Un calepin
Extrait de Souvenirs à Bâtons rompus, Ed. Albin Michel 1962, pp. 65-82


Lithographie de Toulouse-Lautrec
J'étais entré au Conseil d'Etat, le 1er janvier 1894. A cette époque le traitement annuel d'un auditeur était de 2.000 francs par an, somme insuffisante à l'entretien d'un jeune célibataire. Carrière ouverte seulement à ceux dont les parents avaient assez d'aisance pour leur assurer une pension jusqu'à leur mariage, puis une dot leur permettant de fonder une famille et de garder le rang social de leur milieu. Charge longue et lourde pour des parents de moyenne bourgeoisie comme les miens.
Et il est bien naturel, n' est-ce pas, et pas du tout contraire à la tradition de la bourgeoisie française, celle de la IIe République, de la Restauration, du Second Empire, ni celle du Roi Citoyen qu'on essaye d'en faire supporter une partie aux parents des jeunes filles éblouis par le miroir-aux-alouettes des hautes situations.
Et que c'en soit la plus grande part, ou la totalité même, il n'est pas incroyable que ça ait traîné dans quelque pli de cervelles de bonnes familles juives dont, il n'y a pas tant d'années, les grands-pères étaient à l'affût d'un intellectuel : rabbin talmudiste, savant professeur, poète, contemplateur, ascète qui voulût accepter la situation dépendante mais sans cahots de "gendre".

Dans les anciennes communautés juives de l'est de l'Europe, dans celles des provinces de France même, au début du 19e siècle, le "gendre"était fourni par correspondance ou à l'aide de toutes sortes de filières orales ou écrites, mercantiles ou sociales par le "schadchen" le faiseur de mariages dont les finasseries, l'entregent, la ténacité, les roueries ont donné naissance à ces récits, contes, blagues juives, à tout un plaisant folklore dont j'ai essayé de donner quelques traits à l'occasion de mon Zangwill et l'Humour juif (1).
Dans les milieux plus évolués du Judaïsme parisien ou des communautés urbaines de province, le rôle de "schadchen" était tenu par de bonnes âmes qui ne pouvaient voir une jeune personne allant sur ses vingt ans sans lire sur son visage les cernes, les craquelures des étés et des automnes prématurés ; rencontrer un jeune homme, à peine sa gourme jetée, sans compatir aux tentations et aux périls du mâle adulte, sans blâmer son manque de hâte à remplir ses devoirs d'homme envers lui-même, la famille, la société et l'avenir de son pays.
Dès que sur leur passage, sortait du rang un de ces bons coureurs, attaché à la Chancellerie, au Parquet de la Cour de Cassation, auditeur au Conseil d'Etat, la volée des marieurs tournait autour de lui.

J'allais sans méfiance. Je ne percevais pas encore les battements de leurs ailes entremetteuses.
Au début du printemps 1894, quelques mots échappés à ma mère me donnèrent vent des dangers que je courais.
Quoi, cela avait pu traverser l'esprit de ma mère, prendre place dans sa pensée ! Elle, la musicienne dont les Impromptus, les Etudes de Chopin remplissaient mes yeux de larmes ? Elle, dont le petit salon vert du rez-de-chaussée de notre maison de la rue Montesquieu, nous avait si souvent trouvés accoudés au marbre de notre poêle lorrain de faïence blanche, lisant Hugo, ses Odes et Ballades, ses Châtiments ; les Châtiments surtout qui nous haussaient l'âme, la hérissaient contre tout ce qui s'affaire et se pousse à l'ombre du pouvoir ; la Lucie, les Nuits de Musset, Rolla murmurant : "Ta fille... et tout cela se vend !" Comment elle, l'assoiffée de bonté, de justice, qu'emplissaient de tels doutes, de tels troubles, les trafics, les do-ut-des de notre monde moderne. Elle, que les Dames de France, que ses collègues du Comité des Crèches appelaient Louise Michel, comment a-t-elle pu penser que son fils, son ami, se prêterait à ces marchés sordides!

