Le Paeçach ou fête des Pâques (suite)





Le mendiant Lazare ; conversation.

Coupe Le premier acte du séder était alors terminé. Le second, c'est-à-dire le repas, commença. Ici, mon rôle d'observateur se bornait à remarquer l'abandon cordial qui régnait dans cette réunion de famille et la familiarité toute patriarcale avec laquelle intervenait, dans la causerie le mendiant Lazare, mis à l'aise par d'amicales questions du père Salomon. Il y avait bien longtemps déjà que Lazare venait chaque année, aux grandes fêtes, s'asseoir à cette table ! Ces filles, ces jeunes gens, il les avait connus enfants, et si, en répondant à mon hôte ou en le questionnant à son tour, il plaçait devant son nom la formule de herr (monsieur), en revanche il n'appelait les filles et les fils de Salomon que par leur petit nom. Ce petit vieillard, personnification saisissante de la Judée nomade, cumulait, je l'ai dit, avec le métier de schnorrer (mendiant) celui de marchand de livres hébreux. En cette double qualité, il parcourait pendant l'année entière toutes les villes, tous les bourgs et tous les hameaux de la Haute et Basse-Alsace. Aussi connaissait-il le monde juif à trente lieues à la ronde. C'était un gazetier ambulant, une chronique vivante que ce brave Lazare. Salomon, à chaque fête, se plaisait, pendant le repas, à le faire jaser, et Lazare, qui n'était pas fâché de payer à sa façon et avec sa monnaie l'hospitalité qu'on lui accordait, versait à pleines mains toutes les nouvelles qu'il avait pu recueillir dans les intervalles de sa vie tant soit peu vagabonde.

- eh bien! Lazare, lui dit brusquement le père Salomon, voulant entrer en conversation avec le mendiant, comment vous traite ce iontof (jour de fête) ?
- Sur mon âme, monsieur Salomon, on se trouve mieux ici que sur la grand'route. Toute l'année, durant, je mène une rude vie ; mais quand arrive le iontof , j'oublie mes misères et je les noie toutes dans ce bon vin, que je connais de longue date et qui, me connaît.
Et il vida sa coupe, que Schémélé, à l'instant même, remplit de nouveau.
- Et les petites affaires? continua Salomon.
- Ne m'en parlez pas! Vous dirais-je que tout ce qui sort des imprimeries de Redelheim et de Soultzbach ne se vend quasiment plus ? Autrefois, à l'approche de Pâque, je vendais des haggadas en masse. Aux environs du Rosch haschonnah (nouvel an) et du Kippour (Jour des expiations), je ne pouvais suffire, dans les foires, à toutes les demandes pour les recueils des prières de ces grandes fêtes. La fabrique, dont j'avais la confiance, me les passait à un prix fixe modéré, et ce que je pouvais en tirer, en plus, était pour moi ; mais depuis quelque temps il leur est venu en idée à Paris de traduire en français Bible, Rituel, Haggada et prières pour les grandes fêtes de l'année, tout enfin : c'est une abomination. Est-ce que Dieu peut et veut être prié dans une langue autre que la langue de nos ancêtres de la Palestine. C'est dans la grande Bofel (Babel) qu'on imprime ces belles choses. On envoie ces abominables traductions dans tous nos villages, où des messieurs comme le gros Getsch vont les colporter. Et dire, monsieur Salomon, que la plupart de ceux qui les achètent ne comprennent pas plus le français que vous et moi ! Mais que voulez-vous ? C'est la mode à présent, à ce qu'il paraît. Aussi vrai, voyez-vous, que nous avons un Dieu unique, créateur du monde, aussi vrai que c'est aujourd'hui le premier soir de Paeçach (Pâque) dans tout Israël, tout cela ne peut nous amener que des malheurs. Qui est-ce qui a perdu iérouscholaïm (Jérusalem) ? Les impies et les novateurs, n'est-ce pas ? Laissez faire ; les impies et les novateurs de Paris nous empêcheront d'y retourner et de la relever ; c'est moi qui vous le dis...

