Dialogue de Jérusalem

L'écrivain juif né en France et venu s'installer à Jérusalem s'interroge à voix haute sur son droit à vivre dans une cité que le monde lui conteste. Claude Vigée dialogue en tête-à-tête avec lui-même et prédit que la ville sera "sauvée une fois de plus".


"Tu chantes Jérusalem et, ainsi, tu définis tes droits sur cette ville. Qui es-tu, toi, pour afficher de telles certitudes ?"

Je ne connais aucune ville qui ait ainsi concentré en elle-même à la fois le rêve, l'espérance, la puissance d'exister de tout un peuple à travers des millénaires. Jérusalem a réussi ce tour de force extraordinaire de devenir un lieu de l'espace identique au temps de vie d'une nation entière, sa durée cristallisée en un lieu. Et ce lieu parfois, se dérobant malheureusement pendant des siècles, reste alors inscrit comme une pure attente, un désir fou dans le coeur du peuple d'Israël.

Aujourd'hui, et depuis une douzaine d'années, Jérusalem est présente à la conscience du peuple juif, aussi bien en Israël que dans la Diaspora. Mais cette présence intérieure n'est ni suffisante ni simple. Il s'agit aussi de vivre chaque jour dans les murs, dans les maisons de la ville. De s'y réveiller le matin, d'y faire ses emplettes, d'y gagner sa vie, d'y rêver, d'y attendre le lendemain avec tous les petits ou grands soucis de l'existence quotidienne. Or, à Jérusalem, le quotidien prend un autre sens, car, autour de nous, sous nos pas, dans les nuages, c'est la Jérusalem d'en haut qui se laisse entrevoir. Elle n'est pas seulement perçue dans le rayonnement de l'éther, mais aussi dans la roche sur laquelle Jérusalem est bâtie, comme une couronne sertie dans la montagne. Cette roche porte en elle un flamboiement caché, auquel répond la lumière céleste. Et nous sommes littéralement pris entre ces deux mondes.

Enfin, Jérusalem unifiée est redevenue le site par excellence de l'âme juive, mais tel n'est pas l'avis des nations. Il y a quelques jours, en déjeunant dans un hôtel du nord du pays, nous avons rencontré des touristes européens qui venaient de faire un tour à Jérusalem et qui échangeaient leurs impressions sur ce qu'ils y avaient vu. Ils s'exclamaient d'un ton indigné : "Pensez donc, les juifs ont fait main basse sur Jérusalem entière !" C'est là tout ce que ces messieurs trouvaient à en dire; le reste n'existait pas à leurs yeux. Or, ces gens-là, - de petits commerçants issus des classes moyennes - allaient juste passer leurs vacances d'été en Israël. Mais, je crois que cette protestation benoîte,ce choc psychologique plus ou moins conscient des chrétiens occidentaux devant la résurgence politique et religieuse des juifs en Israël, nous la retrouvons chez pas mal de personnes !

Le fait que Jérusalem s'identifie à notre existence nous paraît tout naturel, mais nous ne devrions pas perdre de vue les dissonances que provoque chez autrui cette adhésion intime de tout notre être. Plus nous nous sentons proches de Jérusalem, plus cette proximité nous est contestée en divers lieux. Jérusalem est en réalité l'oeil du cyclone. Or, quand le cyclone tourbillonne, et qu'il a un vaste diamètre, le centre, l'oeil reste immobile. Dans cet oeil, c'est le parfait repos ; mais il y a un instant où la tempête va se concentrer sur l'oeil même. Et alors éclate toute la violence. Je crois que nous sommes en train d'approcher de ce moment-là.

© Roman Kris

"N'as-tu pas hâté la venue de ce moment, en quittant ton exil, en prétendant gagner Jérusalem ?"

En 1960, nous sommes tombés dans une petite ville provinciale, une sorte de préfecture anglo-turque, oubliée au fond d'un entonnoir, ce qu'on appelait alors le corridor de Jérusalem ! Nous avons tenu là sept ans, entourés par une armée, un peuple et un État profondément hostiles : la Jordanie. Nous y vivions entre nous, au bout du monde. Tel-Aviv semblait encore plus lointaine qu'aujourd'hui ; vu d'ici, le reste de l'univers n'était qu'un rêve, une illusion sans consistance, dénuée de tout intérêt... Moins nombreux, les gens se fréquentaient plus qu'aujourd'hui. On se sentait menacés par ce qui, un jour ou l'autre, pourrait bien nous surprendre dans notre tunnel. Nous pressentions le danger : une nuée de fer et de feu, peut-être, fondrait un matin sur nous. En attendant la fin des temps, la ville menait une existence tranquille, un peu somnolente. C'était Jérusalem en attente...

... En attente des temps messianiques...

Comme je ne sais pas exactement ce que signifient les temps messianiques, il m'est difficile de répondre. Ce qui est sûr, c'est que nous avons vécu à ce moment-là une sorte d'apocalypse. Après l'angoisse interminable du mois de mai et des premiers jours de juin, ce fut l'explosion soudaine de la guerre. Les habitants de Jérusalem, bombardés incessamment pendant soixante-douze heures, ont accueilli la fin de la guerre des Six Jours dans le délire, avec un débordement de joie extraordinaire. Le soulagement, avant tout, de surgir à la lumière, après ces semaines de doute, d'angoisse, de crainte pour la vie même. L'étau jordanien rompu, un avenir s'ouvrait librement devant nous. Les gens sentaient, à ce moment-là, qu'ils sortaient des étroites limites carcérales, qu'ils n'étaient plus bloqués au bout d'un tunnel. Maintenant, ce serait l'avancée naïve dans la clarté.

