Biographie d'André Spire (suite)

LA PREMIERE GUERRE MONDIALE ET SES CONSEQUENCES

vers les routes absurdes


L'année 1911 fut marquée pour André Spire par la publication au Mercure de France d'un nouveau recueil de poèmes, Vers les routes absurdes. A l'époque où Spire écrivit ce livre, entre 1908 et 1911, la philosophie bergsonienne connaissait une vogue sans exemple. Le cours du "maître" au Collège de France se déroulait chaque semaine devant les salles archicombles où se pressait le Tout-Paris du faubourg Saint-Germain et de la plaine Monceau. On distinguait souvent, au sein de ce public "choisi", la légendaire pèlerine de Péguy. Charles Guieysse, Halévy, Sorel étaient aussi des habitués. Aux Cahiers, à Pages libres, Spire résistait seul, avec son ami Julien Benda, futur auteur de l'Ordination et de Belphégor, à l'envoûtement de l'irrationnel. Fidèle à sa culture kantienne, il redoutait la diffusion d'une doctrine qui, brisant le frein de la raison, menaçait à la fois de déchaîner les passions et d'exaspérer les fanatismes religieux.

Un poète au tempérament de lutteur comme André Spire ne pouvait pas ne pas communiquer à l'œuvre qu'il composait la fièvre de cette polémique. Deux poèmes entre autres, avec une verve et une clarté particulières, s'y attaquent au bergsonisme et aux bergsoniens. Dans le premier la satire se fait caricature :
Nous allons au cours. Il y a des dames.
Une grosse tête sur un corps grêle
A leurs cheveux parle du Temps.

Le second s'achève sur un mode enflammé, mais n'est pas moins cruel. Pour riposter aux "hommes fins", raillant la faiblesse de la raison, André Spire, homme fin lui-même, appelle à son secours ceux qui ont "des certitudes", du gros bon sens, "radicaux", "vénérables", "syndiqués", et leur crie :
Venez avec vos poings, vos gros discours et vos gros gestes,
Venez, venez défendre,
Contre tous ces beaux fronts, contre les mains que j'aime
La grande déesse menacée.

Cette ironie ne vise pas tel ou tel système, mais le plus souvent tous les systèmes, et surtout l'esprit de système. Que des censeurs sourcilleux en profitent pour dépister au hasard des pages une inspiration qu'ils qualifient de "bergsonienne", tant mieux, puisque Spire leur a répondu avec Benda qu' "il est légitime d'être bergsonien en tout sauf en philosophie"!

L'art de Spire s'accommode d'ailleurs fort bien, nous l'avons vu, de certaines contradictions. Disons plutôt d'un certain "dualisme". Celui qui apparaît chez le Juif moderne "lorsqu'il se rend compte de la double polarité de son être". Il est donc naturel qu'il y ait, dans ce volume encore, sans qu'une disposition typographique les sépare ou qu'un critère absolu permette toujours de les distinguer, des poèmes juifs et des poèmes non juifs. Car la "justice" pour un Juif est de ce monde, et thèmes juifs et thèmes sociaux se confondent souvent chez Spire. Soit que, dégoûté par la ruée des appétits, le poète éclate en sarcasmes et se retranche dans son judaïsme :

Alors j'ai rouvert ma vieille Bible !
soit qu'il s'en tienne au petit univers juif lorrain de Voyage de Noces et qu'à des cousins jouisseurs, et "tout reluisants de réussite" il compare avec un humour qui ne va pas sans tendresse de pieux et laborieux "grands-oncles" :
Ils n'avaient pas peur des rieurs
Lorsque le matin, dans les foires,
Ils enroulaient leurs phylactères.

