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   Sylvain LEVI



Biographie

S. Lévi et
le sionisme











Personnalités

Sylvain LEVI et le sionisme :
Le problème palestinien devant la Conférence de la Paix
par André CHOURAQUI
Extrait de L'alliance israélite universelle et la renaissance juive contemporaine
PUF1965, pp.223-227


Le 27 février 1919, le Conseil suprême des Alliés, composé des représentants des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l'Italie, du Japon, présidé par le délégué de la France, Stephen Pichon, se réunit pour entendre l'exposé de la question sioniste en présence de Chaïm Weizmann, Nachum Sokolov, Menachem Ussishkin, André Spire et Sylvain Lévi.

Dès l'ouverture de la séance, la parole est donnée à Nachum Sokolov, représentant de l'Organisation sioniste de Palestine. Celui-ci exprime son émotion en cette heure solennelle : "Le peuple juif a attendu ce jour pendant dix-huit siècles", dit-il (1). Après avoir rendu hommage aux Nations représentées, il proclame le droit pour le peuple juif de revendiquer historiquement la Palestine et soumet le projet de résolution de l'Organisation sioniste concernant le mandat sur la Palestine. Chaïm Weizmann, qui avait présidé la commission d'enquête envoyée quelques mois auparavant en Palestine par le Comité d'action sioniste, rend compte de la situation économique et plaide pour l'immigration juive. Enfin, après quelques mots de Menachem Ussishkin et d'André Spire, Sylvain Lévi prend la parole. Sa position est fort différente de celle des orateurs précédents et, le lendemain, la presse juive annonce qu'il a "trahi la cause juive" par son attitude antisioniste. Weizmann, en sortant, aurait refusé de lui serrer la main (2). Quarante-trois ans après cet événement, André Spire, dans ses mémoires, relève la même accusation (3), dont Sylvain Lévi semble n'avoir jamais parlé : en fait, un doute plane sur les circonstances exactes de l'incident.

Nous connaissons aujourd'hui le procès-verbal de la 46e séance du Conseil suprême des Alliés, au cours de laquelle a été débattue la question sioniste. Ce document permet de restituer cet incident dramatique dans sa vraie perspective historique. Sylvain Lévi a participé, lui aussi, à la commission d'enquête sioniste, mais il souligne sa position à l'égard du mouvement :

"Je ne suis pas sioniste. Je suis juif d'origine et de sentiment français avant tout. J'ai tâché de m'élever par l'élude à une conception internationale et vraiment humaine et c'est en me replaçant à ce point de vue élevé que je voudrais vous présenter quelques observations concernant le problème juif envisagé par rapport à la Palestine."
Après avoir décrit la misère des juifs dans l'Europe centrale et l'Europe orientale, leurs aspirations millénaires à vivre en Palestine, l'oeuvre accomplie déjà par les premiers colons ainsi que par l'Alliance en Palestine, Sylvain Lévi rend hommage aux sionistes :
"Le sionisme a eu cet inappréciable mérite de relever le moral juif dans les pays où, faute d'éléments, et par l'agonie lente du sentiment religieux, les masses juives risquaient d'aller à la dérive en proie aux rêves les plus dangereux. Le sionisme, je le reconnais et je le proclame, a exercé sur ces masses une action bienfaisante. Il leur a donné la nourriture spirituelle, l'aliment de fond qui leur manquait et dont ils avaient besoin."
Sylvain Lévi reconnaît dans le sionisme "une nourriture spirituelle" des masses juives, alors qu'on l'accuse d'avoir dit que les juifs qui iraient en Palestine seraient des communistes. Puis Sylvain Lévi demande à la Commission de lui permettre
"de parler avec la franchise d'un homme qui a l'habitude des méthodes historiques et qui essaye d'envisager les problèmes, même ceux qui intéressent son sentiment, avec des méthodes d'honnêteté et de loyauté absolue".
Et devant le Conseil suprême, il soulève les difficultés de l'entreprise :
"Il serait puéril et dangereux d'escamoter ou de lâcher de dissimuler les difficultés. Il est plus courageux de les regarder en face et d'essayer de les surmonter", dit-il.

