Le mariage (seconde partie)

De retour dans la maison Marem, les jeunes mariés, qui étaient restés à jeun jusqu'à ce moment, déjeunèrent. Tous les invités étaient là. Dans un coin de la salle, une petite table, sur laquelle brûlaient six chandelles en plein jour, portait deux petits sacs dont les panses rebondies trahissaient la présence du numéraire. Deux personnes, qui ne devaient être ni parents ni alliés de la maison, décachetèrent chacune un de ces sacs et additionnèrent le contenu à la lueur des chandelles. Au bout de quelques minutes, trente piles de cent francs, composant la dot, s'étalèrent aux yeux des spectateurs en belles pièces de cent sous et l'honneur fut déclaré satisfait. A l'extrémité opposée, devant une table carrée, était gravement assis, une plume à la main, un registre devant lui, le hazan (ministre-officiant) du village. Il était en costume de cérémonie : calotte de velours noir cravate blanche, d'énormes topazes fausses à son jabot et à chacun de ses petits doigts. Quiconque avait à faire un cadeau de noce au jeune ménage se dirigeait vers cette table ; le hazan l'inscrivait en énonçant chaque fois, à haute et intelligible voix, l'objet donné et le nom du donateur. A chaque objet présenté, c'étaient des cris de surprise et d'admiration. Déjà j'avais entendu annoncer une lampe à sept becs en cuivre rouge, une fontaine à bassin avec double robinet, quatre douzaines d'assiettes en étain, une paire de chandeliers avec mouchettes, quarante aunes de toile, un rouet, un huilier, six paires de draps et un recueil complet de livres de prières pour toutes les fêtes (édition Soultzbach), quand la voix du chantre fut couverte par les sons d'une clarinette qui préludait : c'était le signal de la danse. Dans les villages de l'Alsace, le bal des noces a lieu le jour et l'on festine le soir : on ne s'en amuse pas moins pour cela.

Bientôt arrivèrent garçons et filles d'honneur tout rayonnants de joie. Chacun se constitua le cavalier de deux dames. Quelques membres de la famille restèrent auprès du jeune malade que cette journée avait fatigué. Ils devaient nous rejoindre un peu plus tard. Les maîtres des cérémonies étaient le veilleur de l'endroit, et son ami le garde-champêtre, tenant chacun, d'une main, une pique enrubannée, de l'autre, un broc de vin, destiné à l'orchestre. Cet orchestre était composé d'un cor de chasse, de deux clarinettes, d'un serpent, de deux trombones et d'une grosse caisse. L'artiste qui jouait de ce dernier instrument, n'ayant pu se faire entendre jusque-là, s'était mis en mesure de prendre sa revanche; il labourait si bravement sa peau d'âne, qu'il fit trembler toutes les vitres. En Alsace, c'est une vérité reconnue que dans les fêtes villageoises où il n'y a point de grosse caisse, il n'y a point de plaisir.

Pour se rendre au local destiné à la danse, il fallait se transporter presque au milieu des champs. Qu'on me permette de raconter les diverses transformations que ce local subissait selon l'occurrence.
Au printemps, il servait de salle d'escrime.
En été, à l'époque de la moisson, le propriétaire entassait ses gerbes de blé ; aussi y voyait-on pulluler les rats et les souris.
En hiver, c'était la salle de spectacle.