Social davantage encore le poème juif le plus important du volume, La grande danse macabre des hommes et des femmes. En écrivant cette farce tragique au titre moyenâgeux André Spire s'est souvenu des Juifs du 14ème siècle et de leurs "danses de la mort". Il est visible qu'il a songé aussi, en homme de son temps, à l'incendie du Bazar de la Charité, alors tout récent, où l'élément masculin des classes "bien pensantes" révéla cyniquement sa lâcheté, sa brutalité.
(…) Seul un "tailleur juif" tient tête à "la Mort" pour lui arracher son fils et en la tuant, délivre tout le monde. Mais l'immortalité en perspective dessille bientôt les yeux. Ressuscités ou rassurés, rassasiés ou gueux, ambitieux ou illuminés ne voient plus en elle qu'une éternité de misère, d'ennui, de platitude. Le "croque-mort" a perdu son ( gagne-pain", le "moine" sa "récompense". Et les ingrats se retrouvent d'accord pour jeter à la face de leur sauveur la vieille injure : "Mort au Juif !" et pour l'écharper. "La Mort" reparaît. De nouveau c'est la grande peur. II n'y a que deux hommes qui acceptent leur destin sans trembler : le "moine" parce qu'il croit au ciel, le "Juif" parce que son fils vit.

D'autres poèmes ne sont juifs que par la colère sacrée ou l'inquiétude métaphysique qui sourdement les animent. Ainsi l'Elite, qui commence par ce vers :
"Nous sommes l'élite", disent-ils,
et s'achève sur cette variante évocatrice de fins d'orgies :
"Nous sommes l'élite", vomissent-ils,

Restent les poèmes qui, en apparence et en réalité n'ont rien de juif. Ces poèmes-là, il ne faut pas les définir comme "français", car tous les poèmes de Spire sont français, mais des poèmes où s'exprime une sensibilité simplement humaine. Le plus souvent l'homme y est seul devant la nature. Tantôt à la permanence des "champs parallèles", il confronte sa fugacité. Tantôt il exalte sa lutte victorieuse contre les éléments. Mais il arrive aussi que l'orgueil de ce même homme soit délicieusement vaincu :
Je suis venu avec mes chiens et mon fusil.
Mais tu as étendu ton grand ciel bleu sur moi,
Paysage tranquille.
Tu as enveloppé mes bras de tes vents doux...
Et je rêve immobile, étendu sous tes feuilles.

Cette unité du poète juif et du poète non juif, c'est aussi l'unité du poète et de l'homme d'action. 1911, l'année d'Agadir, s'était signalée par une recrudescence de l'antisémitisme. 1912, pour les Juifs conscients, fut une année de préparation à la résistance. André Spire habitait alors, à Neuilly, une "charmante petite maison", entourée d'un jardin aux arbres centenaires. Le dimanche il y réunissait des amis, Jean-Richard Bloch, Edmond Fleg, Henri Franck, et un maître d'armes leur donnait des leçons à tous !

Dans un esprit plus réaliste, Spire participait à la fondation de l'Association des Jeunes Juifs, dont l'action devait, deux ans plus tard, au lendemain de la mobilisation, entraîner l'engagement volontaire de dix mille immigrés. Il prit la parole le 1er décembre, au cours de la séance de propagande organisée par le groupement nouveau. Ce qu'il dit à ces jeunes gens, qui proclamaient dans leur programme leur "loyalisme" envers "la France républicaine", peut se résumer en ce conseil : soyez pleinement juifs et vous serez pleinement français. L'idéal, leur expliqua-t-il, ce n'est pas d'être un homme riche, même s'il fait du bien à "ses frères", c'est d'être un "vrai homme", un homme "qui n'a plus peur", un homme "qui a cessé de trembler parce qu'il se sent fort". Si "à l'injure et aux coups vous répondez, non pas en tendant le porte-monnaie, mais en montrant les poings", vous aurez encore des ennemis, mais on ne vous méprisera plus.