Sylvain Lévi montre tout d'abord la disproportion entre le nombre des juifs persécutés ou susceptibles de l'être et l'exiguïté de la Palestine qui ne pourrait les nourrir. C'est une difficulté sérieuse, mais non un empêchement dirimant, souligne-t-il.
L'affirmation suivante, moins claire que les précédentes, avait, il est vrai, de quoi blesser des hommes comme Chaïm Weizmann :

"Les foules qui aspirent, comme nous le disent nos amis sionistes, à se réfugier en Palestine, viennent de pays où elles ont été soumises à un traitement qu'on peut qualifier de terrible... Je n'ai pas besoin de dire devant les représentants de peuples libres quelle mentalité engendre un pareil régime. Les hommes qui sortent de cette tourmente et qui n'ont pas eu le temps en quelque sorte de filtrer leur esprit apportent des passions que j'oserai qualifier d'explosives et qui risquent de produire des troubles graves dans des pays qui seraient comme des camps de concentration pour de malheureux réfugiés."
Il faut admettre que ce passage de l'intervention de Sylvain Lévi permettait une mauvaise interprétation. Sylvain Lévi pensait à l'influence néfaste de l'antisémitisme sur les juifs d'Europe orientale appelés à reconstruire Sion. Le sens de "passions explosives" devient plus explicite dans les affirmations suivantes :
"Vous savez qu'on n'improvise pas une nation, et qu'il ne suffit pas d'un certain nombre d'aspirations dans l'ordre de la foi, de la littérature et de la pensée pour créer un groupement national. Le problème est extrêmement difficile. Quand il s'agit de le résoudre avec des éléments de provenances aussi diverses, avec des juifs qui viennent les uns de la Pologne, les autres du Caucase, les autres, à la suite des persécutions d'autrefois, de l'Espagne et du Portugal, qui viennent du Maroc et d'un peu partout, la fusion réclame pour se faire un temps qui risque d'être un peu long."
Sylvain Lévi soulève ainsi le problème de l'intégration des immigrants dans une nation dont les citoyens sont d'origines si diverses. La fusion risque d'être longue, mais elle n'est pas impossible, souligne-t-il encore une fois.

Enfin, l'orateur soulève le problème de la double nationalité :

"La difficulté est reconnue par l'Organisation sioniste... On a proposé plus ou moins officiellement une solution qui consisterait à créer... un Conseil juif international qui, par une procédure... analogue à la tutelle d'un mineur, prendrait entre ses mains la direction politique de la Palestine... Ce procédé est ingénieux, mais, en ma qualité de Français d'origine juive, je le trouve singulièrement dangereux. C'est créer, au point de vue juridique... un précédent redoutable que d'appeler des hommes qui, dans leur pays, exercent dans toute leur plénitude les droits du citoyen, à exercer encore politiquement ces mêmes droits dans un autre pays."
Sylvain Lévi s'oppose à la création
"d'une classe de citoyens privilégiés qui participeraient à la fois, dans leur propre pays, à toutes les élections et qui seraient appelés, en outre, à exercer des droits analogues, sinon identiques, dans une terre lointaine où ils n'auraient sans doute pas d'intérêts directs, et que peut-être ils n'auraient jamais visitée."
Weizmann, qui reconnaissait dans cette affirmation l'une des objections favorites des juifs occidentaux contre le sionisme, en devait être particulièrement touché, et c'est alors, semble-t-il, qu'il réagit si violemment.

Plus tard, Sylvain Lévi confia à un ami les motifs qui lui avaient inspiré cette partie de son exposé. Sylvain Lévi avait rejoint en 1918 la Commission sioniste en Palestine en tant que membre de l'Alliance, intellectuel français bien connu et ami du baron Edmond de Rothschild, "le père de la colonisation juive en Palestine". C'est en cette triple qualité qu'il avait été invité au Conseil suprême des Alliés. Ainsi, il ne pouvait éviter de soulever devant le Conseil des Dix ce point auquel tenaient plusieurs membres de l'Alliance. En outre, Edmond de Rothschild, préoccupé par le problème de la double nationalité, l'aurait explicitement chargé de soulever la question. Sylvain Lévi parlait donc en son nom personnel aussi bien qu'en celui de ses mandataires, qui exprimaient en cela le point de vue de la plupart des juifs des pays d'Occident.

Le Conseil des Dix (4) connaissait les difficultés soulevées par le problème palestinien. A travers son exposé, Sylvain Lévi, avec objectivité, a posé les problèmes d'une façon positive ne concluant à aucune impossibilité. Bien au contraire, il termine son exposé par ces mots :

"A cause même de cet idéal pour lequel ils ont opté, malgré les persécutions et la mort, des milliers d'hommes qui souffrent croient que sur les bords de la Méditerranée, dans la terre des ancêtres, ils pourront retrouver leur culture antique, servir l'idéal d'autrefois et la civilisation dont ils sont les héritiers. Ils espèrent que revenus dans des conditions géographiques qui avaient poussé le génie hébraïque vers une éclosion que les siècles n'oublieront jamais, ils pourront encore retrouver quelque chose de leur splendeur passée, et apporter de nouveau au monde leur part de contributions. Je souhaite infiniment que vous teniez compte de leurs désirs."
D'ailleurs, le procès-verbal officiel de la séance, peu soucieux de nos nuances et de nos conflits, compte Sylvain Lévi parmi les "délégués sionistes"...

