La clef de l'origine


Celui qu'a terrassé la violence
n'est-il pas retranché pour toujours de lui-même ?
Pèlerin du soleil aux trousses de son ombre
renaîtra-t-il, errant combien d'années encore,
cherchant la vérité dans une place étrange ?

Prier
c'est écouter
aux portes du silence

Je franchis le seuil du cimetière de campagne juif en Basse-Alsace
où j'allait tout enfant avec mon père dans les averses de mars
après l'hiver impénétrable et le brouillard d'école
poser des graviers blancs
sur l'arête des hautes stèles grises rongées de givre

Cimetiere
La tombe des parents de C. Vigée
© Alfred Dott

Maintenant c'est l'heure ultime de l'été,
les punaises rouges et noires
font l'amour en dormant sur le seuil de grès concave usé par les morts,
haché de barreaux d'ombre entre les grilles rouillées
qu'étrangle la grosse chaîne toujours cadenassée portant l'écriteau :
"S'adresser à Mr Abraham Weill ministre officiant ou au bedeau".

Ils sont tous là les aïeux de père et de mère
les surgeons de Jacob les rameaux de Jessé
les proches parents du Messie l'holocauste sanglant des nations
les boucs émissaires qui emportent au désert le péché
ceux qui vendirent du drap à tout le canton sous napoléon-Trois
ceux qui ont fait une distribution gratuite de froment et de haricots secs
au moment de la disette dans les premiers mois de la Restauration
ceux qui furent conscrits en 70 et gardèrent leur bâton de tambour-major
caché sous l'ais du grenier dans un ruban de soie tricolore,
jusqu'à ceux qui naquirent dans un ghetto de village mal oublié
pendant que l'avenir oeuvrait pour eux sous la Terreur

Au grand de leurs cadets il en manque une trentaine
qui furent brûlés vifs voilà huit ans à peine
par la main des Gentils
dans les fours crématoires de Pologne ou d'ailleurs :
il reste un grand dépôt de jouets à Belsen
des cendres de l'exil ayez pitié Seigneur

Ils demeurent assemblés en permanence le jour sans fin du Grand pardon
convoqués dans la tunique rituelle aux lacets de lin dénoués pour l'éternité
la langue chargée de terre et blanchie par le jeûne
ils tiennent leur réunion plénière jusqu'à la consommation des siècles
engagés dans le colloque silencieux
qui précède au jour du jugement le verdict sans appel des cornes archangéliques

En ce jour le Seigneur sonnera de la corne
Teki'ah Teru'ah Teki'ah

Comment réconcilierons-nous les tronçons d'une vie écartelée,
déchirée par la bête féroce du désir
entre le passé mort et l'agonie sans terme de l'avenir ?
Pour la lune cachée du septième mois la corne annonciatrice
sonne trois fois trente et dix fois et c'est toujours l'unique
appel qui réveille dans l'abîme le feu de la merci suprême :

"RA'HAMIM RA'HAMIM RA'HAMIM"

pour la gloire du royaume
pour la fidélité du souvenir
pour l'humilité de l'observance
Prier
c'est écouter
la corne du silence

Extrait de La Corne du Grand Pardon, Pierre Seghers Editeur, 1954, pp. 47-49.

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