Regard sur Un panier de houblon (suite et fin)

4. Les déclencheurs de la mémoire

Si l'on en croit la trace laissée dans l'oeuvre publiée, il faut attendre 1980 pour assister à une tentative sérieuse de rédiger l'autobiographie de l'enfance. Ultime coquetterie ou volonté de fournir des indices à son lecteur, c'est dans un recueil postérieur à la publication du Panier de houblon que Vigée nous livre le texte d'une lettre envoyée de Jérusalem en Alsace le 22 septembre 1980, à une amie d'enfance qui fête, quelques semaines avant lui, son soixantième anniversaire : Marianne Bohler (9) :
"Je suis d'autant plus conscient de l'écoulement de notre vie que je me sens replongé ces derniers temps - et pour de bon cette fois-ci, je l'espère - dans la méditation et peut-être l'écriture matérielle de cet ouvrage tant de fois remis à plus tard, Un panier de houblon, un livre d'expérience consacré à l'origine de ce fleuve de vie où nous avons côtoyé ensemble tant d'êtres et de choses qui nous furent communs" (La lucarne aux étoiles, 1998, p. 206). Le travail de mémoire a été déclenché par la mort de sa mère, à Strasbourg, et son enterrement à Bischwiller, le 13 juin 1979. Dans le livre achevé où certaines phrases de cette lettre sont intégrées après avoir été transmutées, la chose est dite de manière détournée (cf. T.1, pp. 209-211). Mais dans le texte initial de la missive intime à l'amie qui a bien connu la mère de l'auteur, la confidence est sans équivoque :
"Expérience intérieure périlleuse, difficile, que j'ose entreprendre aujourd'hui seulement, après le décès de ma mère en juin de l'année passée. Avant sa mort, l'angoisse de tant de décennies remplies de conflits et de difficultés sans solutions dressait trop de barrages en moi. Trop de crises à répétition, trop d'exigences insatiables si difficiles à revivre ! " (ibid.). Comme dans le cas de Proust, la mort de la mère fait sauter certains barrages, libère la parole qui précédemment devait se masquer pour se faire accepter par elle. A présent, écrit-il à son amie d'enfance :
"Je passe donc de longues heures dans ma chambrette de Jérusalem encombrée de livres jaunis et de vieilles gravures poussiéreuses à faire resurgir en moi cette montagne de vie effondrée dans un apparent oubli, tentant de me remettre, si je puis dire, au niveau du flot de durée originel" (ibid). Malgré tout, le projet n'aboutit pas. Peut-être parce qu'au delà du souvenir Vigée cherche encore à déceler le sens pris par son histoire personnelle depuis l'époque fondatrice de l'enfance, l'orientation, "la forme intérieure" imprimées en lui par le flux de la vie. L'état d'esprit du poète, dans cette période de maturation du projet, se révèle dans un entretien de 1983, avec Claude Goure : Un Panier de houblon (est) un livre que je dois absolument écrire avant de disparaître.
- Le besoin d'écrire ce livre se fait seulement pressant aujourd'hui ?
- Non. Je l'éprouve depuis plus de vingt ans... J'ai écrit toute mon oeuvre antérieure comme entre parenthèses, avant ça. Comme si quelque chose me retenait. Comme s'il fallait que je vive tout le restant de ma vie afin de pouvoir enfin conjurer cet univers enfoui et le raconter avec le détachement, l'enjouement, en même temps que la tristesse nécessaires (Les Orties noires, pp. 148-149).
La "parenthèse" se prolonge; d'autres oeuvres prennent forme et paraissent... jusqu'aux mois terribles de la guerre du Golfe (janvier-mars 1991). Les masques à gaz surgissent dans les rues d'Israël et la peur de voir à nouveau des juifs gazés réveille les traumatismes et les fantômes de la Shoah (cf. La lucarne aux étoiles, pp. 169-170). Soudain le sentiment d'urgence se fait impératif : "Au moment de la guerre du Golfe, j'étais terriblement inquiet et j'ai pensé que, si jamais j'en sortais vivant, je me mettrais au travail immédiatement ; ce qui fut fait." (Vision et silence dans la poétique juive, p. 160). A partir du mois de juin 1991, durant trois étés et deux automnes successifs à Jérusalem (jusqu'en juin 1993), commencent les douleurs de l'enfantement. Vigée s'investit dans un "labeur quotidien" dont il dit connaître l'alternative : "Ou bien j'en crèverai, ou je le ferai. Sinon je ne le réaliserai jamais, car il sera trop tard" (ibid., p. 179). La menace existentielle n'est pas le seul aiguillon. Le sentiment qu'avec l'âge la mémoire pourrait vaciller et que le passé risquerait alors d'être englouti à jamais le pousse à écrire dans l'urgence. Plus exactement, il ressent que ce temps vécu intensément, n'appartient pas au passé mais à une actualité dans laquelle il continue de "se promener" (ibid. p. 159).
"A soixante-dix ans, j'ai eu terriblement peur de perdre le bénéfice de cette présence. J'ai soudain eu conscience qu'il me fallait faire une transmutation en mots de ces moments vécus. Car le risque était qu'ils puissent m'échapper, je me sens une sorte de responsabilité partagée dans la persistance du monde, et si possible dans son éclosion. Je voulais empêcher qu'il se fane et s'évanouisse" (ibid). Ce sentiment maintes fois exprimé que le poète est le monde et que le monde est présence et flux jaillissant par le truchement de la conscience et de la création poétiques, nourrit donc le surgissement de l'autobiographie (10). Comme en 1971, comme en 1980 après la mort de sa mère, Vigée s'entoure de traces matérielles du passé, destinées à faire resurgir les effluves, les images, les impressions du passé : "Pour écrire le Panier de houblon j'ai exhumé une vaste archéologie, j'ai relu et revu tout ce que j'avais conservé comme documents et photographies d'autrefois" (ibid. p. 235), "des petits papiers accumulés pendant trente ans et conservés dans un simple sac en plastique" (ibid., p. 160), "des notes, des pense-bêtes, des petits bouts de rien du tout dans la poche, grâce auxquels j'ai gardé des repères" (ibid., p. 179). Peu à peu s'édifie le "parc zoologique, le jardin botanique" dont rêvait Vigée vers 1972 : "Les parfums, les maisons, les greniers et les caves sont des petits paniers de houblon, à l'intérieur du panier de houblon collectif (ibid. p. 159). Il s'agit de faire affleurer à la conscience les impressions enfouies, oubliées mais présentes : "Le plaisir pour moi consistait à tenir chaque soir le registre du monde ancien (...) C'est une manière d'échapper au déluge de l'inconscient et aux effets du refoulement" (ibid., p. 159).

