Scènes de la vie juive en Alsace de Daniel Stauben
par
André Neher


Daniel Stauben
Wintzenheim 1822
Paris 1875

Daniel Stauben naît à Wintzenheim le 3 janvier 1822, sous le nom d'Auguste Widal dans une famille juive de condition modeste. Il fréquente l'école juive du village, puis, montrant de grandes capacités, il entre au collège de Colmar et plus tard au lycée Charlemagne à Paris. En 1847, à l'âge de 25 ans, il est nommé professeur de rhétorique (c'est-à-dire professeur de lettres) dans la classe qui prépare les élèves au baccalauréat.
Parallèlement à sa charge d'enseignant, il trouve le temps et l'énergie de mener des recherches littéraires et de présenter une thèse pour être reçu docteur ès lettres en 1859. Cela le mène à enseigner les lettres classiques dans les universités d'Aix-en-Provence, Poitiers, Douai et Besançon. Il termine sa carrière comme inspecteur général des langues vivantes.
En 1871, il opte pour la France, mais l'annexion de l'Alsace à l'empire allemand est pour lui une profonde déchirure.
Il décéde à Paris le 6 mai 1875. Il était chevalier de la Légion d'honneur.
Issues d'une série de Lettres sur les moeurs alsaciennes, parue dans les Archives Israélites de 1851 à1853 sour la signature d'Auguste Widal, reprises pour le grand public par la Revue des deux mondes, de 1857 à 1859, mais signées cette fois-ci Daniel Stauben, les Scènes de la vie juive paraissent enfin, en volume, chez Michel Lévy Frères, en 1860. Lorsque l'auteur avertit, dans une préface, que l'idée de les écrire lui est venue du roman champêtre et régionaliste de George Sand, cela n'est vrai que très partiellement. En fait, chez Daniel Stauben, l'expérience existentielle l'emporte sur la littérature, et ce n'est pas le régionalisme d'époque, vague et romantique, qui l'anime, mais l'attachement profond et réel à ses racines juives en Alsace.

Daniel Stauben est en effet, le pseudonyme d'un de ces nombreux Juifs alsaciens, fiers de leur origine, et qui ont, au 19e siècle, donné un apport brillant à l'Université de France. Né à Wintzenheim, dans le Haut Rhin, en 1822, Auguste Widal fait ses premières études à Colmar, puis à Paris. Sa thèse sur les Caractères du Misanthrope chez les écrivains anciens et modernes, soutenue en 1859, le mène aux facultés d'Aix, de Poitiers, et finalement de Besançon, où il enseigne les lettres classiques avant de terminer en carrière universitaire comme Inspecteur général des langues classiques. La défaite de 1870 est pour beaucoup dans la mort prématurée en 1875 de cet Alsacien patriote, qui n'avait pas attendu l'option de 1871, pour lier son sort à celui de la France. Mais dans son univers mental, et surtout sentimental, il avait emmené, et précieusement conservé la fraction juive du paysage de l'Alsace.

Cette expérience m'est personnellement familière et me facilite la tâche de présenter et de faire aimer ce livre. Je suis né en Alsace, à Obernai, issu d'une famille juive dont les racines plongent dans le terroir alsacien aussi loin que mon arbre généalogique permet d'en déceler les traces. Les scènes de la vie juive en Alsace décrites au siècle dernier par Daniel Stauben, l'atmosphère en a été vécue par l'un ou l'autre de mes ancêtres.

Mais il y a plus. La famille n'a pas seulement vécu le folklore de l'Alsace juive. Elle en a assuré un important fragment de mémoire. Qui ne connaît, en effet, les scènes de la vie juive intitulées La Double Demeure d'Albert A. Neher, mon père ? Ce sont les merveilleuses moissons, au 20e siècle, des graines semées par Daniel Stauben un siècle auparavant. La place, unique en son genre, et si sympathique, des Juifs d'Alsace dans l'oeuvre des auteurs non-Juifs contemporains de Daniel Stauben, Erckmann-Chatrian, a été étudiée et mise en lumière par Richard Neher, mon frère. De précieuses retouches historiques ont été portées au plus éminent des personnages d'Alsace de la veille de la Révolution, Cerf Berr de Medelsheim, par Renée Neher-Bernheim, ma femme. Et c'est au précurseur et au franc-tireur de la littérature folklorique judéoalsacienne, Alexandre Weill, qu'a consacré son érudite thèse, Joe Friedemann, mon neveu.

