Le témoignage alsacien de Claude Vigée
Adrien FINCK

Nous publions ci-dessous l'extrait d'un ouvrage d'Adrien Finck, professeur honoraire à l'Université des Sciences humaines de Strasbourg (parution : mars 2001 aux Editions de la Nuée Bleue - D.N.A., Strasbourg) : Le témoignage alsacien de Claude Vigée. Cet extrait constitue le fragment d'une étude sur Le feu d'une nuit d'hiver (poème publié à Strasbourg en 1988, en édition bilingue par l'Association J.B. Weckerlin, et réédité en langue française dans Aux portes du labyrinthe, Flammarion, 1996.

Un poème formule la prière du vieil homme (adressée à quel Dieu ?) Du Feu d'une nuit d'hiver :

  "Werf mich nét nüss uff d’schtrooss
én mine àlde dääj;
wenn mini gràfft verschwénd,
dànn loss mi nurr nét fàhre."

Jusque dans la prière, le dialecte propose l’authenticité de sa force concrète : "nüss uff d’schtrooss" (la “route” qui suggère la déréliction rattache obscurément la prière à la scène initiale)... "loss mi nurr nét fàhre" (tournure archaïque remontant à l’allemand biblique)... La traduction française en hexasyllabes reste plus abstraite :

 

"Ne me rejette pas
au jour de ma vieillesse,
quand ma force est passée
ne me déserte pas."

La suite s’interroge anxieusement sur ce qui fonde la “valeur” de l’homme et trouve la réponse dans “la parole et le chant”, expression de la conscience qui distingue l’homme de l’animal. Mais c’est également cette conscience qui entraîne “la terreur de la mort”. De nouvelles tirades ne peuvent alors dire de leur humour noir que cette misère humaine, évoquer la vieillesse et la mort, et c’est encore l’alsacien et le judéo-alsacien qui fournissent le mieux ces vocables du "Galgenhumor". Le goût amer de la "foire d’arrière-saison" reste dans la bouche. Comment articuler la parole de salut ? Comment parler encore ?

Et tout aussi soudainement, en une sorte de reprise condensée du prélude lyrique des Orties noires, le début de Lièdwelef évoque une voix lumineuse qui s’éveille, la relie aux profondeurs nocturnes (indicibles) de la lettre Aleph enfouie dans le "saint des saints silencieux et clos" : dans la "langue oubliée de l’enfance".

 

"E schdém m wàcht uff un séngt àm helle dàà ém oohr
genau so wie bi nààcht dr büèchschdààb . Aleph schlooft
ém zügschlossene, schdélle heilichdum
vun unre vergessene kéndersprooch."

Ce moment charnière rend de nouveau possible le salut par la mémoire de la langue première. La prière revient sur les lèvres, une nouvelle apostrophe à Dieu, en une formule dialectale populaire, "Die lièwer godd, loss uns nét beidi fàlie", ajoutant cette fois la pensée d’une solidarité de Dieu et de l’homme :

 

"Seigneur Dieu, ne nous laisse pas tomber tous les deux,
toi et moi, lorsque vient le temps de la vieillesse"...

Relevant d’un fond mystique paradoxal, cette pensée que Dieu n’est pas sans l’homme, sans le "je" même qui parle ici, pourrait se souvenir notamment du Stundenbuch de Rilke :

 

"Was wirst du tun, Gott, wenn ich sterbe?
(…)
mit mir verlierst du deinen Sinn.
Nach mir hast du kein Haus, darin
dich Worte, nah und warm, begrüfen."

La prière retrouve le haut-langage lyrique, s’ouvre sur L ‘espérance de la douzième heure, selon le poème écrit à la même époque, mettant en exergue une citation de Maïmonide, "Je l’attendrai chaque jour" : fervent et serein apprentissage de la mort. Cette espérance reste-t-elle purement lyrique ?
Alors s’introduit un intime débat théologique :

 

"Schbièlt godd mét uns uff sinem schdernefeld
ajendli numme n‘e vièrdel-schténdele fussbàll ?
"
"Dieu joue-t-il avec nous sur le terrain du ciel
un tout petit quart d’heure de football chaque jour ?"

La métaphore concrète du jeu de football, irritante et provoquante par sa banalité, remet en question de manière drastique la solidarité de l’homme et de Dieu. sa présence et son omnipotence : elle exprime à la fois une familiarité de Dieu et la scandaleuse figure d’un Grand Irresponsable. La réponse à l’interrogation se fait à nouveau dans l’immédiateté de la juxtaposition: celle d’une séquence biblique en hébreu - "Morid scheol wa yaalé" - traduite et prolongée en alsacien :

 

"er drîîbt de mensch én d’ underweld
un schàfft-ne au wédder erff.
"
"il fait descendre l’homme dans la fosse infernale
et l’en fait remonter selon sa volonté."

La citation est tirée du Cantique d'Anne ( I Samuel 2:6) qui chante l’omnipotence de la royauté divine, espérance des “faibles” et des “pauvres” face aux puissants de ce monde. La célébration victorieuse devient celle d’une résurrection des morts. Très prosaïquement revient une pensée pour le "pauvre Freddel" : "worsch denn dü / au wédder emool uffstehn"..."pourras-tu toi aussi / t’arracher à la fosse” ?... Ce contraste des registres, intimement lié au dialecte, déstabilise en quelque sorte le “Chant” et ne permet toujours pas l’envol final du lyrisme. “L’espérance de la douzième heure” est mise à l’épreuve, doit se réaliser à l’échelle de la réalité la plus banale. D’où la nécessité de revenir au travail du deuil. La certitude s’affirme par la citation d’une séquence de la liturgie hébraïque des morts, également traduite en dialecte :

 

"We taamod lekètz hayamim
'im kol hatsadiqim
sche be gan eden. Amen
".
"Awwer uffschtehn worsch sécher
àm end vrun de dääj
mét àlli gerächde
ém bàràdies ciani. Aamen.
"

La citation en hébreu et sa traduction alternent avec la description du cimetière de Bischwiller, non sans que le ton grinçant s’insinue à nouveau :

 

"Judde un kréschde schîîne hoffnungsloos
durich de selwe lièwe godd
bis én de dood nîîn gedrenti.
"
"Juifs et chrétiens paraissent
jusque dans l’au-delà
par le même bon Dieu
divisés sans recours."