"Inconscient", "refoulement", voici des mots qui révèlent un autre aspect de l'entreprise autobiographique, souligné par Hélène Péras : "Le patient et courageux dévoilement que représente le Panier de houblon est proche de la démarche analytique" (11). Ce que reconnaît bien volontiers Claude Vigée : "Sous l'événementiel (...) il y a quelque chose qui va au delà de la simple curiosité ou du simple désir de raconter des histoires, il y a une énergie qui travaille. C'est là l'inconscient comme force (ibid. p. 218).

Mais, dira-t-on, toute autobiographie n'est-elle pas, en quelque sorte, une forme d'auto psychanalyse dans l'écriture, une conjuration des fantômes du passé, une tentative de préserver la mémoire des civilisations en voie de disparition et la trace des moments privilégiés qui ont modelé la vie intérieure d'un écrivain ? En quoi le Panier de houblon se distinguerait-il des cohortes d'autobiographies composées à travers l'histoire ? Quel est le noyau focal et rayonnant, le point de vue central qui donne son sens et sa spécificité à l'oeuvre tant de fois différée, qui s'écrit dans l'arrière-été de Claude Vigée devenu lui même son "propre ancêtre", à Jérusalem, "balcon de ses paysages", ville "de l'immédiateté de tous les temps", où "s'entremêlent le temps et la durée : les millénaires passés et le présent" ? (ibid.p. 180) (12).