Je lui citai l'exemple d'un de mes anciens de l'Ecole des Sciences Politiques, maintenant auditeur à la Cour des comptes, marié à la fille d'un richissime marchand de dentelles du Sentier. J'avais assisté à la cérémonie de mariage, puis à la réception dans le somptueux appartement de ses beaux-parents. A côté de cet homme fin, distingué, voir toute vaporeuse des plus fins voiles, cette maigriote, plate, noiraude première communiante, m'avait accablé de tristesse.
Alors, c'est ça le but, le fruit de ces longues études, de ces années d'austères travaux ! Comme lui, comme tant de camarades, de collègues, allais-je me laisser enlacer dans ces chaînes d'argent, piéger par l'appât des promotions sociales !

J'avais d'autres soucis.
Pourquoi m'étais-je embarqué depuis 1888 dans des directions si à rebours de ma nature ! Pourquoi avais-je suivi tant de fastidieux cours, d'examens, tant de chanceux concours !
C'est qu'à partir de mes seize ans j'avais rêvé d'écrire, j'avais écrit; que j'avais tâté de la vie de l'apprenti-écrivain en province, serré entre les pointes des coteries, les méfiances, les surveillances, les cloisonnements des sociétés fermées. Il me fallait l'air libre. Paris! Paris d'où m'arrivaient les effluves, les étincelles, les fusées, les gamines et sensuelles hardiesses de la garde littéraire montante, ses bravades, ses doutes, ses chansonnettes, ses romances, ses invectives. Paris, c'était l'aimant, la flamme, les impossibles-possibles qui avaient appelé les mieux doués de mes aînés et de mes condisciples lorrains: François de Curel, Stanislas de Guaïta, son ami le précoce, l'intrépide Barrès, ses Taches d'Encre, Un Homme Libre, Bérénice. C'était notre fin Eymonet, de Toul (2), parti les poches pleines d'essais comiques, de farces, de chansons. C'était Marcel Drouin (3) récemment entré à Normale et qui avait transmis à son ancien Louis Dumur (4) une lettre où j'avais eu l'audace de lui demander conseil et à laquelle il avait daigné répondre. Et c'était un autre aîné, Suarès dont le sonnet remis au Concours Général en guise de dissertation française, avait répandu le nom dans tous les lycées de France.

Et moi aussi, j'en faisais des sonnets, pas plus mauvais que ceux d'autres épigones du Parnasse publiés chez Lemerre.
Et l'un d'eux, sur le thème du Suave mari magna turbantibus aequora ventis, de Lucrèce, je l'avais remis comme copie à mon professeur à la Faculté des Lettres, Emile Krantz. Et lui, le brillant, le disert conférencier des Cours publics, le collègue de mon père au "Cercle des Michottes" en avait soumis chaque vers à une explication de textes bouffonne, devant mes camarades de licence, parmi lesquels Louis Madelin, qui s'esclaffaient (5).
N'avait-elle pas, ma mère, pris mon parti contre mon père rentré furieux du Cercle où il avait surpris Krantz faisant des gorges chaudes sur la poésie de son fils ?

Plus tard, m'avait-elle désapprouvé quand je refusai l'offre d'entrer comme associé de mon père, dans l'usine? Et lui, qu'elle entraînait dans ses fugues en Italie, en Suisse, à Bayreuth, dans le Paris de ses concerts, de ses théâtres, ne l'avait-elle pas trouvé bien timoré lorsqu'il s'obstinait à me retenir en Lorraine, où j'aurais pu devenir avocat, juge de paix, juge ? N'était-ce pas elle qui m'avait aidé à vaincre ses dernières résistances lorsque mes professeurs déclarèrent qu'au bout de deux ans d'Ecole des Sciences Politiques, j'aurais des chances de réussir à un concours, où depuis la réorganisation du Conseil d'Etat de la Ille République aucun étudiant lorrain n'avait osé se présenter ?

Maintenant, j'étais à Paris. J'y avais une place dont les corvées, les fastidieuses besognes s'allégeaient chaque année de trois mois de vacances, chaque jour de substantiels loisirs.
J'avais les musées, les bibliothèques, les jeunes revues.
Toute ma formation intellectuelle, interrompue tant d'années, à reprendre, à refaire. Tout cela allais-je le laisser voler par la dispersion salonière, écraser dans la pince de ce qui se fait ou qui se dit ? Allais-je me livrer au servage de ces chaînes d'argent dont mères bourgeoises, chrétiennes ou juives, chargent les épaules du fils qu'elles adorent comme ces grandes dames amoureuses enserrent l'âme du jeune bien-aimé dans les roueries de la stratégie mondaine, qui par le beau mariage prépare les grandes carrières, dispense les privilèges de la fortune, de la considération et du rang ? (6)