quelques juifs

Le poète écrivit pendant cette période, pour diverses revues parisiennes, des articles dont la tendance générale était "d'essayer d'arracher le Judaïsme français à son individualisme, à son égoïste aveuglement". Il continua d'autre part l'œuvre qu'il avait entreprise avec son Israël Zangwill en ajoutant un chapitre à cette étude et en le confiant à Jean Royère pour La Phalange. Dans le même temps il travaillait à de nouveaux essais, l'un sur la figure étrangement tourmentée d'Otto Weininger, l'autre sur celle, étrangement douce, de James Darmesteter. Vers la fin de l913 André Spire réunit les trois études en un volume qu'édita le Mercure de France sous le titre Quelques juifs. Lunel a dit de cet ouvrage que, s'il n'éclata point "comme un coup de tonnerre", son cheminement secret atteignit les âmes d'autant plus sûrement. Il est aujourd'hui introuvable et valut à Spire, entre autres témoignages, une lettre de Romain Rolland, datée du 7 décembre. Il ne se contentait pas d'admirer "ce beau livre, pathétique et fougueux", dont il aimait les héros "annonciateurs d'une résurrection" : il discutait. Il se demandait si "la fondation d'un Etat juif", de par les "brutalités", les "compromissions" et les "crimes" auxquels est fatalement "condamnée toute nationalité", ne serait pas, en définitive, "une déchéance". Et il estimait que ceux du moins qu'il appelait "les grands Juifs" ne devraient pas abandonner, fût-ce pour cet idéal dont il comprenait la beauté, "leur rôle de citoyens du monde".

Cependant la politique sioniste se développait par-dessus les frontières, tandis que la tension internationale rendait peu à peu inéluctable le conflit qui allait éclater. Israël Zangwill, qui avait à cœur ce rendre au judaïsme sa conscience de peuple, songeait certes à le regrouper sur un territoire qui fût désormais le sien. Il savait pourtant que la découverte et l'attribution d'un tel territoire ne seraient pas l'œuvre d'un jour et qu'il existerait longtemps encore une Diaspora vulnérable dont il importait de centraliser la défense. C'est pourquoi, en juillet 1914, après de multiples échanges de vues, "un certain nombre de Juifs appartenant à tous les partis du judaïsme", et parmi eux André Spire, reçurent une invitation à se réunir, le 8 septembre suivant à Zurich, "pour délibérer sur la création d'un organisme central qui s'occuperait des diverses questions intéressant les communautés juives dispersées à travers le monde". Or, le 4 août, une carte postale annonçait aux personnalités convoquées que la Conférence de Zurich était ajournée sine die.

directeur d'usine

Il fallut la mobilisation générale pour qu'André Spire consentit à devenir, même par intérim, un industriel. Comme on le sait, il avait devancé l'appel à dix-huit ans : inscrit sur les contrôles de l'armée parmi les hommes de la classe 1886, il n'était plus mobilisable. Au contraire son frère cadet, qui depuis la mort de leur père dirigeait l'usine familiale, était officier de réserve et devait rejoindre son corps dès les premiers jours. Spire n'ignorait pas que s'il refusait de prendre sa place à la tête de l'entreprise, la fermeture des ateliers, entraînant la mise en chômage des ouvriers non appelés sous les drapeaux, plongerait dans la misère plusieurs dizaines de familles. La plupart des chefs de service étaient aux armées. Spire ne trouva pour le seconder, que de vieux contremaîtres. Dès le début il rencontra de graves difficultés financières et bientôt matérielles. Les événements militaires de 1917 et les menaces qu'ils firent peser sur Nancy le contraignirent à évacuer l'usine dans la région parisienne, puis à Limoges. Quelques mois plus tard, après l'offensive victorieuse de 1918, ce fut l'Armistice. La dernière tâche industrielle du poète en temps de guerre consista à organiser le rapatriement du personnel, de l'outillage et des marchandises. Mais il dut continuer à s'occuper de l'usine jusqu'en 1922, tandis que sa femme dirigeait à Liancourt une petite fabrique de chaussures fines qui devait participer à l'activité de la maison mère jusqu'en 1933.

Parallèlement, de l914 à 1918, Spire accomplit, en sa qualité d'Inspecteur général des services sociaux du Ministère de l'Agriculture, d'importantes missions administratives.
Dès septembre 1914, il fut chargé d'organiser la reconstitution de l'agriculture française dans les régions dévastées au fur et à mesure de leur libération. Il s'agissait d'abord de remettre en état les champs ravagés par les tirs d'artillerie. Spire dirigea des expériences et fit entreprendre des recherches qui facilitèrent le repérage des obus non éclatés enterrés dans ces champs. En même temps, pour intensifier la reprise des travaux entre l'Aisne et la Somme, il parcourut, à l'arrière de la zone des armées et dans cette zone même, un territoire de près de soixante mille hectares. Multipliant réunions et conférences, il s'efforçait de montrer aux habitants des villes et des villages reconquis la force de l'association, de l'entraide. A la fin de la guerre il avait rédigé les statuts de plus de cent vint coopératives agricoles et les avait fait adopter par la quasi-totalité de la population paysanne non mobilisée de quatre départements.