5. La quête de l'unité ou la lumière du Buisson ardent
"Quand on se retourne sur son existence, tout est simultané (...) la mort de mon grand-père en 1937, notre départ de Bischwiller pour Strasbourg la même année, la mort de ma mère en 1979, la vente de la maison de mon père, entre ces deux dates, sont étroitement imbriqués : un événement porte l'autre (...) Il fallait que tout sorte dans l'ordre tourbillonnant et kaléidoscopique que retrouve le lecteur" (Vision et silence dans la poétique juive, pp. 179-180). Ce constat des étapes événementielles et émotionnelles qui ont "porté" "l'arrachement" révèle un phénomène d'emboîtement, de télescopage des faits et des sentiments envisagés simultanément au gré des détours du kaléidoscope de la mémoire et du récit, mais surgissant dans un désordre qui n'est qu'apparent.

Pour vraiment comprendre cette page, il faut remonter aux Noëls chrétiens de la petite enfance de Vigée, à Bischwiller, chez les Bohler (la famille de l'amie Marianne à laquelle il écrit en 1980 la lettre longuement citée ci- dessus). Evoqués d'abord dans les Dernières Nouvelles d'Alsace, en décembre 1970, ils suscitent la "Prose liminaire" placée en tête du Soleil sous la mer (1972, une "autobiographie" poétique réunissant les recueils publiés jusque là par Vigée). Ce texte onirique et programmatique intitulé "Le buisson ardent" (pp. 7-28) mériterait d'être cité tout entier. Il révèle plusieurs secrets de composition de l'oeuvre entière, notamment la contraction du temps (ponctué seulement par des expériences privilégiées, laissant entre parenthèses le temps "insignifiant") et la condensation des événements qui ont laissé une empreinte similaire dans la vie intérieure du poète, opérant leur fusion en une seule expérience fondatrice. En reprenant les termes de Vigée, on peut dire que "la lanterne magique" de sa rêverie, dans son "travail souterrain a effectué cette fusion des temps et des actes, rappelant simultanément en moi ce qui fut séparé par les heures creuses de l'attente" (p. 22). Le travail d'unification "par delà la dispersion des choses vécues" permet de "retrouver le chemin vers le lieu premier où tout coïnciderait", la "vérité intérieure de l'expérience" (ibid.).

En relisant cette vingtaine de pages, seule prose du Soleil sous la mer, on constate que tel le chant des grives pour Chateaubriand, le "charme magique" des parfums pour Baudelaire ou la petite madeleine de Proust qui déclenchent le souvenir et le rendent présent, ce sont, pour Vigée, les carillons du Noël de Bethléem entendus lors de l'hiver 1970 dans sa maison de Jérusalem qui ont fait se lever, dans la mémoire du poète un "soleil sous la mer", la vision irisée née de la superposition de mille feux d'hiver simultanément présents dans sa conscience : le "Buisson ardent" irradie à la fois des scintillements de l'enfance alsacienne, des clartés aveugles de l'exil américain et des illuminations du retour en Judée : lumignons des arbres de Noël, danse des bougies de 'Hanoucca sur la bassine de cuivre, reflet du crépuscule sur la porte cirée de l'armoire de chêne, rougeoiement du charbon dans le poêle de faïence, cierges de la Toussaint dans les cimetières chrétiens, vacillement annuel de la veilleuse-anniversaire à la mémoire du père défunt, lueur de la flamme dans la cave où l'enfant de dix ans fait l'école buissonnière (pp. 22-23). Toutes ces images confondues deviennent préfiguration des flammes de la guerre. Dans une nuit, mi-réelle mi-onirique, le poète se faufile dans la crypte d'une cathédrale en ruine d'où filtre la lueur d'un chandelier à sept branches qui fait danser une foule d'étoiles jaunes ("funéraires") accrochées à la place du coeur sur les vêtements d'un petit peuple d'hommes et de femmes, "vivants ou spectres" (p. 24) (13).

Les souvenirs personnels fusionnent avec la mémoire collective, effaçant, les barrières du temps et de l'espace pour ne plus laisser place qu'à une seule réalité permanente bien qu'éternellement "en devenir". Les lueurs superposées évoquées dans la prose liminaire du "buisson ardent" évoquent bien à la fois les lumignons du "buisson" de Noël, mais aussi les affres du sacrifice d'Isaac ("l'acte du bélier" pris dans le buisson avant de brûler sur l'autel) et, bien sûr, l'illumination de la révélation du nom imprononçable de Dieu et de sa signification, faite à Moïse, dans le buisson ardent (Exode 3:3). "Comme le feu des chandeliers dans mes rêves d'enfant, la lumière du buisson ardent parle, elle est enceinte de l'avenir, comme l'était aussi le bûcher d'Isaac, que surplombe la parole salvatrice porteuse de la bénédiction d'en haut" (Vision et silence, p. 9).

