Ma vie est une valse
Roman historique d'après la vie d'Emile Waldteufel
Alexandre SOREL


2012- Editions EUPHONIA ;
77 rue Bayen 75017 France
ISBN : 978-2-954-09650-6 ;
20 €
+ frais d'envoi : 5€ pour la France
et 11,50€ pour Israël.

Émile Waldteufel fut le grand maître des valses sous le Second Empire, puis la Troisième République naissante. Si l'histoire a conservé la mémoire de ses ineffables mélodies, elle a oublié un peu trop hâtivement l'homme et son attachante personnalité.

Il fut un temps, pourtant, où le Tout-Paris et les plus grands dignitaires européens se pressaient pour danser au son des oeuvres de ce "génial fabricant de valses" selon le mot d'Émile Zola. À Biarritz, Compiègne, Paris, sa musique rythmait les bals et les fêtes. Le temps a effacé sa mémoire, mais ses mélodies demeurent et continuent à trotter dans nos têtes. Ainsi en est-il de la valse Amour et printemps jouée à l'orgue de barbarie, qui fut l'indicatif du Ciné-club à la télévision, ou bien de la Valse des Patineurs, souvent interprétée lors du concert du nouvel an à Vienne et enregistrée par Herbert von Karajan et Toscanini. D'autres airs, célèbres, ont même été attribués à Johann Strauss - qui n'en demandait pas tant !

Ce livre se propose de réparer cette injustice. Il raconte l'histoire d'une famille alsacienne qui, à travers trois générations de musiciens, plongés dans les soubresauts de l'histoire, a su se tirer de la misère à la force du poignet, et accéder aux plus hauts honneurs grâce à son courage, son immense talent et même, quant au dernier d'entre eux, Émile Waldteufel, son génie.

ALEXANDRE SOREL, pianiste concertiste, interprète du répertoire traditionnel, de Bach à Ravel, est le spécialiste incontesté de Waldteufel qu'il a fait redécouvrir au public français par ses disques et émissions de radio et de télévision. Professeur au conservatoire de Gennevilliers, il est par ailleurs responsable de la rubrique "Pédagogie" dans le magazine Pianiste. Il y donne des conseils de technique et d'interprétation, et enregistre le CD qui est joint à ce journal.

Moyse Lévy, le « Waldteufel », à Scherwiller
Extrait de l'ouvrage

Moyse Lévy jeta sur ses épaules son manteau de chèvre...
Le froid glacial de cet hiver alsacien de l'an 1792 lui brûlait la peau et les mains. Sa mise rudimentaire et son visage grêlé, les haillons jetés sur son large dos trahissaient sa fatigue.

Bien qu'habitué à parcourir à pied sans relâche ces espaces glacés de l'hiver Bas-Rhénan, ce soir, Moyse était épuisé. Il venait de franchir plusieurs kilomètres à travers la forêt de Scherwiller et c'est avec soulagement qu'en arrivant au village, il aperçut ses lumières trouant l'ombre. Le crépuscule lui permettait à peine de distinguer les ruines du château d'Ortenbourg sur son nid d'aigle, le donjon, les courtines, et le logis seigneurial à fenêtres gothiques. Dans la semi-pénombre, il reconnut pourtant ces lieux familiers qu'il avait maintes fois arpentés : les petits ponts et les lavoirs, les maisons à colombages, la maison du corps de garde avec son oriel et son balcon sculptés.

Moyse marchait à pas lents. Il avait décidément parcouru trop de chemins boueux aujourd'hui ! Pour un peu, il allait maudire tous les Habsbourg et leur drapeau flottant sur l'Ortenbourg depuis plus de trois siècles. En grommelant, il traversa le petit pont qui enjambait l'Aubach, éclaboussa le bas de son manteau en sautant dans une flaque, trébucha sur une grosse pierre et manqua de déraper sur le pont. Le givre et la mousse l'avaient rendu plus glissant qu'un lac gelé. Il jura. L'eau était glacée et sombre.

