La lune d'hiver


Un grand nombre de nos parents proches ou éloignés, qui étaient restés en Basse-Alsace depuis la déclaration de la guerre, le 3 septembre 1939, jusqu'au moment de la conquête nazie, en été 1940, furent expulsés à ce moment-là de leur province natale. Une de mes petites-cousines , Irène B., nous écrivit de Blond, en Corrèze, comment sa famille avait été chassée de son village en juillet 1940, immédiatement après la débâcle française :

« A Ingwiller déjà, nous avions passé de vilains moments. En effet, lors d'un bombardement, nos écuries et nos granges, ainsi que deux bêtes, avaient été la proie des flammes. Le 14 juillet un employé de la maison vint dire à papa de passer au bureau. Il rentra avec la triste nouvelle : au bout de trois quarts d'heure il faut être prêt à partir avec une valise et 5000 francs. Ce 14 juillet pas comme les autres, nous avions célébré en famille le dix-huitième anniversaire de ma cousine Margot : la tarte aux myrtilles, déjà découpée en tranches, resta intacte sur la table du festin... Place de la Mairie on fouilla nos bagages. Puis, les formalités terminées, on nous promena par toute la ville en camions. La musique militaire hitlérienne était installée sur la place du marché et, au son des tambours et des clairons, fêtait notre départ. Vers huit heures du soir, enfin, les camions démarrèrent. En plein orage, nous arrivâmes à Schirmeck. Là on nous fouilla plus minutieusement encore, et gare à celui qui se faisait attraper. Nous passâmes la nuit dans des baraques. Tout le temps de nouveaux convois de malheureux affluaient. Le surlendemain de notre arrivée, on nous a mis sur des camions, et le voyage commença. Nous roulions à une vitesse infernale. Le soir, à six heures et demie on nous déposa à la ligne de démarcation, qui se trouvait en pleine forêt. Pendant plusieurs nuits, nous avons dormi sur la paille et dans un train de marchandises, vingt-cinq personnes par wagon. Enfin, à Lons-le-Saulnier, on nous hébergea dans un centre d'accueil. Nous étions une soixantaine de personnes dans un dortoir, femmes et hommes, jeunes et vieux, tous ensemble. Après quelques jours d'arrêt, nous sommes repartis pour le lieu de notre hébergement. Maman a perdu en route sa valise, et la voilà sans linge et sans vêtements. Ici tout est très rare. Il n'y a pas moyen de trouver du travail dans la région. La grand-tante Caroline est dans les Vosges, nous ne savons pas son adresse. Ses deux fils sont prisonniers. De cousine Séraphine nous ne savons rien du tout. Maman pleure souvent en pensant à la pauvre tante Caroline, qui est si seule maintenant. Je me demande quelquefois ce que nous avons fait pour être punis de la sorte !» (19 novembre 1940).

En septembre 1941, nous fîmes une tournée de famille à Brive-la-Gaillarde, à Blond où séjournait Irène avec sa tribu dans une ancienne abbaye aux murailles lézardées, puis à Maison-Saucy, par Saint-Hilaire-la-Treille, en Haute-Vienne. A Maison-Saucy, un village ruiné, perdu parmi les châtaigneraies dans les collines désertes, où je montai en bicyclette par une belle matinée d'automne, s'étaient repliées de nombreuses familles paysannes du village d'Oberseebach, lieu d'origine de ma famille maternelle. J'y retrouvai la vieille Marianne, qui avait élevé ma mère, son mari Antoine, le tailleur, ses nombreux enfants et petits-enfants qui campaient tous dans des fermes aux toits défoncés, abandonnées avant le début du siècle. Nos amis survivaient là depuis deux ans, au milieu de coffres, de valises, et de lits de fortune remplis de paille, taillés à coup de hache dans de vieilles planches à moitié pourries.

Ces familles paysannes catholiques tout à coup transplantées dans un univers étranger avaient emporté leurs coutumes, leur rythme de vie, et jusqu'à leurs costumes locaux qu'elles arboraient fièrement le dimanche, en allant à la messe, en grande procession, dans les chemins creux qui menaient au village voisin. En effet, l'église et l'école de Saint-Hilaire-la-Treille se trouvaient à cinq ou six kilomètres du hameau délaissé, aux maisons à moitié écroulées, où l'administration de Vichy, toujours pleine de sollicitude à l'égard des compatriotes en peine, avait relogé les Alsaciens anti-nazis, après la débâcle de juin 1940 et l'expulsion de leur province natale.
(...)

En 1945, à la fin de la guerre, je reçus une lettre de ma cousine Irène. Elle m'annonçait que son père, arrêté comme otage en août 1944, avec douze réfugiés israélites du village, avait été abattu devant un fossé à Blond, au vu de sa femme et de ses filles, par un peloton d'exécution de la Gestapo. Les malheureuses femmes l'avaient ramené de nuit à la maison dans une brouette, jambes et bras ballants, la tête ruisselante de sang, et l'avaient enterré elles-mêmes, le lendemain de la tuerie, dans un coin de cette terre d'exil où le destin les avait jetés. Les incongruités picaresques de notre existence ne font que souligner l'horrible simplicité du meurtre. C'est ainsi que mon oncle Paul, le frère aîné de mon père, un vieillard de soixante-dix-ans, fut descendu lui aussi, sur la grand-route de Pailhès , près de Foix en Ariège, par les tueurs de la Milice française fasciste de Darnand, en représailles contre l'activité intense de la résistance anti-nazie dans cette région proche de la frontière pyrénéenne. Quarante et quelques personnes de ma famille paternelle et maternelle furent assassinées dans les deux dernières années de la guerre ; la plupart moururent en déportation. Ils périrent, hommes, femmes, vieillards et enfants, dans les chambres à gaz d'Auschwitz, puis furent livrés aux fours crématoires : suprêmes monuments érigés par l'Allemagne hitlérienne, héritière de vingt siècles d'humanisme européen, à la gloire de la civilisation occidentale.

Extrait de La lune d'hiver, Flammarion 1970, pp. 91-94.

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