Je suis un Juif alsacien

Maison natale de C. Vigée - © Alfred Dott
Maison natale
Je suis un Juif alsacien; donc doublement Juif et doublement Alsacien. Je me reconnais tous les jours des traits de caractère alsaciens : l'obstination au travail, l'humour par-delà les interdits assimilés inconsciemment. Des traits de caractère juifs aussi : et avant tout cette joie sans raison goûtée chaque jour dans la vie, quand il n'y a vraiment pas de quoi ! J’ai toujours eu la faculté de penser plus loin, – comme luit au ciel noir encombré de nuages immobiles, un brusque éclair du temps futur –, même et surtout lorsque le présent était suffoquant ! Moitié apocalyptique, moitié messianique et toujours un peu danseur de cordes : c’est peut-être cela, être Juif alsacien. Avec le refus de se laisser berner par les mots appris, le rejet du mensonge officiel pieusement présenté comme le visage sacré de la vérité.

En été 1950, lors de mon premier retour d’Amérique, la province était presque telle que je l’avais quittée onze ans plus tôt. On y subissait toujours l’emprise du XIXe siècle. J’ai parcouru les mêmes villages que lors de mon enfance : partout des chevaux, des boeufs, des voitures à foin, des charrettes à claire-voie. Et puis, les habits de fête promenés dans la rue, le dimanche, comme sur la scène d’un théâtre ! A Bischwiller, il y avait encore une "Wirtschaft" (auberge) toutes les trois maisons.

Maison de Coralie, grand-mère de C. Vigée (1945)
Maison de Coralie
Par contre, à cette époque-là déjà, avait disparu la vieille juiverie des campagnes.

Jusqu’à la guerre, confiné dans les villages, maintenu parfois dans son antique condition d’humiliés et d’ignorants, vivait judaïquement ce "peuple de la terre" : des illettrés se transmettaient de génération en génération une routine religieuse sortie, croyait-on, de la nuit des temps. Mon grand-père maternel, qui parlait seulement le judéo-alsacien de ses aïeux bas-rhinois, était marchand de grains et de noix. D’autres se faisaient encore, comme au XVIIIe siècle, commerçants ambulants. Ils vendaient au détail dans les fermes, les hameaux isolés du nord de l’Alsace, des chaussettes, des pièces de tissus, des rubans, des boutons. Ils ne mangeaient chez les paysans chrétiens, connus de père en fils, que du pain de campagne, du fromage, ou des oeufs durs. Le vendredi soir, tous se retrouvaient sous la lampe à pétrole, autour de la modeste mais belle table sabbatique, avec ses deux pains tressés aux nattes parsemées de grains de pavot noir, sa coupe de vin consacré, entre les deux chandeliers d'étain gris tôt allumés, qui brillaient sur la nappe de lin blanche...

Rue de Bischwiller - © Alfred Dott
Rue de Bischwiller
A la différence des autres aristocrates locaux, ils portaient, eux, leurs bas de soie neufs; soigneusement pliés en quatre pour la vente, dans leur baluchon de colportage rejeté par-dessus l'épaule. Ainsi chacun avait son propre style de vie. Ce monde totalement isolé de l’intelligentsia juive mondiale (il n’y avait plus d’université talmudique réputée en Alsace depuis la fin du XVIe siècle), disparut avec la guerre. Et avec lui, une partie de mon enfance.

En vérité, mon Bischwiller de jadis est une lune à part. Des usines de brique rouge en ruine, des maisons d’apparence sévère, – sans nul ornement, tristes, moroses, quasi défuntes –, un labyrinthe de rues coupées à angles droits, le fleuve morne des volets toujours fermés, les asiles d’idiots, les maisons de retraite, l’orphelinat, la petite misère grise et sans fin des ouvriers. Et la force des souvenirs. Des images paradisiaques surgissent encore des vergers brûlés de l’enfance. L’Alsace entière, Israël, toute la vie humaine, n’est-ce pas à la fois un jardin natal merveilleux, et une horrible crevasse pleine des crapauds blanchâtres, tout couverts de pustules, pris dans les eaux pourrissantes de la mort ? Lequel est le vrai, le pôle de glace obscur, ou le côté solaire ? Notre été indien, ici-bas, est-il rouge du sang versé, ou pourpre de joie céleste ? Est-ce le buisson ardent de Noël ou l'âtre plein d’ossements calcinés du four crématoire ?

Extrait de Les orties noires, Flammarion 1982, pp. 95-96


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