Quelque temps j'eus la paix.
Cela dura trois mois.
J'avais été invité pour les premiers jours d'avril 1894 à une garden-party chez les Landsbert (7).
C'était une famille d'industriels dont plusieurs fils habitaient près d'Arcueil de simples mais assez grandes maisons éparses dans un parc attenant à leurs tanneries. Ils descendaient d'une vieille famille de juifs français (on disait alors israélites) qui, comme les Michel Goudchaux, et Adolphe Crémieux, avaient pris part au Gouvernement de la République en 1848 et après la chute de l'Empire, puis avaient milité contre l'antijudaïsme renaissant et le boulangisme.
Eva Landsbert, femme d'un des associés, intelligente, cultivée, vive, brassant et animant les milieux et les groupes, était une maîtresse de maison très appréciée. Elle donnait plusieurs fois par an des réceptions où l'on trouvait ce qu'il y avait de mieux dans la bourgeoisie républicaine : industriels, avocats, écrivains, hommes politiques, directeurs de ministères, magistrats, artistes, et beaucoup de jeunesse. Les Landsbert étant les fournisseurs de la fabrique de mon grand-père et de mon père, et alliés à divers membres de ma famille, j'étais invité de fondation.

Le jour de la garden-party, ma mère se trouvait à Paris.
Par hasard ? Elle y avait rejoint sa sœur, venue de Lille où mon oncle avait sa garnison, et que je rencontrerais sûrement, me dit-elle, à Arcueil. Puis doucement, timidement, elle me dit que la fille du dernier frère Landsbert, psychiatre renommé, assisterait à la réception ; que je devrais faire attention à elle. Famille très honorable, très jolie dot. Alors toutes mes objurgations, mes indignations, mes plaidoyers pour la liberté de mes goûts, de mes rêves, de mon cœur, de ma vie, tout cela n'avait servi à rien ! C'était raté, perdu ! On s'obstinait.
Obstinée, tenace, elle l'était, ma mère ! Personne comme elle pour organiser une réunion, une leçon de danse, un pique-nique, un voyage, mes études ! Non seulement elle m'avait donné les meilleurs professeurs, mais s'était installée leur assistante, ma répétitrice, rédigeant pour moi des mementos d'histoire, de géographie, des cartes, des vocabulaires, apprenant à lire le grec pour me faire réciter mes leçons.
Mais Platon, mais Socrate, mais Corneille, mais La Bruyère, tout ce qu'il y avait de grand, de noble, de mordant, d'indigné, d'ironie dans tout ce qu'elle m'aidait à apprendre, était entré en elle, au plus profond de nous. Et ce qu'ils contredisaient, réprouvaient, dont ils étaient la négation par leur enseignement et leur exemple, la voilà qui le faisait, me proposait de le faire, contaminée, usée par ce monde de femmes de fabricants, de marchands, d'avoués, d'avocats, d'officiers, de juges où elle avait passé sa vie à causer, échanger des sourires, des politesses, des services; la voilà descendue au-dessous d'elle-même par cette bonne société judéochrétienne, gelée de convenances, de comme-il-faut, qui se réunissait dans son salon le samedi.

Que s'était-il passé? Comment s'était produit, combien de temps avait duré ce laminage, cette mise-au-pas d'une âme haute par un milieu ? Je le compris quarante ans plus tard, quand elle mourut.

Dans un tiroir caché du secrétaire où elle écrivait chaque matin son abondante correspondance - nous appelions ça son "heure de Sévigné" - je trouvai un calepin à fermoir, dos de velours chamois, plats de métal doré finement estampé.
Après la page de garde en moire verte, je lus, de son écriture alerte, lancée qui ne changea guère au cours de sa longue vie : "Reçu de ma cousine Emilie le 7 Juin 1860."
Et sur les pages suivantes : "1er Décembre 1860, mes 15 ans...Souvenirs d'amitié : résille bleue, chapeau rond... une voilette de dentelle, la partition des Noces de Figaro, 5 francs de grand-maman... "
" 1er Décembre 1861 : Mes 16 ans... Etrennes 1861." Suit l'heureuse et naïve énumération des présents qu'alors une famille de moyenne condition offrait à ses fillettes lors des anniversaires : un nécessaire de voyage, des broches, un entout-cas, des gants, des boucles de ceinture, des porte-mines, des mouchoirs, un jupon brodé et quelques livres illustrés, des partitions de Bellini et de Mozart.

