Note sur le verre historié de Strasbourg
Robert et Martine WEYL
Archives Juives N°29/1 1996


En 1880 on trouva dans une tombe à Strasbourg-Koenigshoffen un verre historié à sujets bibliques datant du IVe siècle. Dit aussi "de la Porte Blanche", il est actuellement conservé au Musée archéologique de Strasbourg et considéré comme un des plus beaux verres de la collection du musée, et en général de la verrerie antique. Les archéologues y ont vu un témoignage de la présence chrétienne à Strasbourg, allant jusqu'à prétendre que la tombe était celle d'un prêtre chrétien enterré avec son calice. Aucun autre objet supposé chrétien ne fut trouvé à Strasbourg, qui était à l'époque une simple ville de garnison avec beaucoup de monuments païens, dont un sanctuaire consacré au culte du dieu Mithra. Peut-être s'y trouvait-il quelques artisans chrétiens ou juifs, mais on n'en a aucune preuve. À la même époque Trèves était capitale de l'Empire et Cologne une grande ville; la présence d'une importante communauté juive y est attestée en 321 par un édit de l'empereur Constantin (Codex Théodose 3, XVI, 8).

Les avis sont partagés sur l'utilisation du verre et sur la signification des scènes qui y sont représentées.

  1. Pour le chanoine Straub (1) il n'y a aucun doute possible: il s'agit d'un vase eucharistique représentant d'une part Abraham et son fils Isaac préparant l'autel du sacrifice, d'autre part Moïse frappant le rocher pour en faire jaillir de l'eau. Le chanoine est un peu plus réticent en ce qui concerne le redoublement de l'image de Moïse, mais suggère que le deuxième Moïse représente le Christ au moment où il ressuscite Lazare, un Lazare absent par manque de place. Il était conforté dans cette opinion par l'iconographie des catacombes, associant souvent le sacrifice d'Abraham à Moïse frappant le rocher et au Christ ressuscitant Lazare. L'absence de Lazare était certes gênante, mais le chanoine passa outre (2).

    à gauche, Moïse avant la passage de la mer des Roseaux (Martine Weyl). En bas à droite, Moïse après le passage de la mer des Roseaux (Martine Weyl).

  2. Jean-Jacques Hatt (3), confronté au même problème, suggéra que le "second Moïse" était la représentation du Christ frappant le rocher pour en faire jaillir la nouvelle foi, l'Évangile. L'hypothèse eût été crédible si le second Moïse avait fait face au rocher pour le frapper. En réalité il lui tourne le dos et s'en éloigne, ce qui n'est guère favorable à l'hypothèse de Jean-Jacques Hatt.

    Verre Koenigshoffen Ficker
    Ci-dessus, verre vu de haut et de l'intérieur d'après Ficker (1907). L'étalement évite la distorsion (Ficker,J. Denkmäler elsässischen-Altertums Sammlung zu Strassburg i/e Christlische Zeit. 1907, p. VII, fig. I.)

  3. Le verre vu de haut et de l'intérieur selon Martine Weyl.
    La perspective provoque une légère distorsion des personnages.
    Enfin l'ouvrage très documenté d'Arveiller-Dulong (4) rend largement compte, dans l'optique chrétienne, du sens allégorique des thèmes traités. Abraham sacrifiant son fils unique, c'est l'image de Dieu le Père immolant le Christ pour le salut de l'humanité, Isaac portant le bois du sacrifice, c'est déjà Jésus portant la croix, Moïse au rocher symbolise le rafraîchissement procuré par la grâce divine, l'eau jaillissante, celle du baptême. Mais le dernier personnage pose problème et nous citons : "Le dernier personnage est moins clairement identifiable. Faut-il y repérer une seconde représentation de Moïse... ou la figure du Christ ? On peut aussi ne pas trancher et y voir les deux personnages."

Sans aborder les méandres de la théologie catholique, constatons simplement que la description fournie ne satisfait pas leur auteur et que la présence du second Moïse - ou du Christ - demeure inexpliquée.

Qu'il nous soit permis d'avancer une autre explication. Celles de Straub, de Hatt et d'Arveiller-Dulong reposent sur l'idée que ce que nous voyons entre les deux Moïse est censé représenter un rocher. Et si ce rocher n'en était pas un, mais une étendue d'eau, une sorte de bras de mer, et si les cinq sources s'échappant du rocher observées par Straub étaient autant de vagues ? Cette hypothèse n'a rien d'absurde.