La lumière qui flambe en permanence est simultanément, au plan individuel, flamboiement ou soleil sous la mer, "cette clarté fondatrice, qui illumine à partir du tréfonds les figures et les incidents de mon voyage humain, (...) la somme achevée et déjà à refaire de mon existence" (Le soleil sous la mer, p. 28), et au plan collectif et cosmique la flamme qui consume et détruit ou qui illumine et scelle l'alliance, la lumière originelle de la création reflétée dans l'illumination de la vision prophétique "enceinte de l'avenir".

" Ce ne sont pas mes souvenirs que je cherche, ni les choses en soi que je dis, mais l'émergence depuis longtemps poursuivie d'un commencement lumineux en moi, qui se propage comme il veut à travers la sphère trouble du visible. Un Buisson Ardent, voilà le trésor que je dois exhumer - par quelle poussée obscure de mon esprit ? - du tas de décombres de ma mémoire  (Le soleil sous la mer, pp. 26-27). Comment retenir tout cela et comment le transmettre ? Rien ne vaut la parole qui s'érige, s'élance, se reprend sans fatigue" (ibid., p. 26).

6. Le temps intérieur de la grammaire juive ou l'être en devenir

Le secret qui court à travers toute l'oeuvre de Vigée et qui se révèle dans l'architecture de la tardive autobiographie des origines porte des noms divers : "la musique d'enfance du futur" (14), "la mémoire de l'avenir" (15), "l'origine future" (16), "Demain la seule demeure" (17), le "vivant latent" (18) ou encore, le nom ineffable révélé à Moïse dans la vision du Buisson ardent (Exode 3:3), comme l'attestent ces deux notes contemporaines de la rédaction de la saga de Bischwiller :
"Ehiéh ascher éhiéh ", la révélation du buisson ardent. Le premier terme " éhiéh " constitue le secret qui se révèle dans le second. S'investissant dans le futur intensif de ce verbe, Dieu est le mouvement du caché qui se découvre dans le temps et l'espace transitoires du monde ; "Je me ferai devenir ce que je me ferai devenir " (La lucarne aux étoiles, 1998, p. 272). Ecriture du Panier de houblon (...) "Je me ferai devenir ce que je me ferai devenir" est la ligne de force de tout récit biographique; Le récit fraie un avenir nouveau à ce qui est déjà effacé, voué au néant ancien" (ibid., p. 280).
Bien des années auparavant, dans un entretien qu'il m'accordait en 1977 sur la révélation du Buisson ardent, Claude Vigée expliquait déjà ce thème récurrent dans son oeuvre :
"Le verbe éheyé est la première personne du futur. Nous savons qu'en hébreu les temps grammaticaux ont tous une valeur omnitemporelle, en particulier le futur, qui ne désigne pas seulement le lendemain, mais aussi l'hier et l'aujourd'hui. Tous les temps sont impliqués dans ce nom verbal explosif que Dieu s'est donné à lui-même : je serai comme je me ferai être" (19). Dans un autre de nos entretiens, réalisé à Jérusalem en décembre 1992, durant l'écriture du Panier de houblon, il constatait en parlant des mystères du vav, à la fois conjonction de coordination et de disjonction et auxiliaire de temps :
"Je crois que je suis hanté, dans mon inconscient par la grammaire juive fondamentale, la loi du temps juif, qui nous rapproche en s'éloignant. Il nous projette dans le passé défunt et déjà nous annonce l'avenir inouï. En effet, le "vav conversif" introduit un passé qui devient un futur, ou un futur qui se mue en passé" (20). Ce n'est pas sans raison que Vigée attribue sa conception du temps à un impératif "inconscient". Bien longtemps avant de connaître l'hébreu, avant d'avoir fréquenté les maîtres juifs de Jérusalem dont il cite les enseignements dans ses livres (parmi eux André Neher et Léon Askénazi), il percevait les événements dans une "simultanéité achronique" (nous l'avons montré dans la gestation de ses oeuvres diverses (21). Mais à l'heure de l'écriture du Panier de houblon, l'homme de soixante-dix ans est déjà profondément familiarisé avec la grammaire biblique des temps verbaux dans laquelle le présent n'existe pas - puisqu'à l'instant même où il surgit il est déjà passé ou encore inaccompli -, avec le préfixe vav (qui transforme un passé en futur ou un futur en passé), remettant en cause la direction des événements ou inversant le regard porté sur eux puisque le temps y est réversible ou en gésine. Son apprentissage des sources juives lui a simplement permis de "nommer" et d'éclairer ce qui relevait, pour lui, du vécu : "Le verset des Lamentations : "'Hadèsh yameynou keqédèm" ("Renouvelle nos jours comme ceux d'autrefois") est inclus dans le "vav". C'est grâce à lui que nous ne sommes pas entièrement pétrifiés dans l'éternel, dans l'immobile, mais orientés vers l'origine à venir, qédèm (...) Je crois qu'en lisant les Ecritures et en méditant sur les commentaires des Sages, on entre dans l'univers de ce qui "devient", car notre être saisi dans ses racines constitue un embryon perpétuel. On échappe donc à la mort absolue" (Vision et silence, p. 199). Dans la tradition hébraïque "être" est synonyme de vivre, de devenir, d'expérimenter. "Etre" implique la marche en avant (22). Et la course au devenir ne s'achève que dans la mort où elle se fige. Seul est passé, "devenu", ce qui a cessé de vivre. Voici sans doute l'explication du dernier vers de "L'art de la fugue", le poème qui sert d'envoi, en 1998, à La lucarne aux étoiles et de dernière ligne du recueil : "Mourir, c'est devenir le monde où tu vivais" (p. 291). Poème tardif mais aussi poème des origines puisque l'on découvre sans surprise qu'il figure déjà dans La corne du grand pardon, publiée en 1954 (quarante ans plus tôt) chez Seghers, et qu'il a figuré dans Le soleil sous la mer (1972, p.141) (23) : étonnante permanence de la thématique vigéenne, considérée pourtant, à chaque période, sous un prisme différent qui la renouvelle !