Tous les ans vers les derniers jours de l'automne, quand la bise commençait à souffler, quand les brouillards du Haut-Landsberg descendaient sur le village, et que les mésanges, en détresse, venaient donner dans les piéges en bardeau dressés sur la cime des arbres dépouillés, on était sûr de rencontrer, sur la route de Colmar à Wintzenheim, entre le 15 et le 20 octobre, une longue voiture fermée, peinte en vert et attelée de deux haridelles. Dans cette voiture reposait paisiblement, enlacé dans un épais réseau de ficelles, tout un peuple de figurines de bois représentant des rois, des reines, des madones, des diables noirs comme l'enfer, des ermites à longues barbes, etc. L'arrivée de maître Rodolphe, directeur de cette troupe de marionnettes, était, pour Wintzenheim, une véritable fête. Serrurier pendant la morte saison, c'est-à-dire, en été, maître Rodolphe, quand venaient les pluies et le froid, quittait les arts mécaniques pour les arts libéraux. C'était un homme d'une belle prestance et qui avait toujours le mot pour rire. A deux heures précises, il fallait le voir, les jours de grande représentation, traverser le village, en costume napoléonien, monté sur une rossinante et précédé d'une joyeuse troupe de gamins. Sa trompette rassemblait une foule de curieux en bonnets de coton et en sabots. "Maître Rodolphe leur débitait le programme détaillé du spectacle du jour. Les dimanches, où notre comédien devait charmer les loisirs d'un auditoire catholique maître Rodolphe annonçait, du haut de sa placide voiture, l'histoire mise en drame de cette pauvre Geneviéve de Brabant, ou bien quelque épisode tiré de la vie de saints et des martyrs. Les vendredis soirs, au contraire, ayant affaire à des auditeurs d'un autre culte, maître Rodolphe représentait l'aventure de Joseph, si méchamment vendu par ses frères, ou l'héroïsme de Judith, ou la clémence du roi Assuérus. Pour que l'illusion fût complète et la couleur locale irréprochable, maître Rodolphe avait toujours soin d'annoncer que dans cette dernière pièce, la belle Esther et son oncle Mardochée s'exprimeraient en hébreu. Cela signifiait qu'ils parleraient le patois judaïco-allemand, usité en Alsace et qui apparemment, selon maître Rodolphe, avait été autrefois la langue officielle des Cours de Suze et de Babylone.

Comme on admirait la marche solennellement raide de ces pantins! Comme on écoutait les tirades ampoulées de ces personnages de bois et leur voix tantôt grave tantôt nasillarde, tantôt en fausset ! Il arrivait surtout un moment où l'attention redoublait, où l'âme des spectateurs était tout entière dans leurs oreilles ou dans leurs yeux : c'était celui où précédé d'un formidable amas de jurements mêlés à quelque chanson grivoise, le corps penché en avant et presque plié en deux, les bras pendants, la tête malicieusement inclinée, clignant de l'oeil, claquant des dents, le principal personnage de la pièce, le personnage comique, le héros obligé de la représentation, Hansvurst (5), faisait son entrée sur la scène. Semblable aux personnages des antiques Atellanes dont il paraît un descendant direct, Hansvurst s'interrompait souvent pour apostropher vertement quelque mauvais plaisant du parterre, qui usant d'une liberté admise d'ailleurs, avait osé le provoquer. Hansvurst, dont la langue était bien pendue et qui connaissait son monde, répondait par des lazzis et des quolibets qui excitaient contre le malheureux agresseur les rires de l'auditoire. Quelquefois même, sans être provoqué, et, il faut bien le dire, pour le seul plaisir de faire le mal, dans le cours de ses dialogues avec les mannequins ses confrères, Hansvurst se permettait des allusions passablement transparentes à tel ou tel évènement du jour. Malheur à qui avait blessé en quelque façon que ce fût maître Rodolphe pendant son séjour à Wintzenheim! Son inviolable Paillasse se chargeait de la vengeance. Il n'épargnait pas plus, à l'occasion, le monde catholique que le monde juif, le sacristain que le chantre de la synagogue, la nièce du curé que le fils du rabbin, les grands que les petits, le bourgeois que le manant. Vice régnant, ridicule en vogue, scandale du moment, il s'emparait de tout. Grossissant sa voix burlesquement enrouée, il nommait les personnes et les choses avec une licence aristophanesque et commentait ses paroles par des gestes fort énergiques. Hansvurst faisait la joie des amateurs de commérages et la terreur des mauvaises consciences.

Toutes ces représentations se donnaient dans l'enceinte même où j'ai laissé la noce des Marem en train de danser. On n'avait eu que peu de choses à faire pour transformer la salle de spectacle en salle de bal. Les murs blancs étalaient, en guise de tentures, de vieilles toiles d'araignées. Quant à la ventilation, elle n'était que trop largement assurée par un courant d'air sifflant à travers quatre croisées privées de leurs vitres, malgré la rigueur de la saison. Le long des murs, les jeunes juives se pressaient toutes joyeuses. Elles portaient des tabliers de taffetas changeant, des robes de couleur éclatante, très courtes et laissant voir le long des bas des danseuses, de larges rubans noirs moirés. Elles avaient pour chaussures des souliers en veau, à forme de tête de brochet, qui sont, de temps immémorial, à la mode dans le pays. Les parents des jeunes mariés, les amis et les invités des deux familles, se rendirent bientôt à l'appel de l'orchestre. Puis on vit paraître les deux mariés. La jeune femme avait son costume d'après-midi de noce : une robe de soie très claire, un mantelet en dentelles, un bonnet chargé de rubans roses.