Quelques poules d'eau, à son passage, se faufilèrent lestement dans leur nid creusé dans la berge, et cela lui fit rêver pour lui-même d'un lieu sûr et douillet. À vrai dire, Moyse n'avait besoin de rien d'autre pour l'instant : un bon lit. Certes, en bon juif respectant le shabbat, il avait l'intention de se rendre le lendemain à la synagogue de Scherwiller, nouvellement construite ; mais pour l'heure, il devait avant tout trouver une taverne où se réchauffer, boire une bonne chope et manger un morceau. Voilà tout ce qui lui fallait : un plat de haricots dans son jus de viande et une bonne paillasse pour dormir. Tous ces trésors, ne pourrait-il pas se les procurer en échange de quelque musique, d'une bonne mélodie ?

Moyse Lévy songeait à ce troc car, en bon bohémien qu'il était, il exerçait divers petits métiers de colporteur, et occasionnellement, de musicien. À dire vrai, notre homme était « violoneux » plus que véritable violoniste car, sous l'Ancien Régime, les juifs n'avaient pas le droit d'exercer de vrais métiers. Ils en étaient réduits à pratiquer des petits travaux de fripiers, d'affûteurs de couteaux, de brocanteurs, les plus hautes fonctions leur étant interdites. Malgré son talent, Moyse devait donc se contenter de racler les boyaux de son crincrin en échange du gîte et du couvert. Au mieux, il lui arrivait de récolter quelques liards qu'un seigneur de passage daignait parfois, du haut de son cheval, lui jeter
dans la boue. Du moins, il en était ainsi lorsque le vent soufflait du côté de Yavé et portait les hommes à la charité ! Moyse se penchait à terre pour ramasser les piécettes, murmurait un merci et courbait l'échine.

C'est ainsi qu'en cette fin de journée du 20 novembre 1792, 30 brumaire de l'an I, au terme de sa marche harassante, le bonhomme distingua les lumières de Scherwiller, petite ville du Bas-Rhin engourdie par le froid de l'hiver. La neige tombait à gros flocons.
Tandis qu'il se laissait obséder par la vision de ce lit douillet, remarquant à peine les amas cotonneux déplacés par ses guenilles, Moyse aperçut au loin l'hôtellerie de La
Couronne. Par chance, les fenêtres de l'auberge brillaient déjà à cette heure. « L e Ciel est avec moi ! » grogna-t-il en essuyant son nez d'un revers de manche. Il arriva à l'auberge.

D'un geste mesuré, il poussa la porte. Le battant de chêne grinça, renâcla, s'ouvrit enfin… Notre homme reçut alors en plein visage la récompense dont il avait rêvé durant toutes ces heures. Une bouffée salvatrice l'envahit : en elle, se mêlaient la chaleur bienfaisante du feu, la vapeur des cuisines, des effluves de cuir humide et de bois consumé, la fumée du tabac, et surtout, ces exquis relents de viandes longuement mijotées. Le bohémien en soupira d'aise. Son regard se posa avec avidité sur une marmite qui trônait au centre de l'âtre. Des cuissots de bêtes y baignaient dans un jus brun et farineux. Le doux bouillonnement qui s'en échappait sonnait déjà à ses oreilles comme une divine musique. Ses yeux brillèrent d'un éclat félin.

Il se cambra, humant la vapeur mauve. Moyse tenta tout d'abord de démêler le parfum cauteleux des saucisses de celui du bœuf, plus poivré, qui envahissait ses narines ; il y avait là des relents de choucroute, de moutarde et de girofle. Ineffable don du ciel ! Ne sachant ce qui lui plaisait le plus, il se résolut à goûter ce bien-être parfait, adossé au chambranle de la porte. Il laissa quelques instants ses yeux s'adapter à la lumière puis il enjamba prudemment la petite marche qui protégeait l'entrée de la taverne. L'Auberge de la Couronne s'offrit à ses yeux éblouis.

Une énorme poutre de chêne divisait la pièce en deux. De chaque côté, s'éparpillaient chaises et tables grossières, croulant sous le poids des chopes de bière, de jambons et de boudins. Au fond, d'énormes cuisses de porc trônaient de toute leur rutilance sur des buffets de chêne. L'œil embrassait aussi divers objets pendus au plafond : fourches et faucilles, fanes de légumes et haricots, bottes de paille et poulets égorgés. Sur le sol en terre battue, leurs cousines encore en vie, deux ou trois poules, picoraient des restes avec application. Elles s'écartaient en caquetant dès qu'un buveur se levait pour aller chercher à boire ; ce faisant, elles tricotaient lestement de leurs pattes en prenant un air sévère, à la manière de ménagères qui s'affairent à quelque tâche domestique importante et qu'il ne faut déranger sous aucun prétexte. Un peu plus loin, dans l'indifférence générale, un porcelet dévorait des immondices en grognant.