Le vieux mendiant allait commencer une sorte de prédication ou plutôt de lamentation religieuse. Le père Salomon l'interrompit pour lui demander les nouvelles du pays, et Lazare s'exécuta de bonne grâce. Ces nouvelles étaient, comme il le pense, assez insignifiantes pour la plupart : le ministre officiant de Blotsheim avait perdu la voix depuis les dernières fêtes ; la fille du riche Lehmanu Hirsch de Biesheim, allait épouser un ancien militaire sans sou ni maille ; ce mariage était tout un opéra (histoire) -nous la connaîtrons bientôt- ; le fils du parness (administrateur) de Dornach, pour avoir fait une réponse maladroite à la fiancée avait fait avorter le mariage, etc., etc. Voilà ce que nous débita Lazare avec une verve joviale qui rachetait la pauvreté du fond. Je remarquai pourtant qu'à propos de je sais quelle balourdise qui avait valu à un garçon de Rixheim d'être renvoyé par sa belle, il adressa une allusion assez directe au fils aîné du père Salomon.

- Ce n'est pas vous, Schémélé, dit-il, en lui lançant un regard significatif, qui tireriez un pareil bouc (commettriez une pareille bévue). Votre langue à vous est bien pendue, et sans vous flatter, vous avez ce qu'il faut pour plaire aux belles de nos villages. Aussi, sur mon âme, j'en connais plus d'une... Laissez faire Éphraïm Schwab.
Et, regardant malicieusement tous les assistants :
- J'ai un petit oiseau, ajouta-t-il, qui me dit bien des choses ! Du reste, c'est un beau brin de fille que la petite Débora... Et le vieux Nadel est fort à son aise... Certainement de toutes les familles de Hegenheim...
- Assez bavardé comme cela ! interrompit ici le maître de la maison d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant. Si on se laissait aller à toutes vos histoires, on pourrait oublier d'achever le séder.

Tout le monde avait repris son attitude première. On replaça sur la table le plat contenant les trois matsès enveloppés dans des serviettes ainsi que les différents objets symboliques. Fidèle à un antique usage, le père Salomon retira d'entre les coussins de son fauteuil, et recouvert d'une serviette, un demi-azyme qu'il y avait placé pendant la cérémonie. Cet azyme rompu en deux, doit figurer le passage de la mer Rouge. Il en donna un morceau à chacun des convives. On récita la prière qu'on a l'habitude de dire à la fin de chaque repas, puis commença le troisième et dernier acte du séder.
- Schémélé, dit le père au fils aîné, tu peux maintenant ouvrir la porte.
Le jeune homme quitta sa place, ouvrit largement la porte de la salle à manger donnant sur le corridor, et aussitôt il s'écarta comme pour laisser passer un important personnage. Le silence pendant ce temps était profond. Quelques instants après, la porte refermée. Quelqu'un était certainement entré, mais invisible. C'était le prophète Elie. Il allait maintenant tremper ses lèvres dans la coupe qui lui était exclusivement destinée et sanctifier la maison par sa présence. Elie, se multipliant à l'infini, entrait à pareille heure dans toute maison israélite où se célébrait le séder. Il était là comme le délégué de Dieu. Les coupes vidées après la prière de la bénédiction, se remplirent maintenant pour la quatrième fois.

Le roi David en prières
détail d'une illustration de la Hagada de Rosheim

On chanta ensuite quelques-uns des plus beaux psaumes de David (6) avec des inflexions traditionnelles. On célébra encore la sortie miraculeuse de l'Égypte avec tous les événements qui l'ont précédée, accompagnée et suivie. Dans ce pieux concert, chacun rivalisait de zèle, d'entrain et de voix. Lazare avec sa basse formidable dominait tout. Les femmes, qui chez les Israélites ne doivent jamais chanter en public, mêlent ce soir leurs voix aux saints cantiques. La grande Hana, libre de son service, ses grosses mains rouges sur les hanches, debout derrière sa maîtresse, était plongée dans une sainte admiration. Les chants se prolongèrent, les libations devinrent de plus en plus copieuses. Ainsi le veut l'usage. À neuf heures, Les femmes se retirèrent, les hommes restèrent à leur poste. Ce soir-là, on ne fait point avant de se livrer au repos la prière habituelle ; on est convaincu que cette nuit et la nuit suivante sont des nuits privilégiées pendant lesquelles Dieu veille, comme jadis en Égypte, sur les maisons d'Israël. Peu à peu, sous l'influence, toujours croissante du rangué et du kitterlé , et avec les dernières récitations d'usage, les yeux des convives restés à table s'allumèrent, les voix traînèrent, les têtes s'appesantirent. L'heure du sommeil, l'heure de la séparation était venue, et je me dis en regagnant ma chambre, que la maison du père Salomon avait cette nuit-là grand besoin de la protection divine, car le digne homme et ses hôtes me semblaient des gardiens fort mal préparés à exercer quelque surveillance.


Notes :
  1. Psaumes 115, 116, 118, 156.      Retour au texte


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