Puis, le 20 juillet 1862, les impressions du premier bal :
" Dans trois mois j'aurai dix-sept ans et mes parents bons comme ils le sont toujours n'ont pas reculé devant la fatigue, devant la dépense pour me procurer un plaisir. Je leur en suis vraiment reconnaissante et bien heureuse. Je contemple ma toilette qui est délicieuse : Une robe de mousseline blanche, ornée de trois petits volants, une guimpe suisse, un corsage esméralda, un nœud de velours bleu ciel dans les cheveux, la voilà telle que je la rêve, simple, jeune, fraîche...
" Mademoiselle Toussaint vient m'habiller et à 9 heures je suis toute prête. Je jette un petit coup d'œil avant de partir, dans la glace et je ne suis pas trop mécontente de ma personne. Je sais bien que je ne suis pas jolie et tout en ayant conscience de ma fraîcheur j'ai des inquiétudes, car j'ai peur de rester à ma place. Ne pas connaître un cavalier et n'être pas belle, c'est assez pour vous donner la chair de poule et vous faire craindre cette bête noire de toutes les demoiselles : La tapisserie.
" J'arrive à 9 heures et quelques minutes. Et à peine à ma place, M. Lévy, le jeune marié, vient m'inviter pour le premier quadrille. Ce début me flatte et me fait espérer que je danserai... et enfin, après tout, je ne suis pas bossue, ni bancale !
pourquoi ne danserais-je pas ?
"La deuxième danse était une polka. M. Spire qui venait d'entrer est venu m'engager. Il a été fort aimable. C'est avec lui, avec M. Lévy et avec M. Irch que je me suis le plus amusée en dansant. Le premier, je le connaissais, l'ayant rencontré plusieurs fois chez madame Cerf." Ah ! ils s'étaient rencontrés longtemps avant leur mariage, mes parents. Celui-ci eut lieu quinze mois plus tard. Chez la plus jeune tante de mon père, ils s'étaient vus souvent, s'étaient jugés, entendus, accordés, aimés. Cette union, cette belle entente de quarante-trois ans s'était liée toute seule, de libre décision, loin des manigances, des piperies des marieurs.
Le second cavalier était un " homme marié ". Le troisième, "fort aimable... doit avoir beaucoup d'originalité dans l'esprit. Lui seul parmi ceux qui me sont inconnus ne m'a pas parlé de la pluie et du beau temps... J'ai dansé un quadrille anglais avec un jeune homme de la banque de France. On l'a dansé d'une manière si embrouillée que je n'ai pu m'empêcher de rire de bon cœur. Chaque fois que je me présentais devant M. Spire, mon vis-à-vis, pour le saluer, il me tournait le dos, saluant une autre personne et se retournant subitement, il me disait une multitude de "Je vous demande pardon Mademoiselle " qui m'amusait beaucoup.
" Il y avait un jeune homme anglais, fils d'un ambassadeur, qui avait l'air fort heureux, et semblait jouir à merveille du plaisir de la danse. Ses manières étaient lourdes et tout à fait anglaises, il dansait très gauchement, en résumé il m'a peu plu et il paraît que je ne lui ai pas produit le même effet puisqu'il m'a invitée trois fois, et à la troisième j'étais invitée, j'ai donc pu lui refuser."

(...)


Toute seule devant les pages azur de son journal intime, personne pour arrêter les élans d'enthousiasme et de foi, que les bienséances, les retenues, les sourires détachés de la fin d'un "siècle de lumières" n'empêcheront jamais de jaillir jusqu'au Chéma Israël du dernier jour.