Moyse écarquilla les yeux et il dénombra une vingtaine de clients dans l'auberge. Il remarqua particulièrement  un groupe d'hommes. Les convives de cette table, tandis que chacun s'affairait à se remplir la panse, discutaient âprement, échangeaient des propos animés en dialecte alsacien. C'est alors qu'un visage vint brutalement frapper la mémoire de Moyse. Ces traits n'étaient-ils pas ceux d'Henri Hartmann, le fermier de Tieffenbach qu'il avait connu jadis ? Le bohémien fit un effort pour fouiller dans ses souvenirs. Sa mémoire lui donna raison. C'était bien là Hartmann, cet Alsacien né en 1753 à Ballersdorf, qui était de peu son aîné et avait été « garde dans la ferme du Roy », près de Saverne. Le mariage de celui-ci avec une fille Doppler avait eu lieu l'année même de la Révolution. Or, cet homme avait demandé à Moyse de jouer du violon à ses noces ; hélas, par la suite, le bougre n'avait jamais payé son dû pour la musique. En revoyant ce visage, le violoneux se remémora parfaitement les événements d'autrefois et sa déconvenue. Il avait été berné. Il se souvint que des convives lui avaient alors conseillé de se faire justice lui-même et de corriger le voleur. Mais Moyse avait refusé. Il était de nature pacifique et il avait préféré continuer sa route, gratifier l'autre d'un mépris silencieux. Quelque temps plus tard, on lui rapporta que Hartmann lui vouait une rancœur haineuse. Quelle étrange affaire : alors qu'il était lui-même le créancier, la posture méprisante qu'il avait adoptée avait humilié le débiteur bien plus que cent coups de poing. Le silence est décidément parfois la pire des armes !

Hartmann, le voleur de musique, se trouvait donc à nouveau devant Moyse. Petit, râblé, portant une barbe filandreuse, il discutait âprement avec un acolyte. L'autre, un personnage de grande corpulence vêtu d'un gilet plastronné, parlait haut et fort et avec une mâle assurance. Moyse en conclut que ce dernier devait être le bourgmestre. Par contraste, Hartmann paraissait gringalet, au visage torve comme celui d'un putois. Autour d'eux, la fumée des pipes se répandait en volutes mauves, les chopes de bière s'entrechoquaient et la mousse dégoulinait sur les doigts boudinés. Moyse voulut en avoir le coeur net. Il s'avança de quelques pas. Au fond de la pièce, le cochon leva la tête, il grogna, puis replongea le groin dans son auge.

C'est alors que le bourgmestre aperçut le nouveau venu. Il se leva d'un bond, écarquilla les yeux d'un air stupéfait.
Il se figea, se racla la gorge puis il héla l'assemblée d'une voix tonitruante :
- Racht ! Regardez, vous autres. C'est-y possible… ? Ma parole, c'est le bohémien waldteufel que voilà !
Il y eut un murmure général. Hartmann posa sa chope, incrédule.
- Qu'est-ce que tu m'chantes là, Jean Camu ? fit-il en déglutissant.
Le fermier de Tieffenbach et les buveurs des tables voisines demeurèrent un instant interdits, leurs yeux embués par le houblon. Mais Hartmann, ayant constaté que son bourgmestre disait vrai, partit d'un grand éclat de rire.
- Eh ! Mais c'est que tu as raison, Jean Camu ! Pour sûr, on dirait bien que c'est not'gratteur de cordes !
Il se tourna vers Moyse, et lui lança :
- Alors, bohémien du cul d'ma vache ! Qu'est-ce que tu vas nous racler cette fois sur les boyaux de ton crincrin ? Vas-tu nous faire chanter une oie ? Nous faire pisser un chat ?
Un autre buveur rougeaud s'avança, soucieux de montrer à son tour de l'éloquence.
- Ma foi, crénom tu dis vrai, c'est le waldteufel ! Qu'est-ce que tu viens faire ici, le colporteur ? Est-ce que tu viens affûter nos couteaux pour qu'on t'la coupe ?
L'assemblée des poivrots fut secouée d'un rire gras.

