguenau, beau-père de Asher Lévy. Ceci nous place dans les dernières années du 16e siècle. Il est encore fait mention des Juifs de Bischheim dans un état de l'Evêché de Strasbourg du début du 17e siècle ainsi que dans les registres de la Douane de Bergheim. Ce serait donc aux origines de la communauté juive de Bischheim, au dernier quart du 16e siècle, que remonterait le miqve de Bischheim.

Après les vestiges de la synagogue de Rouffach, datant de la fin du 18e siècle, le miqve de Bischheim serait ainsi le plus ancien monument juif existant encore en Alsace, et dans un état de conservation relativement satisfaisant.


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