C'est sur des coins moins résistants de son âme que peu à peu agiront d'autres contraintes.
Femme d'un notaire juif, dans un chef-lieu de canton des Vosges, où il n'y avait que deux ou trois familles juives (8), combien de fois, soucieuse de ne pas nuire à mon père auprès de la clientèle de l'Etude, avait-elle serré les dents, en face des petits calculs, des demi-vérités, des finasseries de ses voisins, de ses relations de petite ville, leur ladrerie, leur dureté envers leurs domestiques, leurs employés, leurs ouvriers ! (9)

Plus tard, en 1871, rentrée à Nancy avec mon père, que mon grand-père s'était associé dans la direction de sa fabrique, elle retrouva ce milieu d'industrie et de négoce, qu'avant la fête de ses 18 ans elle avait quitté sans regrets !
De nouveau le souci des échéances! des inventaires ! Ne s'ouvrir qu'entre soi. Sourire, sans se couper aux déjeuners fins donnés aux représentants de passage, aux patrons des maisons de gros, aux banquiers. Plus nombreux maintenant, mieux nantis, plus hauts placés, les convives, les whisteurs, les hôtes que votre situation ascendante vous force d'inviter. Et les enfants grandissent. Il leur faut les meilleurs rangs en classe. Des camarades de familles bien cotées, des relations, des protecteurs quand ils auront grandi. Et quand ils prendront femme, pourquoi voulez-vous, mon Dieu ! que la gêne aille s'installer à leur foyer ?

Ma mère rouvre, à l'envers, son calepin de métal doré et sur les neuf dernières pages, devenues, les premières, elle écrit :
"Je te re ouvre mon cher petit carnet pour inscrire des dates très mémorables.
"Le 4 décembre 1893 André passe l'écrit de l'auditorat du Conseil d'Etat. Il est déclaré admissible le jeudi 7 décembre, et reçu à l'oral. Le vendredi 15 décembre 1893. Emotion d'Epinal (résidence de mes cousins Dalsace), joie de la réception.
1ère demande en mariage, 3 janvier 1893, une parente [de] grand-mère Henriette (la mère de mon père) vient proposer mademoiselle S... 100.000 francs de dot.
2èmedemande par Annette.
André rentre de Paris le 24 janvier 1894. Peu après son retour, M. GI. (professeur à la Faculté des Lettres) vient lui offrir mademoiselle G., 600000 francs, - un million, ce qu'on voudra.
"8 avril 1894, entrevue Landsbert (médecin des hôpitaux).
"24 avril 1894, proposition, maman Lina, mademoiselle B..., nièce du docteur G... (professeur à la Faculté de Médecine).
"Mai 1894, Ermence me parle de sa nièce mademoiselle H... (fille d'un célèbre mathématicien).
"Samedi 30 juin, mademoiselle M... (fille d'un colonel du génie).
"21 juillet 1894, mesdemoiselles S... (filles d'un conseiller d'Etat).
"11 août, M. le Grand Rabbin, mademoiselle M... (fille d'un trésorier payeur général).
"M. Salmon: mademoiselle L... (fille d'un banquier).
"Octobre, au retour d'André à Paris, [on] vient lui offrir 500.000 francs.
"Janvier 1895, mademoiselle R...
"M. Picard (Président de Section au Conseil d'Etat) fait demander à André, s'il veut se marier après son duel qui a eu lieu le samedi 1er janvier.
"[Nouvelle offre] de dot énorme.
"Le jeudi 7 mars 1895, madame Wolkove (femme d'un métallurgiste) vient proposer sa nièce mademoiselle Blacleiter pour André à tante Victorine (la plus jeune tante de mon père). Tante Victorine vient chez moi le vendredi, ma réponse à peu près négative à madame W... Le lundi 11 mars, madame Wolkove vient chez moi, le mardi 12 mars m'apporte la photographie de sa nièce. Départ d'Ed. pour Paris-Londres le mardi. Ma visite à madame Wolkove qui part également pour Paris le samedi 16.

On lui propose, on vient lui offrir ! Ces mots sans fard, cette pluie d'or étalée sous la plume, d'habitude décente, pudique de ma mère! On lui offre comme un plat, un objet, une emplette, ces filles d'industriels, de savants réputés, de puissants hommes d'affaires, de colonels, de conseillers d'Etat... On me les apporte de la part de parents qui ne connaissent de moi qu'un nom de famille, et celui d'un "futur" interchangeable qui vient de gagner une bonne place au jeu de bagues d'un grand concours.

Connaissez-vous l'histoire de cette jeune fille du monde, des temps de ma jeunesse où pour elle il n'y avait qu'un choix : le mari, ou monter en graine, vieille fille, sans état, peignant sur porcelaine, brodant sur canevas dans la maison de ses parents. A dix-huit ans, l'une d'elles, fille de quelque général en retraite, s'obstinait à refuser de fort profitables partis.
Il en vient un nouveau, puis un autre, puis un autre.
- Et si je n'en veux pas de celui-là, dit-elle à son père.
- Je t'en présenterai un autre, répond-il.
- Alors, raconte-t-elle, je suis montée dans ma chambre J'ai pleuré. Et le soir, je suis descendue. J'ai dit oui.