Moyse s'empourpra en entendant qu'on le traitait de « waldteufel » ! Cela faisait bien six mois qu'il n'avait pas mis les pieds en ce pays de Scherwiller, et voilà qu'on l'affublait à nouveau de ce maudit surnom ! Le musicien encaissa l'insulte. De fait, cela en était bien une car, à cette époque, en Bas-Rhin et particulièrement dans le val de Villé, ceux qu'on désignait en dialecte alsacien du nom de walddeifel, (littéralement « Le diable de la forêt »), n'étaient autres que ces bûcherons à la barbe touffue et à l'odeur de sueur rance, ces personnages interlopes mi-bêtes mi-hommes, qui vivaient au plus profond des bois. Ils étaient ces forçats de l'ombre qui faisaient fuir femmes et villageois ; bien plus, dans l'imagination populaire, ils étaient des alliés du diable. Comment s'en étonner ? Personne ne voyait jamais le visage de ces « walddeifel » car ils vivaient terrés dans le secret, là où la lumière ne parvient jamais, identifiables au seul martèlement de leur cognée.

Parfois, entre deux chocs relayés par l'écho, l'Alsace entendait ahaner le walddeifel à la lisière de la forêt. Surgissaient alors dans l'imagination des paysans les images les plus terrifiantes : ils imaginaient ce hideux bourreau dégoulinant de sueur, frappant le tronc de sa hache ou s'essuyant le front d'une main noire, faisant couler le sang et la sève… Mais, sur quoi ce suppôt de Satan pouvait-il diantre cogner si fort ? N'était-ce pas sur le mal qui est tapi en chaque être humain ? N'était-il pas aux prises avec la part d'ombre de chaque homme, l'incarnation même de tout ce qu'il ne veut pas voir en lui-même : ses péchés de stupre et de luxure ?

Immobile et adossé au chambranle de la porte, Moyse ruminait donc à cet instant la gifle morale qu'il venait de recevoir. Il réfléchit quelques secondes et choisit mère Prudence. Si je dis un mot, pensa-t-il, ils vont me mettre en pièces. Esquissant gauchement un pas, il pénétra plus avant dans la taverne. Un murmure parcourut la salle… Moyse se dirigea vers le comptoir. Il y avait là une servante, une jeune blonde à la poitrine avantageuse. Elle était belle, de mise simple et arborait avec innocence sa peau de lait et ses deux jeunes seins triomphants qui semblaient prêts à jaillir de son corsage. Sa gorge était si palpitante que l'on eût dit deux colombes au bord d'une fenêtre, sur le point de s'envoler vers un matin de printemps. La donzelle toisa Moyse d'un regard méprisant. Faisant mine de ne rien remarquer, le bohémien posa délicatement sa boîte à violon sur le comptoir et dit poliment :
- J'aimerais une bière, je vous prie, mademoiselle. Juste une bière. J'ai froid et j'ai soif.
La serveuse se mordit gauchement les lèvres. Elle regarda autour d'elle, cherchant des yeux un appui parmi les gueux. C'est alors que le bourgmestre Jean Camu vint à son secours. Flamboyant de sa pupille noire, il s'approcha du comptoir et vint asséner son énorme main velue sur le bois, juste à côté de celle de Moyse. Il frappa d'un coup si fort que le tonnerre n'eût pas produit d'effet plus saisissant.
D'une voix détrempée par l'odeur de la terre et du purin,il tonitrua :
- Alors quoi ? Te vl'a encore par ici, le colporteur ? L'vanu-pieds ?

Jean Camu régnait sur Scherwiller depuis trois mandatures.
Il avait l'oeil vif et des bajoues prononcées, des attaches plus puissantes que celle d'un taureau, le cou plus large que celui d'un boeuf d'attelage. Tous ces attributs eussent largement suffi à assurer la fascination qu'il exerçait sur ses ouailles et même sa réélection à vie comme bourgmestre de Scherwiller, si son regard perçant n'eût déjà accompli cet office : ce petit oeil noir, noyé dans la graisse des paupières, distillait une lumière étrange et terrible qui, à elle seule, faisait trembler tous ses administrés.