Cependant la grosse caisse résonne, les tuyaux des trombones vont et viennent, les clarinettes sifflent. Ici on ne danse ni polka, ni redowa, ni mazurka, mais la valse à trois temps, la plus belle de toutes les danses. Ici on s'amuse de si bon coeur, que l'idée d'un rafraîchissement quelconque ne vous vient pas même à l'esprit; on se contente le plus souvent d'ôter, les jeunes filles, leurs fichus, les jeunes gens, leurs vestes. Après chaque que valse, le veilleur et le garde-champêtre parcourent la salle, un large arrosoir à la main et mouillent fréquemment, parquet, spectateurs, danseurs et danseuses.

Déjà le jour commençait à baisser. Soudain, je sentis deux coups légers qu'on me frappait sur l'épaule. Je me retournai vivement et je me trouvai en face de la figure souriante du père Salomon.
J'espère, me dit-il, que vous ne vous repentez. pas d'être venu avec nous de Bollwiller à Wintzenheim?
— Certes non.
— Ecoutez-moi cependant : Voilà la nuit qui tombe et déjà une partie de notre monde file; suivez-moi donc
- Mais pour aller où ? repris-je, tout entier encore au spectacle de la danse.
- Comment pour aller où? au repas de noces, parbleu ! je ne veux pas arriver des derniers ; et pour vous comme pour moi, je tiens à être bien placé.
Et comme j'hésitais encore, le père Salomon, passant alors du ton enjoué au ton sentencieux :
- Jeune homme, me dit-il, chaque chose en son temps : il est un temps pour danser, mais il en est un aussi pour manger.
Je n'eus rien à opposer à cette maxime. Si elle n'était pas neuve, elle me paraissait au moins consolante. Je suivis donc le bon père Salomon.

V

Raphaël et Léa. — Le repas de noces ; deux plats de rigueur. — Une galerie villageoise : le chantre et les aides-chanteurs; l'instituteur communal ; le loustic amateur; le loustic à gages; le Schamess. — Triste interruption.

Au bout du village, au fond d'une étroite ruelle, une très modeste habitation est occupée, depuis tantôt un demi siècle, par maître Raphaël et sa digne compagne Léa : c'est le premier restaurant de l'endroit. Un repas de noces n'est convenable qu'autant qu'il a été préparé par Léa et servi par Raphaël, qui est le premier garçon de sa femme.

Ce soir-là, un flot inaccoutumé de lumière jaillissait à travers les petits carreaux ronds de la maisonnette Elle était éclairée, non seulement par les chandelle fixées aux murs, mais encore par toute une série de lampes à sept becs, suspendues au-dessus d'une table longue et mince que recouvrait une nappe éclatant de blancheur, traversée de larges raies rouges. On faisait salon dans la salle à manger même, comme toujours; on n'attendait plus que la jeune mariée et sa famille, qu'avait attardées, comme nous l'apprîmes bientôt, une crise alarmante survenue au pauvre enfant malade. A leur arrivée, les femmes se placèrent d'un côté, les hommes de l'autre; ainsi le veut l'usage.