Ainsi, je devine aisément, les raisons du succès des Scènes de Daniel Stauben. Elles ne tiennent guère à leur niveau littéraire qui n'atteint pas celui de George Sand, que Daniel Stauben avait pris pour modèle. Pas d'intrigues, pas d'aventures. Des tableaux. Des croquis. Mais à défaut de l'art "littéraire" de terroir, c'est "l'amour" de ce terroir qui donne aux Scènes de Stauben leur marque originale. Ouvrez ce volume à n'importe quelle page les personnages en sont sympathiques, ouverts, invitants, dirai-je. Ils vous tendent les mains, sourire aux lèvres, et vous introduisent dans leurs demeures, dans leu univers social, moral et religieux qu'identifie l'abondance d'épithètes répétées comme une clé musicale brave, honnête, digne, sobre, gracieux, solennel, joyeux, idyllique.

"Ah ! les braves gens", a-t-on envie de s'exclamer en les voyant dans leur milieu et dans leur paysage qui ne font qu'un. Et le miracle, c'est qu'à la vérité, c'étaient des braves gens, dont le secret, connu de tous et jalousement légué de père en fils, était la religion, au sens authentiquement juif du terme. Une religion qui lie les hommes à un rythme d'alternance entre les moments de vie normale mais portée par les rites de la prière, de la nourriture, du comportement social, et les temps forts du Chabbat et des Fêtes.

Daniel Stauben a su admirablement décrire ces temps forts - le Chabbat, les fêtes du printemps et de l'été, celles de l'automne et de l'hiver. Leur ferveur simple et claire dans la petite synagogue. Leur chaleur sociable et charitable dans le cercle de famille élargi aux pauvres de passage, aux voisins, aux hôtes. Leurs veillées surtout, auberges de Dieu sous les nuits étoilées ou sombres, si propices à l'évocation d'un chant traditionnel doux comme une berceuse, ou d'un récit fantastique digne des Contes d'Hoffmann. Les inévitables superstitions populaires y trouvent leur place. Personne n'y croit vraiment, mais, à l'approche de minuit, dans la chaleur intime du foyer, c'est un rêve qui relie le royaume des morts à celui des vivants. Et c'est l'occasion d'introduire un embryon d'intrigue littéraire dans ces Scènes qui ne sont, en fait, que des instantanés d'existence.

Existence quotidienne, simple, naturelle mais soutenue par quelque chose qui la transcende. La solidarité y est très complexe, faite à la fois d'entraide, de charité, d'un sentiment d'appartenance à une destinée commune et particulière. Mais chaque atome de cette horizontale solidarité, qui lie le Juif à son prochain, contient en lui une flèche verticale, celle de Dieu, qui est le plus proche de tous les prochains, et dont l'Eternité se dévide, pour le Juif d'Alsace, dans les moments vécus d'une existence qui a un "sens ", un sens orienté vers la Terre Sainte et vers Jérusalem.

C'est par ce sens, cette signification, que le village juif d'Alsace peut soutenir la comparaison avec le Stettel d'Europe Centrale et Orientale.