poèmes de guerre

Ni les activités matérielles, publiques ou privées, ni les soucis qui les accompagnaient ne pouvaient éteindre le foyer de poésie qui brûlait dans le cœur de Spire. Depuis la publication de Vers les routes absurdes il avait écrit de nombreux poèmes qui étaient encore inédits quand la guerre éclata et il continua d'en écrire après qu'elle eût éclaté. A la fin de 1915 il fit à Londres un voyage d'affaires. Il en profita pour rencontrer les deux poètes imagistes F. S. Flint et Richard Aldington, avec qui, au cours des années précédentes, il avait correspondu. Ils lui offrirent de publier en français, dans une petite collection dont ils s'occupaient, The Egoist, un certain nombre de ses poèmes inédits les plus récents, inspirés par la guerre. Ainsi parut outre-Manche, au début de 1916, l'émouvante et mince plaquette Et j'ai voulu la paix.

Elle ne contient que neuf poèmes, dont les dates de composition sont comprises entre avril 1914 et juillet 1915. On y retrouve tous les caractères de la poésie d'André Spire : générosité sociale, réalisme satirique, acuité des sensations. Le poète y bafoue, dans les poèmes antérieurs à la mobilisation, les sots qui "pleurnichent" sur la "décadence" de la France et le "fils de famille en bottes jaunes" indigné, le lendemain du 14 juillet, de voir le Bois "plein de papier gras". Quand la guerre est là, il dénonce, autant que ces "petites gens" qui trafiquent pendant qu'on "tue", les journalistes qui à Paris et à Bordeaux "fanfaronnent" dans des "feuilles bien payantes" et entretiennent "d'un cœur sec" le "choquant plaisir" des lecteurs.

La guerre, le poète l'abhorre, lui qui cherche "Sur les cartes" un coin dans le monde "où l'on ne haïsse pas". II sait pourtant que, s'il a aimé les villages de France "comme on aime une belle passante", il les aime maintenant comme son "bien", son "propre", sa "chose". Et si profond est son amour que ces villages, ces campagnes, il va jusqu'à repousser la tentation d'en subir le charme pour ne penser qu'à leur défense :
Il faut tout oublier hormis toi-même, Homme,
Qui, lorsque ton voisin convoite ta compagne,
Menace tes petits, ta maison, ton enclos,
Veut détruire ta langue, ta langue : ta pensée,
Boucle ton ceinturon et charge ton fusil.

les juifs et la guerre

Dès qu'il eut réussi à réorganiser l'usine de Nancy et que ses fonctions officielles lui laissèrent quelques loisirs, André Spire commença à se constituer une documentation aussi complète que possible sur la situation des communautés juives en Europe, en Afrique, en Asie, et spécialement dans les pays belligérants. Ce n'était pas là chose facile, car "les revues ou les journaux français, surveillés par une censure qui ne laissait rien passer sous prétexte d'union sacrée, n'osaient pas dire ce qui s'étalait dans mes journaux américains et dans la presse des autres pays neutre". Aussi s'abonna-t-il à des publications italiennes, suisses et anglaises. Il apprit ainsi les indescriptibles horreurs commises contre les Juifs par les armées russes en Pologne, les persécutions qui se développèrent en Roumanie, en Europe centrale, dans le Proche-Orient. Les lettres et les documents que Spire recevait de Zangwill confirmaient ces tragiques nouvelles.

Le poète aurait voulu agir, soulever l'opinion, obtenir du moins des secours pour les victimes. Mais il ne pouvait se déplacer que dans la mesure où ses affaires industrielles ou sa mission administrative l'exigeaient. Quant aux sujets sur lesquels il souhaitait écrire, ils n'étaient pas de ceux que la presse française pouvait traiter. Il estima donc que la meilleure tâche qu'il pût accomplir était de préparer "le dossier de la Question juive pour la Conférence de la paix". Continuant à rassembler des faits, des statistiques, des témoignages, il se mit à les ordonner, à les replacer dans l'immense contexte de la conflagration mondiale. Ce fut la matière d'un livre, Les Juifs et la guerre, qui devait paraître chez Payot en 1917.