Le musée du Vatican possède un verre à fond d'or du IVe siècle montrant, selon le conservateur du Musée, Moïse partageant les eaux. Nous ne trouvons aucune différence entre les eaux partagées de ce verre et le rocher du verre de Koenigshoffen. L'imprécision de l'image est telle que l'on peut tout aussi bien reconnaître un rocher, un arbre ou la mer divisée. Notre hypothèse apporterait de la clarté et une unité à la scène. De part et d'autre d'une étendue d'eau, la mer des Roseaux, Moïse une première fois lève son bâton pour séparer les eaux. On le revoit une seconde fois, le bâton toujours levé s'éloignant d'une mer se refermant derrière lui.

Moïse fendant les eaux. Verre doré du IVe siècle trouvé dans les Catacombes romaines (musée du Vatican).
Enfin, comme pour appuyer notre démonstration, un roseau se dresse fièrement sur la rive abordée par Moïse. On voudra bien se souvenir que le texte hébraïque parle de Yam Suf ce qui se traduit littéralement par mer des Roseaux (5) même si l'on parle généralement et improprement de mer Rouge. La présence d'un roseau est plus normale à côté d'un plan d'eau que d'un rocher.

Le verre historié de Koenigshoffen (ou "de la Porte-Blanche") représenterait ainsi deux scènes bibliques, le passage de la mer des Roseaux et le sacrifice d'Abraham.

La présence de verrerie (coupes, carafons) dans une tombe chrétienne n'avait rien d'anormal. Les fresques des catacombes romaines nous montrent les chrétiens des premiers siècles, allongés sur des divans, mangeant, buvant et devisant gaiement en attendant la résurrection promise. Mais l'utilisation liturgique du verre gravé de Koenigshoffen n'est pas évidente. À l'examen, nous constatons une ouverture de 124 millimètres alors que la base n'a que 38 millimètres de diamètre. Cette forme tronconique donne au vase une très grande instabilité alors qu'un calice réclame une grande stabilité, même à une époque où la communion se faisait sous les deux espèces et où les fidèles aspiraient le vin à l'aide d'un chalumeau d'argent. Était-ce une raison suffisante pour réaliser un rebord supérieur inadapté aux lèvres ? Les autres vases contenus dans la tombe prouvent qu'il ne peut s'agir de maladresse du verrier.


Verre conique transparent de couleur vert-brunâtre avec pastillage bleu transparent, fines stries circulaires. Origine : Egypte (Fayoum ?) IVe ou Ve siècle.

Verre conique transparent de couleur vert olive, gravé de fines stries circulaires et d'une fine arcature dans le bas.
Origine: Vallée du Rhin ou Franconie VIe siècle. Cinzano Glass Collection, Londres, cat. 1978, n° 14 et 15.
Si le vase avait été destiné à être suspendu et non placé sur une surface plane son instabilité ne poserait plus de problème, et le profil inadapté aux lèvres faciliterait la suspension grâce à un cerclage métallique. Or nous connaissons des luminaires romains cerclés de bronze et suspendus à des potences par des chaînettes, supportant un certain nombre de lampes à huile (6). On peut imaginer le verre à moitié rempli d'eau sur laquelle surnage une épaisse couche d'huile. Une mèche allumée portée par un petit flotteur en bois devait éclairer la scène biblique.

Peut-être avons-nous là une des premières réalisations de la lumière éternelle, brûlant jour et nuit dans les synagogues et les églises pour rappeler le chandelier du Temple.

Le lieu de fabrication de ce verre nous apportera peut-être quelques indices. Les auteurs dont Arveiller-Dulong nous donne la bibliographie sont d'accord pour situer l'atelier de fabrication de ce type de verres dans une aire centrée sur Cologne, la Colonia Agrippina des Romains, vers le milieu du IVe siècle. Le répertoire de l'atelier, à en juger d'après la vingtaine de verres retrouvés, était limité: danse avec épis (?), personnages debout avec bâtons ou rameaux, scènes bibliques. Encore au début du IVe siècle la paix religieuse régnait à Cologne où païens, juifs et chrétiens vivaient au coude à coude, et le même verrier pouvait indifféremment graver une procession païenne ou le sacrifice d'Abraham. Un édit de l'empereur Constantin daté de 321 nous apprend qu'une importante colonie juive vivait à Cologne, de sorte que l'on ne peut exclure l'origine juive de ce verre.