On vivait dans un rêve qui, d'ailleurs, prit forme ce 14 juin 1967, le jour de la Pentecôte juive, quand des centaines de milliers d'Israéliens se sont précipités dans la Vieille ville pour se rassembler sous le mur des Pleurs, la première fois depuis dix-neuf siècles. Ce pèlerinage de Chavouoth a été peut-être l'annonce d'une expérience messianique, car il proclamait l'avènement d'une liberté et d'une lumière nouvelles. Tout à coup se révélait à nos yeux éblouis la splendeur de la ville de David et de Salomon, dans une atmosphère de fête, de tempête, de folie, de joie populaire, au milieu des tourbillons de poussière qui s'élevaient de tous côtés sur l'esplanade couverte de terre sèche, au début de l'été. Tout se passait comme le prophétisait le Psaume 126 : « Quand YHWH ramena les captifs de Sion, nous étions comme dans un rêve. Alors se remplit de cris de joie notre bouche, et notre langue, de chants d'allégresse." Par rapport à la Jérusalem mutilée d'avant 1967, c'est une plénitude qui se donne à voir aujourd'hui. A l'époque, la Jérusalem juive était un corps dont nous ne voyions jamais la tête. On la devinait parfois en montant sur la tourelle qui couronne le bâtiment médiéval érigé au mont Sion, au-dessus de la tombe présumée du roi David et du Cénacle. Là-haut se révélait, comme dans un éclair, le dôme du Roc aux murailles polychromes. Aujourd'hui, la ville entière s'offre à nous, avec sa structure merveilleuse comme celle d'un corps humain. Une architecture unie qui baigne dans la belle lumière bleue et dorée de ce monde-ci. Entre le rose et le gris de la pierre calcaire, l'azur parfois se dilue pour se transformer le soir en opale et se concentrer le matin en un bleu de saphir profond. La ville s'épanouit dans cette clarté archangélique. Par miracle, sa lumière de gloire demeure en tout temps délicate et fine. Entre l'humain et le céleste se dansent nos heures au rythme vivant de Jérusalem.

© Roman Kris

Mais la haine menace encore et toujours, mais tous parlent d'impasse...

Je ne suis pas un homme politique, et je ne suis pas prophète. Je suis simplement un poète. Mais, comme tout poète, je crois avoir un certain bon sens. Il me souffle que les événements se dérouleront sur les deux plans. Le cyclone se déchaînera en tournoyant autour de son oeil. Ce corps unifié est chargé d'une telle vie, d'une telle puissance cachée, que les peuples du monde entier, attirés autour de Jérusalem par l'aisance de ce corps trop beau, trop vivant, trop puissant, vont y déchaîner leurs passions. J'espère que cette première phase sera aussi brève et aussi peu sanglante que possible. Par l'effet de la raison et de la bonté qui est cachée quelque part dans le coeur de tous les hommes, sous l'emprise d'une sagesse plus forte que la fureur, il n'est pas interdit de penser qu'on laisse vivre Jérusalem, qu'on la préserve malgré tout, en respectant son unité et sa beauté.

Je ne suis pas tellement optimiste de nature, quand il s'agit de l'être humain.Mais ne persiste-t-il pas dans la conscience de la plupart des peuples une force du bien qui est à l'oeuvre en même temps que la rage de détruire ? Ce n'est pas toujours évident ; les hommes de ma génération ont vécu assez d'horreurs pour être convaincus que l'élan vers le mal triomphe bien plus souvent que la volonté du bien. Mais il y a aussi une pulsion du bien. Elle sera mise à l'oeuvre pour préserver l'unité, la plénitude de Jérusalem. Refrénant le déchaînement des passions, une générosité et un amour de la vie qui ne sont pas l'apanage du peuple juif seul, triomphera de la force mauvaise. Elles sauront tenir en échec le désir de nier autrui en l'effaçant de la surface de la terre, la joie mauvaise de ruiner, la folie de réduire en poussière. Jérusalem a été détruite de nombreuses fois dans son histoire quadri- millénaire. Mais elle a aussi été reconstruite et protégée de l'incendiaire meurtrier. Naïvement, j'ai foi en ce qui reste de générosité et de bonté dans l'âme humaine. C'est sur cette confiance instinctive que je mise aujourd'hui, en dépit des apparences contraires, pour proclamer qu'Israël, aussi bien que Jérusalem, auront la grâce de la vie. Sauvés une fois de plus ! Je sais que c'est une pétition de principe : mais, de toute mon âme, je veux croire en cela. Je refuse d'adhérer au triomphe de la destruction.

A travers des tensions terribles, dans le déferlement aveugle des passions, malgré le choc des intérêts opposés des nations, triomphant du penchant inné du mal qui anime l'homme sous toutes les latitudes, cette fois-ci encore la grâce sera la plus forte. Juifs, chrétiens, musulmans, habitants de Jérusalem, issus ensemble de l'alliance d'Abraham, Dieu fasse qu'elle s'exerce en notre faveur à tous, "très bientôt, oui, de nos jours ; et nous dirons : Amen !"

Extrait de de la revue Autrement, Hors série numéro 4 - Octobre 1983,
Jérusalem - Sang, pierre et lumière, p.52

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