Et moi, si je refusais d'aller le 8 avril à la garden party d'Arcueil pour rencontrer la nièce richement dotée des Landsbert, on me parlerait d'autres, puis d'autres et d'autres entrevues. Ce serait les supplications de ma mère, le visage attristé de mon père, les haussements d'épaules, les "il n'en fait jamais qu'à sa tête"» de mon oncle, de ma tante, de la troupe confortablement fiancée ou mariée sans amour des cousins, des voisins, des amis!
Eh bien soit, on ira ! Ce n'est pas eux qui auront avec moi le dernier mot !

Le 8 avril 1894, je mis mon complet clair, mon panama, mes gants tannés, pris ma canne de laurier à bec de corbin, et je descendis vers Arcueil.
Les grands ormes du parc se saupoudraient de la poussière vert pâle des premiers bourgeons. Parmi les milliers de petites feuilles en train de se défriper, les thyrses des marronniers commençaient à sortir blancs et roses. De tous côtés des lilas, des spirées, des aubépines. Dans les plates-bandes des tulipes, des jacinthes, des jonquilles, les parfums grisants des frézias, l'odeur si tendre des quarantaines mordorées si demoiselles d'autrefois. Toutes sortes de jeux de plein air, dans les ronds-points, dans les allées. Dans la maison un piano juste, un bon tapeur.
Eva Landsbert, me montre dans un groupe, une jeune fille en bleu clair. - La voilà, c'est elle. Invitez-là, causez, promenez-vous, dansez ensemble. Et si elle vous plaît, si vous espérez vous entendre, restez jusqu'à la fin. Sinon partez aussitôt le goûter fini. Entendu! n'est-ce pas, fit-elle en s'esquivant, un doigt en travers de la bouche.
Ni belle, ni laide. Un peu courtaude. Les cheveux relevés en casque, avec Sur le front des frisons bruns. Ni gaie, ni triste.
un peu de musique. Parfois les cours publics de la Sorbonne.
Des romans, de l 'histoire. De la poésie aussi, mais pas trop.
Quand j'eus reconduit, cérémonieusement, la candidate jusqu'à l'une des chaises de louage, en rang le long des murs du salon, je rejoignis dans le parc la troupe de mes camarades et des jeunes filles où je trouvai de gais farandoleurs, de bonnes danseuses. Et l'on causa, joua, dansa, jusqu'à la nuit.
Comme je me dirigeais vers le vestiaire, Eva Landsbert, les traits radieux me rejoint. Elle me jette vers son beau-frère et sa belle-sœur qui s'avancent vers moi les mains tendues.
Ma tante m'embrasse, abasourdie.
Grisé de grand air, de champagne et de danse, j'avais comme Cendrillon, oublié l 'heure du départ.
Je m'enfuis.