On servit à l'ancienne manière, un plat après l'autre, mais quels plats ! Le dîner dura longtemps, ai-je besoin de le dire ? Il touchait à sa fin, quand on vit arriver un renfort de convives des deux sexes. Les rangs se serrèrent aussitôt, et, pour occuper moins de place, les hommes ôtèrent leurs redingotes. En même temps ils remplacèrent leurs chapeaux qu'ils avaient toujours gardés jusque-là, par leurs bonnets de coton. Dans nos villages, lorsqu'une invitation collective est faite à une famille, celle-ci se garde bien de l'accepter à la lettre ; la discrétion l'oblige à n'envoyer qu'une seule, au plus, deux personnes, au repas; les autres ne viennent que pour le dessert. En revanche, ceux qui invitent, se piquant à leur tour de courtoisie, commandent un dessert assez copieux et assez délicat, pour dédommager les convives volontairement attardés. C'est dans la confection du dessert qu'éclatent le talent, l'art et la féconde imagination de Léa. Que ne nous servit elle pas ce soir-là ! Admirons surtout les deux plats de rigueur : l'un de ces plats est un gâteau qui figure une anguille couchée dans un épaisse touffe de buis. A dire vrai, je n'ai jamais bien pu m'expliquer pourquoi, dans les repas servis par Léa, on voyait paraître, même par l'art imité, un mets si sévèrement exclu de la table juive par les lois mosaïques ? Serait-ce que Léa aurait voulu, par une innocente illusion, consoler ses hôtes de la privation de ce plat défendu ? L'autre plat, moins hétérodoxe, s'appelle le nougat du fiancé. Il était orné de fleurs et de petites bougies tout allumées. Maître Raphaël avait la mission spéciale de l'apporter triomphalement. En le tenant devant lui, à la hauteur de tête, le bonhomme chantait un air tout particulier faisait des ronds de jambes et des entrechats grotesques. Il ne plaça sur la table le nougat désiré qu'après maint marches, contre-marches, circuits et détours, exécutés avec une lenteur calculée.

Parmi nous se trouvaient quelques personnages qui sont comme les convives obligés de toute noce juive C'étaient autant de types caractéristiques de la curieuse population au milieu de laquelle je me trouvais.
Cet homme qui fredonne en manière de prélude tient à la main son couteau prêt à battre la mesure c'est le chantre ou le hazan que nous avons vu le matin même inscrire les dons faits aux jeunes mariés. Il va maintenant entonner, en guise de divertissement, 1es principaux morceaux de son répertoire liturgique : on le paie pour cela. Derrière lui se tiennent debout, couverts, deux aides-chanteurs, ténor et basse. Ces trois personnages forment l'orchestre vocal de la synagogue où la musique instrumentale est sévèrement interdite. Salarié par la communauté, le chantre est un fonctionnaire important dont la place est assez lucrative; aussi, avec les émoluments qui lui sont alloués, doit-il entretenir à ses frais ses deux accompagnateurs. Ceux-ci font ainsi leur stage chez les chantres des différentes communautés jusqu'au jour bienheureux où, après de longues épreuves et une vie nomade, ils parviennent eux-mêmes à la dignité de hazan. Libres la semaine entière, les aides-chanteurs exercent plusieurs genres d'industrie. Pour grossir un peu leurs maigres honoraires, ils se chargent d'enseigner aux enfants, à un prix plus que modéré, les premiers éléments de l'écriture et de la lecture, ou bien ils font concurrence au barbier de l'endroit et promènent les ciseaux renommés de Bouxwiller sur les mentons de leurs coreligionnaires.

Les aides-chanteurs possèdent encore certains autres talents qui augmentent leurs revenus. Quelque richard de la localité vient-il, en reconnaissance d'un voeu exaucé ou d'un bonheur inattendu, à doter la synagogue d'un Sepher ( Pentateuque) nouveau ? Les aides-chanteurs entreprennent la mise en scène de la cérémonie qui précède la translation du rouleau sacré dans le temple A l'aide de cartons découpés qu'ils recouvrent de mousse et de fleurs, ils improvisent un mont Sinaï hérissé de rochers et coupé de ravins, sur lequel reste exposé, pendant plusieurs jours, le Sepher, objet de vénération, pour les fidèles.

