Stéphane Mosès, In Memoriam
Paris, le 10 décembre 2007


Stéphane Mosès
La disparition de Stéphane Mosès me prive d'un de mes amis les plus chers auquel m'unissait, dans l'affection et dans l'admiration pour son œuvre, une compréhension mutuelle presque innée entre nos pensées et nos rêves. Ces liens si profonds se sont tissés dès l'arrivée de Liliane et de Stéphane à Jérusalem, où nous enseignions tous les deux, au début de l'automne 1968.

Dans le vaste registre de la bibliographie, qu'on me permette de citer seulement trois ouvrages-clés, qui font date dans les annales de la critique récente : d'abord son ouvrage de recherche majeur, Système et Révélation. La philosophie de Franz Rosenzweig (Le Seuil, 1982). Le livre le plus important consacré à ce penseur jusqu'à présent.
L'Ange de l'Histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem (Le Seuil, 1982) est sans doute l'ouvrage critique décisif écrit à ce jour sur les parentés et les conflits de pensée qui règnent entre ces trois auteurs-étoiles de l'école judéo-allemande, confrontés ensemble à l'énigme sanglante de l'histoire européenne moderne.

La vie de Stéphane et de Liliane Mosès, les écrits de l'un comme l'œuvre peinte de l'autre, m'apparaissent parfois comme une allégorie individuelle du destin de l'être juif de notre temps.

Stéphane Mosès a su ne pas renoncer à l'essentiel, sauvant la langue et l'univers affectif de l'enfance en les conjuguant audacieusement avec le français et l'hébreu, acquis plus tard dans la lute avec l'Ange du temps présent lors de sa vie adulte. Ni lui, ni Liliane ne se sont résignés au silence mauvais du désespoir, issu de la tentation nihiliste occidentale moderne. Le culte systématique de la dérision me paraît une pratique tellement plus facile que l'accueil de l'amour divin, la fidélité vouée au souffle de l'infini d'avant et d'après le monde figuré, qui se dissimule au cœur de notre intimité charnelle.

Malgré les brisures d'âme les plus violentes, se manifeste chez Stéphane une soif de permanence, une volonté de perdurer dépourvue d'illusions lénifiantes, une persévérance dans l'être-au-monde incertain, patiemment rebâti sur les ruines dans le temps morcelé de notre époque. Malgré tout, malgré tout : "Uberstehen ist alles!" '"Il nous faut surmonter!" (Rilke).

Quel est donc le secret de cette folle confiance, de cette loyauté jurée à la vie passagère, de la continuité cachée au tréfonds vertigineux de la rupture ?
"Le Dieu vivant, écrit Stéphane Mosès dans L'Eros et la Loi, c'est celui qui se manifeste de manière toujours imprévue dans et à travers tous les méandres, toutes les métamorphoses et toutes les contradictions de la vie elle-même" (p. 82). Notre auteur souligne qu'à travers l'émission inouïe de la consonne Aleph, l'initiale muette du premier mot Anokhi lors de la théogonie du Sinaï, "la voix qui se révèle est conçue… peut-être comme une pure promesse de sens. Le contenu de la Révélation, quant à lui, est… la traduction de ce vide infini en langage humain." (p. 83).
Notre personne devient, depuis la visitation de la parole d'En-Haut au mont Sinaï, une synecdoque particulière et spécifique de l'infini sans visage, qui se cache au lieu le plus secret de nous-mêmes. Tel me paraît être aussi le noyau pulsant, le message crucial de L'Eros et la Loi.

Si le judaïsme, écrit Mosès, a toujours refusé les doctrines totalitaires annonçant la fin de l'histoire, c'est "par exigence d'un plus loin toujours recommencé" (p. 38). "La visée de Jacob n'est pas davantage un infini qui serait fait de la somme des instants finis…" A l'opposé de son jumeau ennemi Esaü, "l'Achevé", l'Arrêté, celui qui "marche vers la mort" – "pour Jacob ce n'est jamais la fin, aucun instant n'est fini, c'est toujours l'infini" (p. 39).

Bien que, sans les signes, à défaut des mots, des lettres, des images, des rites, des choses matérielles qui les incarnent, nous soyons transformés en créatures muettes et impotentes, noyées dans le flot amorphe de la vie temporelle entachée de finitude, "échapper à l'idolâtrie, c'est admettre que les signes, c'est-à-dire tous les systèmes symboliques, sont contingents et provisoires" – y compris ceux de chaque religion historique, la nôtre incluse. Mais loin de dénigrer les vertus attachés à cette fragilité essentielle des humbles figures terrestres, mortelles et passagères, Stéphane Mosès nous enseigne au contraire que tout signe expressif, toute loi juste, tout apparaître authentique de l'être invisible est "la trace éphémère d'un sens inépuisable" (p. 107, p. 101). C'est à la quête inlassable de cette trace que son œuvre d'interprétation critique et, par-delà l'écrit, son aventure humaine elle-même, nous invitent. Ses livres résonnent en nous comme un appel venu de l'autre rive. Cette voix unique nous atteint au-delà de l'abîme où la mort désormais l'entoure de son silence.


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