Quelque onze mois après cette distraction libératrice mon père partant à Londres pour ses affaires, s'arrêta à Paris. Il avait, me dit-il, reçu la visite de M. Wolkove, métallurgiste lorrain, qui avait l'intention de créer des Caisses de secours contre les maladies et les accidents du travail pour les ouvriers de ses usines, et désirait s'inspirer de ce que mon père avait fait, de cet ordre, dans la sienne. Mais pour la création d'organismes destinés à une main-d'œuvre d'une toute autre importance que celle de notre modeste usine familiale, il fallait être au courant d'une législation nouvelle qui ne lui était pas familière. Comme il pensait que par mes fonctions j'en serais informé, il me faisait demander par mon père si je pourrais un jour aller l'aider à mettre un projet sur pieds.
Quelques semaines après je recevais une lettre me priant d'aller le voir dans un entresol du quartier de Chaillot, qui lui servait de pied-à-terre quand il était de passage à Paris.
Bien que le hautain Wolkove soit un patron intraitable, que les affreuses et insalubres cités ouvrières de ses usines peuplées d'ouvriers hâves, payés des plus bas salaires de la région, soient la honte de la banlieue de ma ville natale, je fus assez flatté qu'un aussi important personnage sollicitât les avis d'un blanc-bec frais émoulu des bancs de l'école.
A peine m'avait-il fait asseoir en face de son bureau, qu'entre d'autorité, chapeau en tête, robe très rue de la Paix, une haute, forte dame, moins grande dame qu'assez gypsy, avec son teint olive, un peu plus pâle que celui de mon interlocuteur.
~ Madame Blacleiter, ma sœur, me dit-il, qui veut bien mettre son expérience des Œuvres au service de mes ouvriers.
Service muet. Elle semblait avoir envie plutôt d'écouter, de regarder, d'approuver par quelques hochements de tête, que de prendre part à l'entretien.
Lui m'exposa ses désirs, me remit quelques brochures, imprimés, prospectus, feuilles manuscrites. Quand j'aurais lu tout cela, j'aurais sans doute quelques propositions à lui soumettre. Il serait dans un mois à Paris.
Je n'avais aucun souvenir de la présence de la forte dame lorsque je revins, porteur de mon projet, à l'entresol de la rue de Chaillot.
Et je fus bien surpris et ennuyé quand, dans mon perchoir de la rue de Grenelle, je reçus un velin gravé Stern m'invitant à un bal qu'elle donnait le 15 mai.
Je m'étais remis à la préparation de ma thèse de doctorat, laissée depuis des mois en panne. Et à part quelques pièces de théâtre, quelques concerts, je m'interdisais toute sortie du soir. Cependant par courtoisie et par crainte des reproches de mon père, j'acceptai, comptant sur le miracle qui me dégagerait à la dernière minute, ou le pneumatique que j'enverrais le lendemain du bal pour expliquer mon abstention.
A la fin de l'après-midi du 15 mai, ma mère, son sac de voyage à la main entra en trombe chez moi, et par la porte entr'ouverte de ma chambre à coucher me montrant du doigt mon édredon bombé:
"Quoi, rien là-dessus ? Rien de prêt? Ton habit, ta chemise ? Ton claque, ton paletot ? Et tu n'as pas dîné ? C'est loin, c'est à neuf heures !
- Quoi? Neuf heures ! Neuf heures ?
- Ton bal ! Les Blacleiter !
- Mon bal ? J'ai bien d'autres choses à faire.
- C'est pour toi qu'il est donné ce bal ! On t'attend. Tu ne vas Pas les laisser en plan. On te présente à une. jeune fille, la fille de la maison.
- Sa fille à elle, la Blacleiter ! Ah ! c'est pour ça qu'elle est venue, qu'elle se trouvait à l'entresol de son frère quand il faisait semblant d'avoir besoin de mes avis... C'était pour me coller sa fille, qu'elle était là. Et c'est pour m'embaucher, moi, écran possible entre la loi et leurs combines qu'ils ont monté leur comédie, cette épouse de boursier, ce négrier philanthrope de la dernière heure.
Et vous n'avez rien dit de peur que je n'évente le piège. Mais tu as trop parlé maman, ce soir. Je refuse ! Je reste !
- Mais c'est épouvantable ! Tu me fais ça à moi ! En plan ! En plan !
- Tout réfléchi ! Tout décidé, maman !
- C'est la brouille ! La brouille comme l'an dernier avec les Landsbert ! La brouille avec les Wolkove, les Wolkove ! Avec tante Victorine, les May. Tu vas être dans la bouche de tout le monde à Nancy.
Elle s'effondre à mes pieds. Prend ma tête dans ses mains, m'embrasse:
- Non, non, tu ne feras pas cela, mon fi ! (10)
Alors, je ne sais plus si je m'emballai, si j'éclatai de rire devant cette explosion de petitesse et de servitude provinciales, ou bien si je sentis un gros sanglot monter de ma gorge à mes lèvres. Et la relevant, lui embrassant les mains et l'asseyant dans mon fauteuil, je lui promis d'aller au bal.