Conclusion :

La coupe historiée de Strasbourg-Koenigshoffen porte sur deux thèmes, le sacrifice d'Abraham et le passage de la mer des Roseaux. Le premier est commun aux juifs et aux chrétiens des premiers siècles. Le second, le passage de la mer des Roseaux, est plus souvent représenté par les juifs, sans pour autant être occulté par les chrétiens : on le trouve représenté sur une fresque chrétienne dans la catacombe de la Via Dina Compagni (Via Latina).

En raison de sa forme tronconique et de l'instabilité que celle-ci entraîne le verre semble impropre à servir de calice. L'image que l'on a conservée du calice des premiers siècles, selon un relief de l'église de Mouza de la fin du VIe siècle cité par Daremberg et Saglio, est celle d'un vase profond avec ou sans anses, monté sur un pied haut et large. L'hypothèse d'une lampe à huile pour une synagogue ou une église au IVe siècle est à retenir. Les auteurs situent les ateliers de fabrication de ce type de verres sur le Rhin supérieur et d'une manière très précise à Cologne.

Or une colonie juive y était attestée en 321. Comme nous l'avons vu, les scènes bibliques représentées sur le verre appartiennent toutes à l'Ancien Testament, sans que l'on puisse déceler le moindre symbole chrétien. De plus sa forme exclut son utilisation comme vase eucharistique. Nous pensons être en présence d'une lampe de synagogue et peut-être du témoin le plus ancien d'une vie juive dans l'espace rhénan, par ailleurs attestée par l'édit de Constantin. Mais sa présence dans une tombe à Strasbourg demeure inexpliquée.

Notes :
  1. Alexandre Straub, Bulletin de la Société pour la conservation des monuments historiques d'Alsace, septième rapport du 7 juin 1880, pp.92 sqq., IIe série, vol.11, 1881, 2e partie, Mémoires.    Retour au texte.
  2. Le chanoine Straub avait bien envisagé deux autres explications, mais pour les rejeter. Dans la première, Moïse est représenté deux fois parce qu'il frappa le rocher par deux fois. Dans la seconde, le personnage ressemblant à Moïse serait un ange prêt à intervenir pour retenir le bras d'Abraham.    Retour au texte.
  3. Jean-Jacques Hatt, Les grandes périodes de la chronologie et l'évolution de la civilisation ; Saisons d'Alsace, n° 46. L'Archéologie en Alsace, pp. 146-147 et planche hors-texte (1973). Argenturate, Strasbourg, 1993.    Retour au texte.
  4. Véronique Arveiller-Dulong et Jacques Arveiller, Le Verre d'époque romaine au musée archéologique de Strasbourg, Paris, 1985.    Retour au texte.
  5. La confusion entre mer des Roseaux et mer Rouge est ancienne. Le texte hébraïque parle de Yam Suf, mer des Roseaux, mer des Joncs, Sea of Reeds, Schilfmeer, et s'applique aux lagunes saumâtres du delta du Nil, au lac Timsah, aux Lacs amers s'étendant dans l'Antiquité très profondément dans les terres. Le Yam Suf est cité dans Ex. 10, 9 - Ex. 13, 18 - Ex. 15, 4 - Deut. 11, 4 - Jos. 2, 10 - Jos. 4, 23 - Jos. 24, 6 - Néhém. 9, 9 - Ps. 106, 7 - Ps. 136, 13. Il y a probablement à l'origine de la confusion entre la mer des Roseaux et la mer Rouge, le texte post-exilique du premier livre des Rois (9, 26) qui raconte que le roi Salomon équipa une flotte à Ezion-Geber, près d'Elath, au bord du Yam Suf. Il s'agit évidemment du golfe d'Akaba sur la mer Rouge. Dans la première traduction de la Bible en grec, au IIIe siècle avant J.-C., les Septantes traduisent Yam Suf par mer Érythrée (mer Rouge). Flavius Josèphe contribua à répandre l'erreur. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que l'on se rendit compte de la confusion. Des traducteurs modernes traduisent Yam Suf par mer des Roseaux ou des Joncs. mais les habitudes anciennes sont têtues.    Retour au texte.
  6. Polykandelon, musée du Louvre, Inv. A 020187, département des Antiquités.    Retour au texte.

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