On comprend mieux le sens de la confidence à Claude Goure, en 1983, sur la nécessité absolue d'écrire Un Panier de houblon avant de disparaître mais d'en être retenu "comme s'il fallait que je vive tout le restant de ma vie afin de pouvoir enfin conjurer cet univers enfoui et le raconter" (Les Orties noires, p.148). Vigée n'est pas "à la recherche du temps perdu" par nostalgie d'un paradis perdu de l'enfance. Pour lui, l'art de l'autobiographie ne consiste ni à revivre ni à faire revivre dans l'écriture un passé révolu préservé dans la mémoire. Il consiste à rendre présent, vivant et pulsant dans la parole et les mots le temps qui n'a jamais cessé d'être présent dans sa tête. Mais en y ajoutant la connaissance (cf. la citation de Yeats en exergue du Panier de houblon : "Toute connaissance est biographie"). Grâce à cette connaissance, à l'illumination du buisson ardent, le temps est vivifié : le présent se charge d'avenir, le passé se change en futur et "l'être" en "devenir". Voilà pourquoi seule la perspective de l'arrière-été permet de ranimer "la musique d'enfance du futur", de donner un sens à "la mémoire de l'avenir", de remonter à "l'origine future" où l'homme et le monde "se feront devenir ce qu'ils se feront devenir". Seule la "double lumière/ de la lune tardive/ et du soleil levant", fusionnant dans un accouplement fécondant, permet au fruit de l'autobiographie de mûrir "dans le verger du temps" où jaillit "une source d'eau vive" (Dédicace du Panier de houblon, T. 1, p. 9) et de devenir, à rebours, la "matrice existentielle" et le "support" de l'oeuvre poétique (Vision et silence p.180), le lieu où "le prince danseur" est en marche vers lui-même.

Francine KAUFMANN (Jérusalem, octobre 2000)

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