Découverte de deux inscriptions hébraïques
Rue des Juifs à Strasbourg en 1986 et 1987.
par Robert WEYL
Juin 1987


Les fouilles dirigées par Madame Marie-Dominique WATON à l'emplacement des anciens établissements Istra, à l'angle de la rue des Juifs et de la rue des Charpentiers, ont livré un très important mobilier constitué principalement par de la céramique et de la verrerie. Nous nous attendions aussi à trouver beaucoup d'objets attestant la présence juive dans ce quartier qui fut le leur aux 13ème et 14ème siècles, mais nous fûmes déçus dans notre attente. La céramique de cette époque ne porte aucune marque particulière attestant que leur propriétaire était juif. Sur un ensemble de quelques milliers d'objets exhumés, deux seulement appartenaient visiblement au passé juif de Strasbourg. Le premier est un fragment d'une inscription lapidaire en lettres hébraïques, le second, une minuscule tablette en bois recouverte de cire portant quelques lignes en caractères hébraïques. (1)

Le fragment lapidaire ira rejoindre la cinquantaine d'inscriptions juives de Strasbourg déjà répertoriées. En revanche, la tablette de cire constitue un objet exceptionnel et même unique. On a soigneusement inventorié toutes les inscriptions juives médiévales en France, inscriptions lapidaires, graffiti, manuscrits, sceaux, objets de culte (2). On chercherait en vain une inscription sur tablette de cire. Rien de semblable ne fut jamais montré lors des grandes expositions d'art juif, ce qui montre toute l'importance de la découverte qui vient d'être faite.

I. TABLETTE DE CIRE

Le 21 avril 1987, Madame Marie-Dominique Waton retira de la latrine désignée par le numéro 21.000 une minuscule tablette en bois de hêtre recouverte de cire sur laquelle elle devina des caractères hébraïques. C'est pourquoi elle m'en confia l'étude.

Tablette de cire - dessin à la plume. © Martine Weyl
La céramique qui accompagne la tablette peut être datée avec certitude du 14ème siècle.
La tablette a une forme rectangulaire et mesure 41 mm sur 27 mm. Elle est épaisse de 3,5 mm. Dans cette tablette on avait creusé une petite cuvette rectangulaire, en laissant une marge de 3 mm. Dans la partie en creux on avait coulé une couche de cire colorée en gris ardoise, couleur obtenue vraisemblablement par addition de noir de fumée.
La tablette est couverte de quatre lignes d'écriture en hébreu carré, seul l'aleph appartient à la cursive. L'écriture est celle d'une personne habituée à écrire, ferme et sans hésitation. La lecture est toutefois gênée par les restes d'un précédent message confié à la tablette, incomplètement effacé, ou simplement rayé. La surface écrite a aussi subi quelques altérations lorsque la tablette fut jetée aux ordures.

Passons à l'étude du texte (3) :

La troisième lettre de la première ligne est partiellement effacée. Nous serions tentés de lire Sh(a)1(o)m 1(a)kh(e)m     שלם לכם   "Paix à vous", ce qui constitue une manière habituelle de commencer une lettre.
Mais si cette troisième lettre n'était pas un mem mais un 'het, il faudrait lire Sh(o)1(éa)'h l(a)kh(e)m    שלך לכם   et nous traduirions : "envoyé pour vous".

 La seconde ligne ne porte qu'un seul mot : u-m(é)'(é)t     ומאת ; "de la part de..."

Logiquement, nous devrions trouver dans la ligne 3 le nom de l'expéditeur du message.
Après avoir rejeté la lecture P(i)yut, nous avons retenu la lecture K(avod) Yo(m) T(ob)    כיׂוׂט
Yom Tob signifie littéralement jour faste, mais on le trouve attesté en tant que nom de personne. Ainsi Rabbi Yom Tob de Joigny, qui périt lors des massacres de York (1190), ou encore Rabbi Yom Tob Lippmann de Mulhouse, auteur de l'ouvrage Sefer Nizzahon (1394).
Sur la même ligne 3 nous lisons encore : h(e)nn(a)h  'oto    אותו הנה

Enfin sur la dernière ligne : d(e)v(a)r munn(a)'h  b(e)tokh    דבר מונח בתוך ; ce que nous traduirons : "voici, la chose en question se trouve dedans"

Récapitulons :   

Paix sur vous (ou bien) Envoyé pour vous
de la part de
l'honorable Yom Tob, voici
la chose en question se trouve à l'intérieur.
  שלם ou שלך לכם
ומאת
כיׂוׂט הנה אותו
דבר מונח בתוך

Ainsi, la tablette accompagnait un envoi, à la manière d'une carte de visite moderne.

L'intérêt de la découverte réside principalement dans le support, cette tablette de cire, dont l'usage remonte à l'antiquité, mais que nous pensions abandonné au 14ème siècle. On a trouvé des tablettes (4) en ivoire et en bois recouvertes d'une mince couche de cire colorée à l'orpiment (rouge) dans le palais du roi Sargon II (717 - 705 av), dans l'ancienne Calah, en Mésopotamie. On en a découvert un grand nombre dans l'Egypte ptolémaïque. Les cendres de Pompéi ont conservé 153 tablettes enfermées dans le coffre du banquier L.Caecilius Jucundus. Ces tablettes étaient généralement couvertes de cire noire, et reliées en diptyques, triptyques ou polyptyques, quelques fois scellés par une cordelette munie de sceaux.
Ces tablettes de cire ont probablement été d'un usage courant au moyen âge, mais ne sont pas parvenues jusqu'à nous.

