Un jour inoubliable
(14 juin 1967)

C'est sous un magnifique soleil de printemps que nous arrivâmes, Evy et moi, devant le Mur, l'après-midi même du jour férié où l'interdiction d'y accéder avait été levée. Nous étions littéralement portés par la foule, entourés d'un véritable océan humain. Pour vivre comme un seul homme cet événement prodigieux de leur histoire, les Israéliens étaient venus de toutes les régions du pays. J'ai vu là, de mes propres yeux, des manifestations d'amour incroyables. Hommes et femmes, jeunes ou vieux, se prosternaient à terre dans la poussière grise, en riant, en pleurant. Des vieillards orientaux édentés à longue barbe blanche, couverts de leur djellabah, s'étalaient sur le sol de tout leur long, et manduquaient littéralement la terre sèche devant le Mur du Temple, retrouvé debout au milieu des ruines. Dieu sait pourtant quels microbes devaient pulluler dans cette sainte poussière ; car la base du mur, et les terrains des bidonvilles qui l'environnaient jusque-là, n'ayant aux yeux des Arabes aucune signification sacrale, étaient Traditionnellement jonchés d'immondices ! C'était depuis des siècles le dépotoir d'ordures favori des habitants musulmans du quartier.

Le vent du sud soulevait une poussière épaisse et fine. A travers elle, on entendait (plutôt qu'on ne les voyait distinctement) monter de tous côtés les cohortes des pèlerins. A nos oreilles résonnaient les cris, les chants, les you-yous d'allégresses des matrones sépharades. Partout se formaient des groupes qui dansaient de joie. Un large torrent d'hommes et de femmes dévalait vers le Mur, canalisé par les rangées de soldats israéliens qui faisaient la chaîne en se donnant la main. Tsahal voulait éviter que les pèlerins ne s'éparpillent dans les ruelles annexes, à peine pacifiées la veille, et ne provoquent des incidents graves en se heurtant aux résidents arabes.

Pour la première fois de ma vie, j'ai vu le Mur surgir devant mes yeux. Il me sembla pareil à une cataracte de roche embrasée par le soleil du soir. Il brillait à la clarté profonde du crépuscule. Le ciel rougeoyant de l'Occident déversait sur lui une nappe de lumière opalescente. Ses pierres taillées aux teintes roses et dorées frappaient le regard par leur taille cyclopéenne. Des vols de pigeons tourbillonnaient sans cesse, dans les hauteurs, ils allaient et venaient d'une lézarde à l'autre, contre ce Mur gigantesque, piqué par endroits de plants de câpriers. (…)

Pour atteindre le pied du Mur, jusqu'à pouvoir enfin le toucher, il fallait s'abandonner, sans résister un seul instant, à ce vaste peuple en prière, vrai fleuve d'hommes en mouvement, soulevé par une lame de fond venue du plus loin de son passé. Je me suis donc laissé bercer par la foule, afin de m'approcher du Mur à mon tour, avant de le palper, de l'embrasser pour la première fois, et de glisser, comme tant d'autres pèlerins, une supplique manuscrite dans les interstices de la douce pierre usée, lézardée par tant de siècles.

Autour de moi se passaient des choses bouleversantes, dont j'étais l'observateur privilégié. J'ai vu des soldats en uniforme déchiré, qui tentaient de se coucher le long du Mur, et de l'étreindre, comme on ferait d'une amante. Un comportement érotique tout à fait étonnant, surtout de la part de jeunes hommes qui venaient de se battre et de risquer leur vie sous le feu de l'ennemi. Certains se dressaient contre le Mur comme s'ils voulaient le pénétrer, se fondre en lu tout entiers. Ils allaient jusqu'à lui parler, à lui murmurer des confidences, au creux de ses pierres géantes sillonnées de crevasses.

Pour quelques témoins non juifs, ces retrouvailles passionnées pouvaient paraître déplacées, puériles, ou même idolâtres, à la limite ! Pourtant, à nos yeux, elles se justifiaient par deux mille années d'attente et d'errances. Elles signifiaient peut-être pour certains, la fin de l'incarcération dans tous les ghettos de l'histoire. En elles s'inscrivait la mémoire de tragédies sans nombre. Enfin et surtout, elles étaient marquées par le choc de cette guerre des Six-Jours, où l'Etat d'Israël restauré aurait pu connaître le sort des deux précédents, anéantis avant lui sur ces lieux.

Ces garçons de vingt ans, à peine émergés de la bataille, ne venaient pas seulement se confier ou se confesser à cette oreille de pierre gigantesque, mais enfin parler sans fausse honte à ce qui se cachait derrière elle, dans le secret de la roche primordiale - à ce Dieu invisible, dont la lointaine promesse de salut se réalisait aujourd'hui aux yeux de tout son peuple, et de l'univers stupéfait.

Extrait de Une voix dans le défilé - Vivre à Jérusalem,
Ed. La Nouvelle Cité 1985, pp. 108-110

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