Lorsqu'il le rédigea ce livre, Spire était encore territorialiste. C'est-à-dire qu'il considérait le sionisme comme une utopie. Mais il assistait à la guerre en observateur attentif et il voyait se profiler sur la carte des opérations, derrière et par-dessus les armées, l'ombre des événements politiques qui de l'utopie allaient faire une réalité. Il pressentait, son dernier chapitre le prouve, que le futur Congrès de la paix aurait à se prononcer sur "le démembrement de certaines contrées", Sur "des échanges volontaires ou involontaires de territoires". La "question de la colonisation de la Palestine" lui apparaissait comme un cas particulier de cette situation générale et il pensait que, dans cette éventualité, "le rôle du Congrès" serait "de déterminer le statut de ces Juifs originaires de tous les pays du monde qui, dès que le néfaste régime de la précarité ottomane" aurait vécu, se dirigeraient alors "vers la Palestine".

L'ouvrage d'André Spire vint à son heure. L'année 1917 apporta un progrès sensible de l'idée sioniste, sinon dans l'opinion, du moins dans les cercles gouvernementaux de l'Entente et les salles de rédaction. A une phase de la guerre où il était essentiel, pour emporter la décision, d'obtenir en dollars et en hommes l'appui des Etats-Unis, on tenait grand compte chez nous et nos alliés de l'importance accordée par les Américains à cette idée. Les Juifs et la guerre trouvèrent dans le climat ainsi créé un public, non pas considérable, mais de qualité. Des milieux français de plus en plus larges s'assimilèrent la notion de "nationalisme de justice" qui, selon Spire, caractérisait le sionisme en face du nationalisme allemand, "nationalisme de force".

la ligue des amis du sionisme

Une lettre, partie du Quai d'Orsay et adressée le 14 juin par Jules Cambon à Sokolov, vice-président de l'Organisation Sioniste, ouvrit les négociations diplomatiaues dont le résultat devait être un événement capital pour l'avenir de la nation juive : la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917. Une phrase la résume : "Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l'établissement en Palestine d'un foyer national pour les juifs et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif." Le 1er décembre 1917, pour ne pas diviser les forces juives à l'heure où s'ébauchait l'accomplissement de leurs communs espoirs, Israël Zangwill, président de la Jewish Territorial Organisation, se rallia solennellement au Sionisme. "Pour l'ITO, déclara-t-il alors, s'opposer à un plan réalisable, permettant d'obtenir un territoire juif, quel qu'il soit, ce serait trahir non seulement le peuple juif, mais aussi son propre programme."

Ces deux événements stimulèrent l'action militante d'André Spire. En janvier 1918, entouré d'une vingtaine d'intellectuels, il créa la Ligue des Amis du Sionisme, multiplia les démarches, prononça des conférences, écrivit des tracts et des articles. Presque aussitôt le Comité National d'Etudes sociales et économiques l'invita à présenter les revendications sionistes au cours des trois séances solennelles qu'il devait tenir à la Cour de Cassation. Le Sénat, la Chambre des Députés, la Cour de Cassation, le Conseil d'Etat, la Sorbonne, l'Ecole de Droit y étaient représentés, ainsi que le barreau et les divers cultes.

La discussion fut chaude, Spire rencontra des contradicteurs tour à tour violents et insinuants. Si l'hostilité de Mgr Baudrillart demeura silencieuse, celle du R. P. Lagrange ironique et perfide, celle du Grand Rabbin Israël Lévi parée de neutralité, voire d'indifférence, le délégué syrien, M. Magdelaine, n'hésita pas à menacer de massacres une Palestine devenue juive ! Soutenu par Baruch Hagani et par une "mordante" universitaire, Mlle Schach, Spire se défendit " comme il put". C'est du moins ce qu'il prétendit dans sa conférence de 1934. Car la thèse de l' "Etat Juif" lui paraissait encore "indéfendable" en France et il s'était borné à soutenir le "foyer national" et la "liberté des diverses confessions" dans une Palestine "soumise au mandat d'une grande puissance européenne".