C'est bien ainsi que Daniel Stauben lui-même l'avait ressenti, puisqu' avant de décrire les scènes originales de la vie juive en Alsace, il avait traduit les Scènes du ghetto de Bohème de Léopold Kompert. En somme, il avait décelé dans le Stettel d'Alsace un parangon sociologique du Stettel d'Europe Orientale. Et, à ce niveau, Daniel Stauben n'est pas seulement le précurseur des conteurs du Stettel d'Alsace, les Léon Cahun, Honel Meiss, Moïse Debré, Albert Neher, qui forment avec lui la chaîne occidentale du folklore juif d'Europe. Il est aussi un des modestes précurseurs des grands conteurs et romanciers du folklore juif oriental les Mendel Mokher Sefarim, Shalom Aleïkhem, J. L. Peretz, Schalom Asch, Shmuel Joseph Agnon, Isaac Bashevis Singer, qui porteront la littérature juive folklorique jusqu'au prix Nobel.

Et pourtant, il y a une différence significative, qu'il importe que le lecteur comprenne, entre ces récits de Daniel Stauben et ceux d'Agnon, de Peretz ou de Singer.

Le Stettel d'Europe Orientale est mort. Le lecteur qui voudrait passer de la littérature à l'existence, ne trouverait plus en Bohème, en Pologne, en Russie, que des cimetières, des carcasses populaires pour vieillards; au pire, les restes calcinés et les cendres de Terezin, de Maidanek et d'Auschwitz.

En contraste radical, on peut, aujourd'hui encore, du livre de Daniel Stauben, passer sans césure de la lecture à la vie.

Lorsque, à Jérusalem, des écrivains originaires d'Alsace tels que Claude Vigée ou moi-même, nous évoquons, dans nos écrits et dans nos paroles, l'Alsace juive, celle de Daniel Stauben, nous savons que là-bas un noyau persiste, vivant, vibrant, dynamique, jeune. Nous savons que les enquêtes sociologiques multipliées, en Alsace juive, par le Doyen Freddy Raphaël et son équipe, ont double dimension, théorique et pratique, scientifique et vécue. Ce ne sont pas des travaux de laboratoire, mais les ressacs d'une expérience personnelle.

Obernai - © M. Rothé
Certes, le décor spatial a changé. L'expérience ne se déroule plus ou guère dans les villages ou les bourgades. Bischwiller, Obernai, Bollwiller, Wintzenheim ne comptent plus de familles juives que par rares unités. Mais la population juive est importante à Strasbourg, à Colmar, à Mulhouse. Et si l'espace a changé, le temps lui est resté le même. La communauté juive d'Alsace a été ébranlée, il est vrai, par des catastrophes qui l'ont indélébilement marquée. Les Juifs de Daniel Stauben, par la guerre de 1870 et l'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne. Les Juifs d'Albert Neher par la Première Guerre Mondiale, "la Grande Guerre" comme on l'a appelée si longtemps. Nous-mêmes, notre génération, à l'instar de l'ensemble du judaïsme d'Europe, par la Shoah, la déportation, le retour difficile d'une minorité. Mais le regroupement s'est effectué et l'on peut et doit parler, à propos du judaïsme d'Alsace, aujourd'hui, d'une vitalité. Vitalité aux caractéristiques semblables à celles des Scènes de Daniel Stauben, parce que scandée au rythme des temps forts du Chabbat, des Fêtes, des rencontres familiales et communautaires, des hauts moments de solidarité religieuse et sociale.

Et si l'espace a changé, son orientation est restée semblable à ce qu'elle était au siècle dernier. Dans toute maison juive en Alsace, le Mizra'h continue à indiquer l'Orient, "le point cardinal pour prier l'Eternel". Et chaque Juif d'Alsace sait où se trouve "la Terre des Patriarches". Les expressions sont de Daniel Stauben. Aujourd'hui, le Mizra'h est pointé vers l'Etat d'Israël, et pour beaucoup de Juifs d'Alsace, la "Terre des Patriarches" est devenue maintenant la Terre de leurs enfants.

La Double Demeure dont parle mon père, Albert A. Neher, dans ses Scènes de la vie juive en Alsace, n'est plus seulement, comme elle l'était pour Daniel Stauben, la demeure des hommes et celle de Dieu. C'est aussi, selon la belle expression de Freddy Raphaël, "la Double Demeure parmi les épis de blé d'Alsace et les orangeraies et les cédrats d'Israël".


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