A l'approche de la fête des Tabernacles, ce sont eux, qui se chargent souvent de la construction, de la tenture et de l'ornementation de ces huttes en plein a où tout bon Israélite doit demeurer avec sa famille huit jours durant, en souvenir du séjour dans le désert, Pourtant, malgré ces différentes ressources, nos aides-chanteurs en sont constamment réduits aux expédient En vrais artistes, ils dépensent plus qu'ils ne gagnent le jeu, leur passion favorite, absorbe la plus grosse parie de leurs profits. Quand leur bourse est à sec, leur revenu fixe absorbé, leur revenu éventuel engagé, ils prennent leur mal en patience et attendent l'approche des grandes fêtes de septembre. Pendant ces fêtes, qui durent plus de quinze jours, le hazan ne peut guère plus se passer de ses aides-chanteurs qu'une voiture de ses roues, un moulin à vent de ses ailes; alors aussi la communauté, impatiente, se promet à l'avance merveille pour les offices qui vont suivre, et l'orchestre vocal doit s'y préparer par des répétitions multipliées. C'est précisément cet instant que choisissent nos aides-chanteurs pour chercher une mauvaise querelle au chantre et pour le rançonner. Ils demandent soudain une augmentation d'honoraires considérable, sans quoi ils feront grève. Le pauvre chantre crie à la trahison, menace et flatte tour à tour. Les deux compères tiennent bon. Grande rumeur dans le village; cabale et brigues pour et contre. Le Parness (chef de la communauté) s'en mêle, l'administration du temple s'émeut; des conférences ont lieu, des négociations sont entamées, des transactions proposées, repoussées et enfin adoptées. De la des scènes et des passions burlesquement sérieuses, qui pourraient faire le sujet d'un nouveau Lutrin.

Vis-à-vis le hazan, et en face de moi, était assis un jeune homme grave et sévère qui, seul de toute la société, avait gardé sa redingote et se permettait de rester tête nue. Seul il affectait de parler français; seul, au milieu de toute cette conversation confuse, bruyante, et peu littéraire, il hasardait quelques observations sur 1es sciences et les lettres, me faisant remarquer que paru les anciens déjà, il y avait de grands génies, et que chez les modernes, Voltaire lui paraissait un homme d'esprit. Le dialogue s'étant engagé entre nous deux il trahit sa position sociale par une prodigieuse émission d'imparfaits du subjonctif. Le doute ne me fut plus permis : j'avais devant moi l'instituteur communal de l'école israélite de Wintzenheim. Le rôle que joue l'instituteur israélite dans les grandes communautés est important : il est le Mentor de bien des familles. Essentiellement sentencieux et érudit, il est estimé pour la profondeur de ses aphorismes et la variété de ses citations. Il est au courant des nouvelles, les colporte, les commente; c'est encore un moyen de plaire. Grâce à ses nombreuses relations, il entame avec succès les négociations matrimoniales.

Assez loin de l'instituteur, et presque au bout de la table, trônait carrément dans sa chaise, un joyeux compère à cheveux rouges, à la physionomie malicieuse et fine : c'était Seligmann, le boute-en-train de l'endroit. Déjà, après avoir tambouriné sur la table avec deux fourchettes en guise de baguettes, pour attirer l'attention, il avait contrefait, à s'y méprendre, tous les personnages excentriques du village et des environs ; déjà, après s'être éclipsé quelques instants, il avait reparu, traîné dans un pétrin en guise de char, métamorphosé en Turc ; puis, prenant le nom de chaque convive, quelque bizarre qu'il fût, il y avait trouvé un bout-rimé, avec un à-propos qui soulevait les applaudissements et les rires.
Seligmann était le bouffon-amateur, amusant les convives gratis et pour le seul plaisir de les amuser. A un autre bout de la table se tenait un autre bouffon, un bouffon à gages, commandé par les amphytrions et que, pour toutes les solennités de ce genre, l'on fait venir de l'antique capitale de l'Alsace, sa résidence habituelle. Ce personnage n'était autre que le petit Léon, plus vulgairement appelé Loebsché, le jongleur (6). Il faisait maints tours de passe-passe, fondait les pièces de cinq francs comme de la cire à la lueur des bougies et les rétablissait aussitôt ; il faisait avec des mouchoirs et des cravates mille noeuds inextricables, escamotait des bagues et des chaînes de montre qu'on retrouvait dans les souliers ou les poches des voisins. Ilreprésentait aussi des scènes grotesques où il se donnait à lui-même la réplique avec une intarissable faconde. C'est lui encore - réparons cet oubli - qui, le matin de la noce, avait chanté devant les fiancés en larmes, le chant dit kalé-lied (chant de la fiancée), dont l'air et les paroles sont d'une si attendrissante tristesse.