L'Alliance, de son côté, n'avait pas mandaté Sylvain Lévi à la Conférence de la Paix. Il y avait été convoqué sur la proposition du gouvernement français, non pas en qualité de membre du Comité central de l'Alliance, mais à titre de personnalité éminente du judaïsme français. Ses déclarations n'engageaient que sa personne. L'attitude de l'Alliance elle-même s'exprime dans une lettre adressée à Selig, président du Comité des amis de Philadelphie :

"En ce qui concerne le sionisme, nous observons une neutralité bienveillante. Nous sommes toutefois en relation avec ses mandataires et nous nous efforçons de concert avec eux d'obtenir que la Palestine puisse être un refuge donnant asile à un nombre progressivement croissant de nos coreligionnaires, surtout de ceux des pays où l'oppression continuerait à sévir "(5).

Le Conseil suprême des Alliés donna la réponse historique que l'on sait aux revendications du mouvement sioniste. Le soir du 27 février 1919, André Tardieu, représentant français au Conseil des Dix, publia un rapport officiel affirmant que la France ne s'opposerait pas à ce que la Palestine soit placée sous l'administration britannique, ni à la création d'un Foyer national juif. L'une des principales oppositions était vaincue. Restait celle des Arabes. Le 25 avril 1920 à San Remo, le Conseil suprême des Alliés conférait à la Grande-Bretagne le mandat sur la Palestine et prévoyait la fondation d'un Foyer national juif. En 1922, la Société des Nations confirmait ce mandat : un tournant historique venait d'être franchi.

Au moment de la conclusion du traité de paix avec la Turquie, l'Alliance engage une controverse au sujet de la nationalité des juifs résidant en Palestine. En 1921, elle signale au ministre des Affaires étrangères français la rédaction de l'article 129 du traité de Sèvres, conclu le 10 octobre 1920 entre les puissances alliées et la Turquie, conçu en ces termes :

"Les juifs de nationalité non ottomane, établis à la date de la mise en vigueur du présent traité à l'intérieur des frontières de la Palestine... deviendront de plein droit ressortissants de la Palestine, à l'exclusion de toute autre nationalité ".
Si cette clause avait été ratifiée, un juif citoyen français, anglais ou américain, établi en Palestine, aurait perdu sa nationalité, alors qu'il l'aurait conservée, si, dans les mêmes conditions, il avait été chrétien.
A la suite de l'intervention de l'Alliance, l'article en question fut remplacé par le suivant :
"Les juifs de nationalité non ottomane, établis en Palestine à la date de la mise en vigueur du présent traité, auront la faculté d'acquérir la nationalité palestinienne en faisant une déclaration dans les formes et conditions qui seront prescrites par la loi"(6).
L'Alliance écrit de nouveau au président du Conseil. Elle soutient que cet article établit une discrimination injuste entre citoyens juifs et non juifs. Elle rappelle que c'est dans un esprit de justice envers les sujets non ottomans et non musulmans que le gouvernement britannique a édicté jusqu'alors toutes les mesures qu'il a prises pour établir le Mandat, et demande que dans cet article, le mot "juif" soit remplacé par le mot "personne". Poincaré répondit favorablement à la demande de l'Alliance et appuya son action.

Notes :
  1. Procès-verbal de la 46e séance du Conseil suprême des Alliés, p. 470.
  2. Chaïm WEIZMANN, La naissance d'Israël, p. 282.
  3. André SPIRE, Souvenirs à bâtons rompus, p. 109.
  4. 4- La Conférence de la Paix groupait les représentants de vingt-sept États, dont plusieurs n'avaient pris qu'une part nominale à la guerre. Les grandes puissances prennent naturellement la direction des débats : les représentants de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Italie, des États- Unis et du Japon forment le Conseil des Dix : celui-ci avait pour tâche de fixer le programme des délibérations, d'écouter les revendications, d'étudier les solutions proposées.
  5. Lettre à Selig, 17 mars 1919 (Archives de l'Alliance Israélite Universelle, L. 242, f. 364).
  6. (6) Paix et Droit, janvier 1922, p. 15.


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