Lorsqu'en haut du perron monumental de l'hôtel de l'avenue d'Iéna, un grand diable de valet à chaîne eut annoncé mon nom, je vis aimable, presque affable, ruisselante de joyaux sur ses amples épaules, venir vers moi la maîtresse de maison avec une mince jeune fille assez effacée.
Mais eût-elle été la plus délicieuse des créatures, qu'ici, ce soir, j'eusse été incapable d'autre chose que de m'incliner, esquisser un sourire et balbutier. Et je n'en fis guère plus pendant la valse qu'elle consentit à danser avec moi.
Puis, dans les vastes salons à colonnes, à boiseries dorées, à tentures des Flandresje me perdis au milieu de la foule des invités. Et je cherchais déjà l'issue, la délivrance du vestiaire, lorsque je vis assise à côté de sa mère, une de mes danseuses de l'an passé, descendante d'un général du Premier Empire.
En rose, toute rose, le teint en fleurs, comme eût écrit dans sa jeunesse ma romantique mère, les yeux rieurs, et bons, je l'engageai.
Bien que la valse nous ait serrés l'un contre l'autre, elle n'avait rien de sensuel. Mais tantôt deux-temps, tantôt boston, ses balancements, ses glissements, ses longues ondes me donnèrent comme toujours ce sentiment de vide total de l'âme, du retrait de la chair au plus lointain d'elle-même, qui est pour moi le plus puissant des plaisirs.
Chaque fois que l'orchestre attaquait une valse, je me précipitais pour voir si elle était libre et l'emporter.
Et ce n'est qu'au matin, lorsque le cotillon nous eut menacés des accessoires trop riches dont nos magnats accablaient alors leurs hôtes, que je pus me décider à partir.

Le surlendemain, à la Bibliothèque du Conseil d'Etat, je travaille. On me demande à la cabine du téléphone.
C'est la voix de mon père qui m'appelle de Nancy.
- Wolkove sort d'ici. Il a été d'une telle violence que si j'étais plus jeune, ça aurait fini les armes à la main. Tu t'es conduit comme un mufle, un goujat. Tu as mortellement blessé sa nièce, sa sœur. Et tu as compromis une jeune fille, une jeune fille, tu sais bien, que tu ne peux pas épouser!
- Sa mère n'avait pas l'air de la trouver si compromise d'avoir dansé quelques valses avec un bon danseur!
- Assez ! Ta mère, ta grand-mère, tous, nous en avons assez de tes extravagances, de tes scandales ! Combien de temps flanqueras-tu par terre tous nos desseins, tous nos projets ?
- Jusqu'au jour, père, où tous vous cesserez de m'épier, me pourchasser, de m'encercler; de vous entêter à me fabriquer Une vie ! Jusqu'au jour où à coups de pied, de poing, de cravache, tu auras chassé la boue gluante des tantes, des oncles, des cousins, des cousines, de tes proxénètes mondains, tes marieurs !

 

notes :
  1. Dans Quelques Juifs ou Demi-Juifs, T. I, pp. 39-49.    Retour au texte
  2. Mort tout jeune vers 1891 ou 1892.    Retour au texte
  3. Qui signa plus tard Michel Arnaud dans la Nouvelle Revue Française. André Gide et lui avaient épousé deux sœurs. Voir mon article Deux Beaux-Frères, Europe, septembre 1950.    Retour au texte
  4. Il devint l'un des principaux collaborateurs d'Alfred Vallette à la Direction du Mercure de France.    Retour au texte
  5. J'eus bien d'autres ennuis, par exemple quand je pris le parti de mon camarade Pillard rossé par des jeunes gens de la Société nancéienne parce qu'il avait eu l'audace de les inviter à danser, lui "fils de ferblantier". J'en ai parlé sous le nom de Van Pohr dans Retour poème satirique de mon recueil Le Secret.    Retour au texte
  6. Cf. la grande lettre de conseils d'avenir de la comtesse de Mortsauf à Félix de Vandenesse dans le Lys dans la vallée de Balzac.    Retour au texte
  7. Quelques noms de personnes, de lieux ou de professions ont été changés ou rem placés par des initiales.    Retour au texte
  8. Parmi lesquelles celle des grands-parents de l'écrivain Raymond Aron, professeur à la Sorbonne.    Retour au texte
  9. Quand ma mère, aussitôt après son mariage vint de Nancy s'insbiler comme femme de notaire à Rambervillers, un groupe de femmes de gros industriels et de rentiers vint la prier de ne pas payer sa bonne plus de dix francs par mois pOlir ne pas faire monter les salaires de leurs domestiques.    Retour au texte
  10. C'est ainsi que les gens d'un certain âge, dans la bonne société, prononçaient encore mon fils. Voir Littré : Fils.    Retour au texte

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