Pendant que Loebsché jasait et faisait des siennes, il était observé par un personnage placé à sa droite qu'il me reste à faire connaître pour compléter ce galerie villageoise. C'était un petit bonhomme d'une soixantaine d'années, aux yeux brillants, profondément enfoncés dans la tête. Il était coiffé d'un bonnet de soie noire et portait au petit doigt de chaque main une bague en argent. Ce personnage, qu'on a déjà entrevu plus haut, c'est le Schamess. Il est préposé à police de la synagogue et y remplit toutes sortes rôles. Le jour d'une noce, il est chargé de certaines fonctions traditionnelles, entre autres de celle de casser la bouteille et d'inviter au repas. Il est de toutes les cérémonies tristes ou gaies. Le Schamess est généralement craint et respecté, car il est censé entretenir commerce avec le Ciel. La mort vient-elle à visiter une famille ? trois jours au moins, à l'avance, le Schamess en est averti par des présages : trois jours à l'avance, lui seul a surpris, dans le silence de, la nuit, les cris sinistres de la chouette, les hurlements plaintifs des chiens, le craquement mystérieux des meubles; lui seul a entendu remuer les instruments tumulaires déposés dans sa demeure. Le Schamess est aussi l'homme aux visions étranges. Celui de Wintzenheim vous dira comment, quelques heures après la mort du vénérable rabbin Hirsch, il vit, à la tombée du jour, une flamme céleste planer sur le front chauve du pieux défunt et, en même temps, des caractères cabbalistiques se dessiner sur les murs.

Il est surtout une certaine époque de l'année où le Schamess voit et entend des choses qu'il n'est pas donné à tout le monde de voir et d'entendre. C'est en automne, à l'approche des jours terribles, quand tout le monde se livre, dans le temple, de grand matin, ou plutôt, bien avant dans la nuit, aux prières et aux actes de dévotion pour se préparer au kippour (jour des expiations), quand, pendant dix jours les âmes pieuses font pénitence, que les morts, aussi bien que les vivant sont censés s'inquiéter, s'agiter. Dans ces moments solennels, le Schamess fait de lugubres rencontres alors que, couvert de son manteau noir, et son marteau bois à la main, il parcourt, durant prés de deux semaines, à trois heures après minuit, le hameau silencieux, frappant aux portes des maisons juives pour appeler1es fidèles à la prière. Il marche, et presque à chaque pas c'est une nouvelle apparition. Ici, il est suivi d'une longue file de fantômes blancs, mânes infortunés d'hommes qui ont péri sans doute de mort violente, car ils tendent vers le Schamess leurs mains décharnées comme pour le conjurer de les ensevelir selon les rites usités dans Israël. Plus loin, il est assailli par une troupe d'oies blanches, pécheurs métamorphosés et en peine, qui tournoient à grand bruit autour de lui et jettent des cris lamentables. Elles accompagnent le Schamess jusqu'à quelques pas de la synagogue; mais là, comme si elles étaient repoussées par la sainteté du lieu, leurs ailes s'alourdissent soudain, leurs gémissements s'éteignent et elles disparaissent sous terre pour reparaître à la même heure et au même endroit le len¬demain et les jours suivants.

C'est le Schamess qui recueille le dernier soupir des agonisants et leur ferme les yeux. C'est lui qui, dans la maison mortuaire, seul, au fond d'une chambre écartée, passe la nuit avec le trépassé, à la lueur vacillante d'une lampe funèbre. C'est lui encore qui, la veille du Kippour (jour des expiations), quand la foule émue s'est écoulée de la synagogue, qui ne doit point rester vide cette nuit-là, y demeure jusqu'au matin. Assis sur l'estrade sacrée, une bible à la main et revêtu de son linceul, il veille et prie, sans s'effrayer des crépitations de la lampe perpétuelle suspendue devant l'Arche sainte, ni des bruits insolites qui se font entendre vers minuit, quand les morts viennent à leur tour adresser leurs prières au Dieu d'Israël.

La fin du repas fut troublée par une triste nouvelle. A peine le rabbin avait-il achevé de réciter les sept bénédictions nuptiales, qu'on vint annoncer aux Marem que le jeune malade venait de se trouver mal, très mal. Les parents sortirent aussitôt précipitamment, entraînant avec eux le plus grand nombre des convives.


Notes :

  1. "Jean Saucisse". Ce personnage était célèbre déjà dans l'ancien théâtre de Vienne (voyez LESSING, Dramaturgie de Hambourg).    Retour au texte
  2. En allemand, Possenmacher.    Retour au texte
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