Les Juifs toujours "uff dr lätze sitt", "du plus mauvais côté", "un doch verwääse sie lili bisàmme",“pourtant ils ont pourri gailladement ensemble"... Le "Chant" aboutit à un acte de foi ("Mier glaawe mét vollem vertröije" - accentué en français par l’alexandrin "Nous croyons d’une foi parfaite et sans limites"), d’abord interrompu par le doute sarcastique :

  "Ja glaawe mrs denn ?
glaawe mr éwwerhaabt noch ebbs
vun demm unglaabliche frumme gedéngs ?
"
"croyons-nous donc encore à quelque chose
dans tout le bric-à-brac
de nos monts-de-piété ?"
Une amère ironie reste sous-jacente à la prière.

Douze est le nombre des mois, des heures du jour; il symbolise le temps, le "passage". L’anthologie des "poèmes du passage", Aux portes du labyrinthe, comprend également 12 “portes”. Avec le nombre 13 du Nooch-Lièd / Chant d'après-minuit, le poème se projette dans l’au-delà du temps. Ce treizième “Chant” aura pour fonction de conjurer les forces de la vie, évoquées par les métaphores de la lumière, le leitmotiv du feu, de l’aube, du printemps, pour affirmer in extremis la possibilité de salut. Seul celui qui aura soutenu jusqu’au bout l’épreuve de la plus longue nuit, de la mort, du néant et non-sens, pourra recevoir en don, peut-être, après tant d’attente dans l’obscurité, cette improbable lumière. N’est-ce pas un moment de temps suspendu, d’éternité ressentie dans l’instant même ? Nous pensons alors à la musique de Mozart chère à Claude Vigée, où se révèlent ces moments intenses de “lumière”. Proche de l’écriture des Sengessle et de Wénderôwefîr, comme nous avons déjà pu le relever, la symphonie mahlérienne juxtapose la perte, le désespoir, et l’espoir, la transfiguration.

Le Chant d'après-minuit s’ouvre sur une nouvelle citation de la liturgie funéraire juive traditionnelle, transposée en alsacien : évocation d’un Dieu dispensateur de la vie et de la mort. C’est par la correspondance des langues de l”origine” - hébreu et alsacien - que le poème articule la parole de salut.

  "Mi kamokha melekh
memith u-me'hayeh ?
"
"Wer ésch wie dü e kénni
wu de dood verschenkt un d’ laiche wédder beltääbt,
un's heil üss sinem schwàrze keim
züèm uffbléihje bis én de himmel nîîn bloost ?
"

La suite reprend d’abord et développe la scène du début de Lièd elef, la vision nocturne d' "éclats de lune" comparés aux yeux d’une meute de loups, puis ajoute également une prière sous le signe de la vieillesse et de la mort, un texte émouvant dans sa simplicité même. Invoquant d’emblée "Métlaid", rendu en français archaïque par "la merci", vertu première du salut (selon le leitmotiv de la lumière : “coeur du soleil invisible”), l’appel s’adresse aux “bons docteurs”, les priant de ne pas "tourmenter" l’homme (le poète dénonce l’acharnement thérapeutique suscité par la médecine moderne), de respecter l’abandon naturel à la mort, sereinement évoquée comme envol de l’âme vers le "pays de nulle part" qui devient dans le dernier vers le "pays natal".

Dans la séquence centrale, que la dernière version relève par le titre Oblation de la lumière, le Chant d’après-minuit concentre l’espoir en la "petite lumière secrète" du pays natal, “dans le coin le plus obscur de la maison paternelle”. Nous pouvons l’appeler “lumière originelle” - Urlicht - selon le titre de l’anonyme, émouvante et naïve chanson populaire allemande (du recueil romantique Des Knaben Wunderhorn d’ Arnim et de Brentano), mis en musique par Gustav Mahler, "sehrfeierlich, aber schlicht" dans sa Deuxième Symphonie, Résurrection, également à un moment charnière de l’oeuvre, avant le mouvement final :

  "O Röschen rot,
Der Mensch liegt in gröfter Not
(…)
Der liebe Gott wird mir ein Lichtlein geben"...

Cette lumière se superpose à la voix lumineuse du début de Lièd welf celle de la "kéndersprooch", la langue de l’origine, et c’est dans la séquence dialectale, versifiée à la manière de la chanson populaire (4 vers de 4 pieds à temps faible libre) que l”Oblation de la lumière” trouve sa formulation authentique :

  "'S heimliche lièchdel wie noch brennt
ém dunkelschde n‘éck vum eldere-hüss,
déss lepft uns métenànder doch àm end
witt éwwer àlles beese nüss.
"

Dans notre entretien Autour du feu d’une nuit d’hiver, Claude Vigée parle de "cette confiance absurde et totale placée dans le bon lieu, dans le non-lieu qui rayonne en amont de l’interdit". Il ajoute : "n’est-ce pas ce qu’on appelle de manière erronée la foi ?" f

Un moment d'ultime émotion qui reprend (comme le Prélude) un texte plus ancien, écrit autour de 1970, Fér e Herbschtlieb : l'adieu à l'être aimé. Mais c'est dans cette déchirure intime que s'apaise le chant.

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