Mais il n'était pas clans la nature du poète d'accueillir les scrupules politiques du militant. Et le poème que Spire écrivit en juin 1918, bien qu'il portât en épigraphe la parole même de Lord Balfour : "A national home for the jewish people", répondit pleinement à son titre, A la Nation juive.
En composant ce poème, qui fut certes jaillissement, mais dont le lyrisme demeura lucide, André Spire retrouva intacte, aussi jeune, aussi passionnée, aussi hardie, l'inspiration qui, dix ans plus tôt, lui avait dicté Ecoute, Israël et Exode. Les trois poèmes, désormais inséparables, resteront en leur unité la trilogie héroïque du patriotisme juif. Ecoute, Israël est le chant de la Self-Defense, Exode celui du territorialisme. A la Nation juive, leur conclusion, est le chant du sionisme : c'est un cri de joie et de victoire.
Il prélude par un rappel du geste de l'Angleterre. Il rend ensuite hommage au peuple juif qui, pour avoir préféré "l'ignominie à la renonciation", fut "grand dans sa bassesse". Ce peuple, conclura-t-il, doit maintenant montrer aux autres peuples que, s'il est fidèle à son passé, il possède "assez de bras courageux" et de "cerveaux" pour devenir un peuple moderne, libéré "de son vieux péché", prêt à l'action, à l'industrie, aux sports, à l'art :
Un peuple où il y aura des pères et des mères,
Mais aussi des garçons amoureux
Et des jeunes filles dansantes,
Des fronts tenaces, des mains vaillantes,
Mais des mains caressantes aussi,
Qui sauront disposer les soies et les laines,
Qui broieront les couleurs, pétriront la glaise,
Et glorifieront, dans le marbre,
Ta beauté, Israël !

les juifs de france et le sionisme

Aussitôt après le 11 novembre, les délégués des nations de l'Entente arrivèrent à Paris et, en même temps qu'eux, les délégués sionistes, en particulier Nahum Sokolov et le docteur Weizmann. La ligue des Amis du Sionisme redoubla d'activité et, avec son secrétaire Roger Lévy, André Spire fonda la revue Palestine Nouvelle qui fut l'organe des sionistes pendant toute la durée de la Conférence de la paix. L'Organisation Sioniste installa ses bureaux rue Edouard VII : Spire assura la 1iaison de l'organisation avec le Ministère des Affaires Etrangères, puis avec le Commissariat Général Franco-Américain, où André Tardieu le prit, au commencement de 1919, en qua1ité d'attaché au service de presse.

Comme l'écrivait. Rabi en octobre 1950 dans la Revue de la Pensée juive, "à ce moment, ils n'étaient pas très nombreux, les Juifs français favorables au sionisme". Et l'Alliance Israélite Universelle, présidée par Sylvain Lévi, réussissait à glisser peu à peu derrière les murs du Quai d'Orsay une sorte d'office d'information chargé de contrecarrer l'influence que précisément exerçait Spire. Mais les sionistes se défendirent, Palestine Nouvelle distribua des " tapes assez rudes" aux antisionistes français et, fidèle à la promesse de 1917, la Conférence, où André Spire représentait les sionistes de France, loin d'écouter ces officieux, décida pour les Juifs "qui ne pourraient ou ne voudraient vivre dans leurs patries actuelles" la création d'un "home national" en Palestine.

Spire lui-même, dans Quelques Juifs et demi-Juifs, raconte qu'alors, "au lieu de se réjouir avec l'immense masse de la population juive opprimée et pauvre" à qui réparation était faite, "les Juifs les plus notables rechignèrent, protestèrent ou s'abstinrent". La Conférence de la Paix, surprise et "indignée", poursuit-il, "entendit l'orientaliste Sylvain Lévi, l'homme charmant et bon qui avait dévoué sa vie aux causes juives, déclarer que le Judaïsme officiel de France ne désirait pas, craignait même la réalisation du Sionisme". Plus tard André Spire dira, non sans tristesse, aux Compagnons Juifs que, "dans les milieux sionistes anglais et américains", il sentit "longtemps encore la méfiance envers la France".