Stimulé par la présence du maire, un ivrogne aux oreilles écartées s'approcha. Il s'enhardit, comme ces chiens qui, lors de la curée, attendent prudemment que le chef de meute se soit avancé en première ligne avant d'oser montrer les dents.
- Qui est ce cloporte ? fit le malingre. Allez, vas-y Jean Camu, écrabouille-le !
Hartmann aboya :
- C'est ça, Jean Camu ! Dis-lui qu'il n'a rien à faire ici, ce sale juif ! Ce n'est pas un asile à colporteurs ici, ni une geôle pour la vermine anti-révolutionnaire. Pas vrai, vous autres ?

Au mot d'« anti-révolutionnaire », la petite foule ondula de haine. En un éclair, Moyse comprit que cette meute était prête à bondir sur lui. Il réalisa tout à coup que la mort le frôlait déjà de sa plume duveteuse, qu'elle commençait à le chatouiller négligemment. Il lui sembla sentir sa ramige doucereuse effleurer sa joue. Mais c'était une douceur bien trop sucrée, flatteuse, écœurante. « Me voici, Moyse… »,
crut-il entendre en lui-même. Il avala sa salive et s'efforça de répliquer calmement :
- Messieurs, savez-vous que le 26 août 1789, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen a affirmé que nul ne doit être inquiété pour ses opinions ?
Mais la situation allait de mal en pis. Un autre poivrot s'avança.
- Oui, mais toi, c'est pas pareil, tu es juif ! Sale juif !
« Par Yavé, waldteufel et juif, je suis condamné ! » se dit Moyse. Il serra l'amulette qu'il conservait dans sa poche et parvint à balbutier :
- Messieurs, vous n'êtes pas censés ignorer que, depuis le décret du 16 avril 1790, l'Assemblée nationale nous a mis, nous autres les juifs de l'Alsace, sous la sauvegarde de la loi. Elle interdit à toute personne d'attenter à notre sûreté. Nous sommes donc sous la protection officielle du roi de France. Cela vous suffit-il ? Je veux juste une bière…
- Hartmann s'approcha, dans l'ombre de Gros Camu :
- Je vais te montrer si je suis officiel, moi ! éructa-t-il avec un accent alsacien à fracasser les pattes d'un âne. Il expliqua aux ivrognes :
- Figurez-vous messieurs que, jadis, ce bougre a voulu m'extorquer l'argent de mon mariage. Il se prétend musicien. Parlez d'une affaire ! Ce porc n'est pas plus musicien que mon chien. Y gratte son violon comme mon bas-rouge s'arrache l'oreille avec sa patte dès que les puces et les poux le démangent trop ! Floc, floc, derrière la tête… Cet homme-là gratte son violon comme mon chien s'épouille, j'vous l'dis, moi !
On entendit un grand rire. Un buveur aux cheveux filandreux questionna :
- Ce sac à puces t'a volé l'argent de ton mariage, Hartmann ? Pas possible !
Le nez de ce dernier était énorme et constellé de veinules, couperosé et bourgeonnant.
- Pour sûr ! dit Hartmann.
L'autre poivrot emboîta :
- Hartmann a raison les gars ! Ce bohémien ne me revient pas. Et d'ailleurs vous n'êtes pas français, vous autres juifs. Allez déguerpis d'ici, sale waldteufel !
Moyse se retint d'attraper l'homme par le fond de ses chausses et de l'accrocher à l'un des clous fichés dans le plafond.
L'eût-il tenté qu'il était mort. Il se contenta de dire :
- Tu es dans l'erreur, citoyen ! Je vais vous apprendre la loi, messieurs, car apparemment, vous ne la connaissez pas. Le 27 septembre 1791, L'Assemblée constituante a décidé de nous faire bénéficier, nous autres juifs, de la citoyenneté française. J'ai maintenant les mêmes droits civiques que vous, et je suis français.

Moyse revint auprès de la blonde aux seins avantageux :
- J'aimerais une bière, je vous prie, mademoiselle, demanda-t-il. Je travaille honnêtement. Je suis fatigué car j'ai marché longtemps à travers la forêt de Scherwiller.
Ma femme m'attend à Bischheim-am-Saum. Je parcours le pays pour faire vivre ma famille. Il me faut seulement manger un morceau et prendre un peu de repos.
La jeune beauté regarda autour d'elle. Un flottement se lut dans tous les regards. Chacun vit qu'elle hésitait. La donzelle esquissa un geste gauche pour arranger ses cheveux, cherchant à gagner du temps, puis elle se décida enfin : à la stupéfaction de tout le monde, elle plaça un bock de bière sur le comptoir, juste devant Moyse...


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