Israël ou la mémoire de l'avenir


Asher Pour moi, être juif c'est d'abord participer à la mémoire du commencement du monde, puis à sa lente, sa dure rédemption à travers le temps de l'histoire, en associé loyal, responsable et passionné du Créateur. C'est se souvenir bizarrement de la totalité de la création comme si l'on y assistait en cet instant même. C'est partager la connaissance de l'ensemble mouvant des choses depuis la nuit des origines, en y jouant le rôle d'un confident, d'un complice, d'un allié par filiation directe, depuis Abraham notre père et ses descendants quelquefois demeurés fidèles... C'est le miracle, cent fois répété, du "petit reste de Jacob". Voilà ce que l'on nous a appris dès l'enfance, où que nous ayons grandi. On nous a mis dans le coup. "On", ce sont les grands- parents, ce sont quelques livres, certains rites surtout, des préceptes, des interdits, des usages alimentaires aussi, auxquels nous avons été exposés.

L'apprentissage de la tradition ressemblait à une longue initiation, de nature familiale plus que communautaire. Dans la perspective de l'enfant, c'est une initiation au grand secret de Polichinelle de la réalité des choses. Il a fallu assister en partenaires à l'émergence difficile de ce qui existe en ce monde, où la sainteté et l'horrible coexistent, s'interpénètrent sans fin. Pour la plupart d'entre nous, il s'agissait d'apprendre, dès l'âge de six ans - en prenant la chose très au sérieux -, comment le monde a tout à coup surgi ; comment une Parole, une Existence invisible, une Présence absente qui n'est pas tout à fait un être, et qu'on appelle tantôt Elohim, tantôt Adonaï, a tiré terre et ciel de soi- même tout en s'en éloignant ; comment le premier couple humain est sorti de la matière ainsi créée ; et comment, à partir du surgissement d'Adam et d'Eve, un homme nommé Abraham a eu tout à coup cette idée bizarre de s'arracher à sa tradition païenne pour commencer son chemin d'errant vers Dieu, en dialogue avec cette Parole qui a fait tout apparaître ici-bas. Voilà ce que j'ai appris à l'âge de six ans de la bouche du rabbin local, et aussi de celle du hazan, du chantre de la synagogue de notre petite ville d'Alsace, qui nous racontait tout cela en hiver, dans une vieille école datant du siècle passé, au milieu des maisons grises ensevelies sous la neige tassée, et la suie qui sortait toute la journée des hautes cheminées des fabriques de drap archaïques, bientôt ruinées et désaffectées...

Benjamin Nous lisions également des petits livres "d'histoire sainte" illustrés à la manière des almanachs du temps jadis. Peu à peu, nous avons appris les formules des prières hébraïques correspondant à ces images naïves, qui leur donnaient une sorte de dignité, de rayonnement sacramentel, toujours très modestement, au niveau de la famille. Sonorités et clartés fugaces qui laissent dans notre coeur des traces ineffaçables. D'où le rôle essentiel de l'enseignement religieux individuel, de la chose confiée de bouche à oreille - ou, comme on dit en hébreu, "de bouche à bouche" -, pour que la seconde bouche transmette le message à autrui, et se le rappelle à son tour à soi-même. C'est ainsi que les juifs adultes continuent à porter ce savoir affectueux, plein de la vie et des saveurs des jeunes années. Dieu est la mémoire vivante du monde,mais nous nous en sentons les répondants, à notre échelle, comme quelqu'un qui revient de loin et se souvient aussi... "Dieu seul sait tout, dit une blague hassidique, mais un bon juif le sait encore mieux !"

Ces choses me paraissent surprenantes et normales à la fois. On en parlait souvent. Dans la rue, je croisais Jacob, Moïse, Josué ou David. Mon arrière-grand-père et mon père s'appelaient Joseph. A mes yeux, i1 semblait naturel qu'il y ait dans la Genèse un Joseph, fils de Jacob. Ne m'appelais-je pas Yehoshouah en hébreu ? L'histoire de Joseph et de ses dix frères jaloux se mêlait à notre histoire familiale, en même temps qu'à l'histoire du monde entier. Elle n'était pas une simple chronique tribale, mais le récit d'une aventure essentielle. Il était plus important à mes yeux - et ça l'est encore davantage aujourd'hui - de savoir l'histoire exemplaire de Joseph que de réciter par coeur la liste des Pharaons, des César, des empereurs d'Allemagne ou des tsars de Russie.

Entretien avec Robert Masson - extrait de l'Héritage du feu, Ed. Mame , février 1988., pp. 41 - 43


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