nouveaux poèmes juifs

Cette action politique intense, ce sens du juste et de l'efficace, cette infatigable lutte contre le particularisme où qu'il le rencontrât valurent à André Spire, et aussi bien au poète qu'au leader, une émouvante popularité parmi les Juifs les plus malheureux de l'Europe. Il avait publié en février 1919, aux Editions de la Nouvelle Revue Française, un nouveau recueil, Le Secret, dans lequel il avait compris quelques poèmes d'inspiration juive, en particulier le poème de combat A la Nation juive. A la fin de la même année, les Editions de l'Eventail, chez Kundig, à Genève, lui demandèrent un manuscrit pour inaugurer une collection : Quelques poètes de ce temps. C'est ainsi que Spire fut amené à envisager la réimpression de ses Poèmes juifs, extraits de Versets. Il y joignit, avec le sous-titre Nouveaux poèmes juifs, les poèmes de même nature dispersés dans Vers les routes absurdes et Le Secret, ou inédits en librairie (en particulier Humain, trop humain, Chasteté, Ces grèves), mettant à part, en épilogue, A la Nation juive.

L'ouvrage sortit des presses le 15 novembre, en pleine période de négociations pour la paix et eut un grand retentissement. Il s'ouvre sur un bref Avant-Propos rappelant l'Affaire et les massacres de Russie au début du siècle. C'est là que pour la première fois Spire distingua entre " poèmes juifs" et "poèmes à sujets bibliques". C'est là qu'il reconnut n'avoir "peut-être pas une seule croyance vraiment juive" et ne devoir sa conscience judaïque qu'au milieu familial, il sa lignée, aux traditions de sa province. Sa conclusion, et non seulement pour le trait d'humour de la chute, mérite d'être citée :

"Peut-être nous saura-t-on gré d'avoir osé exprimer cette qualité particulière de sentiment dès 1905, c'est-à-dire dans un temps où la plupart des littérateurs juifs essayaient de se faire pardonner leur origine en étouffant ce qu'il y avait en eux de plus profond, et peut-être de meilleur, et en ne laissant vibrer que la pellicule française qu'avaient posée sur leur cœur quelques années d'études classiques et de papotage parisien."
voyage en palestine

Au début de 1920, le docteur Weizmann, président de l'Organisation Sioniste, demandait à André Spire de l'accompagner en Palestine. Il avait besoin pour mener à bien ce voyage de la collaboration d'un Juif français capable, en sa double qualité, de discuter le problème des frontières avec l'autorité française de Syrie. Pour flatteuse que fût cette offre, Spire ne l'accepta pas d'emblée. Il redoutait les désillusions. Sioniste par le cerveau autant que par le cœur, si la mollesse l'écœurait, il haïssait le fanatisme. L'insistance de Weizmann et le sentiment d'un devoir vainquirent cependant sa résistance. Entre-temps le Gouvernement français, sanctionnant l'accord des deux hommes, lui avait confié la mission de négocier avec le général Gouraud, Haut Commissaire de France en Syrie.

Le poète ne fut pas déçu. Il ne rencontra chez les colons juifs de Palestine ni des illuminés ni des lâches, mais des pionniers et des héros. Ce n'était plus, comme en Pologne, en Russie, en Roumanie, des masses ne connaissant "devant le danger" que "la fuite éperdue" : c'était " un peuple" digne et courageux, "demandant des armes et des chefs", forçant à l'estime "les coloniaux anglais habitués au fatalisme" des foules orientales, et " les consuls français", entraînés par "une séculaire fréquentation du Saint-Sépulcre" à regarder les Juifs "d'un peu loin, d'un peu haut".

samaël ou le péché originel

L'année suivante, aux éditions Crès, allait paraître un poème dramatique d'André Spire illustrant cette préférence pour les lutteurs, pour les forts. Le poète avait eu pendant l'été de 1919 quelques loisirs et il en avait profité pour exprimer son état d'esprit au spectacle des rivalités qui, autour du tapis de la Conférence, divisaient les Etats de l'Entente. Il assistait, lui semblait-il, à l'écroulement de tous les espoirs qu'avait fait naître dans les cœurs "l'idéologie journalistique" de cette même Entente. Il s'attendait à l'harmonie et il voyait la curée. "L'homme est donc inguérissable, se disait-il, et si foncièrement mauvais que, voulant le bien, il fait le mal." Il en déduisait que la guerre sera "éternelle". L'idée de "péché originel" s'empara de lui. Ce fut le sujet de Samaël.

