Shoah, le film de Claude Lanzmann


Nous venons de voir le film de Claude Lanzmann, Shoah : neuf heures de cauchemar ininterrompu, sans pourtant la moindre image visible de l'horreur absolue. Interrogé en 1982 par le cinéaste, l'ancien chef nazi de la section 33 des chemins de fer du Reich, un dénommé Stier (Taureau) désigne encore maintenant le contenu des wagons de déportés comme un ramassis de la pire racaille. Il précise même deux fois de suite : "Des Juifs et des criminels" (Juden un Verbrecher). Ensuite, gêné par le regard de Lanzmann, il ajoute : "Paraît-il". De même, quarante ans après le crime, les Polonais interviewés tant à Chelmno qu'à Treblinka ne disent jamais : "les Juifs" ; la traductrice polonaise, une jeune dame catholique bien-pensante, édulcore et déforme les termes injurieux réellement employés. Ils disent sans arrêt : "les youtres, les youpins". A leurs yeux, hier comme aujourd'hui l'assassinat en masse des Juifs est un détail de l'histoire, comme disait l'autre… A propos de l'épidémie de typhus qui a ravagé le restant des victimes, le fonctionnaire nazi chargé naguère d'administrer la famine et la mort au ghetto de Varsovie trouve une formule satisfaisante pour son esprit : "Leichen auf Urlaub", des cadavres en permission.

L'affameur en chef du ghetto de Varsovie - un porc aux grosses joues roses, docteur en droit (Doktor Juris) - poussé dans ses derniers retranchements par Claude Lanzmann, reconnaît que les Juifs parqués dans le ghetto ne pouvaient faire rien d'autre que de subir. Ils étaient livrés à leur sort, acculés à la mort de faim par les bons soins de ses services. M'a frappé également l'expression visible de satisfaction des villageois polonais quatre décennies après l'extermination des Juifs.

Selon de nombreux témoignages, les villages autour d'Auschwitz se sont enrichis soudain grâce au commerce de dents en or arrachées aux Juifs morts ou vifs, puis revendues aux trafiquants de cadavres encore encastrées dans les fragments d'os maxillaire brisés et sanguinolents. Après ces bonnes affaires, les hommes ont fait la noce dans les patelins voisins d'Auschwitz avec des putains venues tout exprès de Varsovie pour ces grandes réjouissances populaires.

J'ai noté enfin les signes de la perversion systématique du langage humain. La montée du crématoire de Treblinka est rebaptisée Himmelsweg, le chemin du cile. Les ordres de route de la déportation ferroviaire sont masqués par des sigles bon enfant ou par des euphémismes brutaux qui caractérisent un certain humour de potence germanique, si particulier dans son atrocité. Ainsi, ce ne sont pas des femmes, des hommes, des enfants qui crient quand on les embarque de force dans les camions à gaz de Chelmno au début de l'extermination : ce sont de simples "marchandises (Ware). Quelle inscription portent les panneaux du vestiaire qui débouche sur la chambre à gaz et le four crématoire ? "Centre international d'information". Et on lisait à l'entrée des douches au gaz asphyxiant Zyklon-B :

Sois propre.
Lave-toi.
L'hygiène avant tout.
Un pou, c'est la mort.

Rien de tout cela ne semble avoir porté ses fruits dans la conscience profonde ds peuples européens complices. En 1984, une historienne de l'université hébraïque de Jérusalem, Léah Balint, survivante de la Shoah, s'est livrée à une enquête concernant des enfants juifs cachés durant la guerre dans des couvents polonais, et dont souvent la trace a été perdue après la libération. Après un colloque d'historiens consacré à ce thème tragique, qui s'est tenu à Varsovie, le cardinal Dombrowski, prince de l'Eglise universelle, fait au cours de la messe devant un public de religieuses, historiennes catholiques, un prêche violemment antijuif. Ces religieuses ont entre leurs mains l'éducation des générations polonaises de demain. En sa qualité d'historienne venue d'Israël, Léah Balint a assisté à ce sermon révoltant. Indignée, elle se lève et dit au cardinal Dombrowski : "Je sais que les chemins qui mènent vers Auschwitz sortent aussi de l'Eglise. Ceci me concerne personnellement, moi-même et mes descendants !" Là-dessus Son Eminence interpellée et stupéfaite répond, le souffle coupé par la rage : "Quel toupet, cette Juive insolente !…" Commentaire superflu.

Extrait de La Lucarne aux étoiles, p. 235-236, Editions du Cerf, 1998.

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