Mais le péché originel selon André Spire n'est pas celui de la Bible, celui dont Dieu punit Adam et Eve en les chassant du Paradis terrestre. C'est celui que Samaël, le démon tentateur de la Genèse, après avoir inspiré au premier couple le goût de la vie, ne cesse d'imposer à l'humanité entière en lui en inspirant le dégoût. C'est le désir du retour à l'Eden. C'est le besoin d'évasion, la peur de l'effort, la lâcheté devant la lutte. C'est l'utopie d'un pacifisme paresseux, non de raison, non de construction, mais de rêve. Spire y pressentait la menace de maux plus redoutables que ceux dont avaient souffert les générations passées. Et ce Samaël qu'on cataloguerait " poème biblique" si l'on s'en tenait à son point de départ, se présentait plutôt au moment de sa parution comme une anticipation.

formation des pionniers

A la chasse à Avaray,en 1930
La parution de Samaël n'avait pas ralenti plus que celle de ses précédents ouvrages l'activité politique et sociale de son auteur. II était pourtant inévitable que, dans la mesure où se modifiait son contexte, cette activité changeât de forme. Désormais un "foyer national juif" existait. Il fallait le faire vivre, le faire prospérer, et d'abord l'alimenter en pionniers ou "haloutzim", qu'il serait logique de recruter dans les pays surpeuplés d'Europe les plus inhospitaliers aux jeunes juifs. Il y avait d'autre part en France, notamment dans le Sud-Est et le Sud-Ouest, des régions de culture maraîchère et de vignobles menacées par une pénurie alarmante de main-d'œuvre et particulièrement propres à préparer de jeunes réfugiés à la vie des haloutzim palestiniens.

André Spire, la guerre finie, avait repris ses fonctions au ministère de l'Agriculture et, à la demande des Délégations juives, fut chargé par le gouvernement français d'entreprendre, en Tchécoslovaquie, en Roumanie et en Bessarabie, une tournée de prospection à la recherche d'ouvriers agricoles. Il partit donc en juin 1925 et, dès son retour, créa, dans le Comtat Venaissin, aux environs d'Avignon et de Carpentras, puis dans le Languedoc, des Centres de Placement qui, à partir de 1926, installèrent et mirent au travail de nombreux ouvriers juifs et même des familles entières. Mais le poète avait compté sans l'antisionisme têtu des dirigeants parisiens du judaïsme officiel qui détournèrent de son véritable objet l'œuvre d'André Spire, puis l'obligèrent à la liquider en plein développement.

quelques juifs et demi-juifs

Cependant Spire poursuivait sur le plan de la critique aussi bien ses luttes d'homme d'action que ses exégèses de poète. Dès 1927, un an après la mort d'Israël Zangwill, il ajoutait un huitième chapitre à son étude, retrouvant les mêmes caractères chez le politique et le romancier, chez le dramaturge et le tribun. Ce chapitre, le plus vibrant peut-être de l'ensemble, n'en est pas seulement le dernier : c'en est la conclusion. C'est la touche décisive qui achève le portrait. Mais Spire ne s'en tint pas là. Il groupa, à la suite de son Zangwill, du Weininger et du Darmesteter qu'il y avait déjà joints, des essais sur les écrivains Armand Lunel et Henri Franck, sur le poète tchèque Otokar Fischer, sur Proust, Lacretelle, Gabriel Marcel, jusqu'à des souvenirs sur Maurice Barrès, et de nombreuses notes bourrées de faits, de chiffres, de dates, d'arguments. Si bien que le mince "cahier" de 1909, devenu le livre de 1913, se mua en 1928, par les soins de Bernard Grasset, en un ouvrage capital en deux volumes : Quelques Juifs et demi-Juifs. C'est là, en marge de son œuvre en vers, une part essentielle de l'œuvre en prose d'André Spire, utile à consulter pour sa valeur documentaire et polémique, passionnante à lire et à relire pour sa profondeur, son ironie, sa fougue batailleuse, sa langue fruitée.


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