II. INSCRIPTION LAPIDAIRE

Le 1er août 1986, Madame Marie-Dominique Waton découvrit dans le dallage en pente d'une latrine située 15 rue des juifs un fragment d'inscription hébraïque.

Description :
Inscription lapidaire - dessin à la plume. © Martine Weyl
Fragment de grès à meule gris.
hauteur maxima 29 cm
largeur maxima 25 cm
épaisseur moyenne 8 cm
hauteur moyenne des lettres 3 cm
longueur des lignes de 15 à 22 cm

Inscription hébraïque lacunaire sur 3 côtés, en haut, en bas et sur le côté droit. Le côté gauche est intact, les lignes s'arrêtant sur les restes d'un rebord d'encadrement.
Ce fragment ne complète aucune des inscriptions strasbourgeoises répertoriées.

La lecture de l'inscription ne pose pas de problèmes :

...............
1  ........... ne'heqeqah
2  ......l marat Rivqah
3  .....(Z) L she-zadqah
4 ......... ketorah u-ke'huqah
.............
  en traduction :
..............
1 .......... fut gravée
2 ........Dame Rebecca
3  .......qui fut charitable
4 .......selon l'enseignement et la loi
.................
  1. Du verbe 'hqq , graver, tailler, creuser, écrire, comme dans Isaïe 30:8 ve-al sefer 'huqqah , "écris-le sur un livre".
  2. Aucune explication pour les lettres KL ou BL.
  3. Un lamed pourvu du signe d'abréviation peut-être diversement interprété, liprat qatan, après une date (selon le petit comput) ou bien le nombre 30, ou bien dernière lettre de l'eulogie Z.Z.L. zekher zadik librakhah (Prov.10:7 "le souvenir du juste est une bénédiction") ou Z.L. zikhronoh librakhah ("que son souvenir soit béni"), enfin dernière lettre d'un nom que l'on a pas voulu écrire en entier pour des raisons religieuses.
    Ainsi le Juif scrupuleux évitera d'écrire en entier les noms propres théophores,  Samuel, Raphaël etc., ce qui l'obligerait a écrire le nom de Dieu. Le relatif SH de shezadqah se rapportant au nom qui le précède immédiatement, la première partie de la ligne 3 ne peut être occupée que par le nom du père, ou du mari, ou des deux, de Dame Rebecca. L'hypothèse nombre 30 ou liprat peut être rejetée. En revanche on pourra retenir les hypothèses Z.Z.L. ou Z.L. ou encore nom théophore. Dans la dernière hypothèse, le nom Bezalel (attesté dans la Bible, Exode 31:2 et Esdr. 10:30) (5) conviendrait parfaitement. On l'aurait écrit Bezal. Il était en usage en Alsace sous la forme abrégée Bezal ou Zahl ( Dénombrement 1784, Osthoffen et Brumpt).    
    On peut objecter que la formule Z.Z.L. ou Z.L. très fréquente à cette époque à Nancy, n'est pas attestée à Strasbourg, et que l'on écrivait sans scrupules des noms théophores, mais dans quelques cas on utilisa l'abréviation.
    she-zadqah : "qui fut charitable" ou "qui agit avec justice", ou encore "qui justifia".

Destination :
L'inscription évoque le souvenir d'une Dame Rebecca, sans qu'il soit possible de dire, a priori, s'il s'agit d'une stèle dressée sur une tombe ou d'une inscription dédicatoire ornant un mur dans un édifice religieux.
Mais le texte s'éloigne du stéréotype des épitaphes strasbourgeoises. D'autre part, nous remarquons que le texte est rimé en qah. Or, sur la trentaine d'épitaphes juives médiévales de Strasbourg qui nous sont parvenues, aucune n'est rimée.
En revanche, quelques inscriptions dédicatoires conservées sont rimées. La Table du Souvenir de Dame Rachel montre des rimes en ah alternant avec des rimes en el. L'inscription dite de la Weiberschul est lacunaire, mais la reconstitution qui est évidente pour les lignes 2 et 3 montre des rimes en ah. L'inscription dédicatoire de la synagogue de Molsheim est rimée en aron sur le côté droit, en ah sur le côté gauche. Ceci n'est pas une règle absolue puisque les inscriptions des synagogues de Rouffach et de Haguenau ne sont pas rimées. Toujours est-il que nous pensons avoir à faire à une inscription dédicatoire (Gedenkstein) en souvenir d'une dame Rebecca, comparable à la Table de souvenir de la Dame Rachel, trouvée dans le même secteur par Berger-Levrault en 1868.

Datation :
Aucune date n'apparaît sur le fragment retrouvé.
Mais la comparaison avec la collection d'inscriptions hébraïques de Strasbourg nous a permis de trouver une écriture identique et probablement de la même main. Il s'agit d'une inscription funéraire juive datée de 1254 trouvée par Julius Euting en août 1895 au moment de la démolition de la "Zornmühle". La stèle fut perdue, mais l'estampage réalisé par Julius Euting fut conservé à la B.N.U.S. (6) Des répliques en plâtre ont même pu être réalisées à partir de cet estampage.

Euting, se trouvant devant le même problème pour dater la Table du Souvenir de Dame Rachel, s'est basé sur la forme de certaines lettres pour proposer une date : base pointue du shîn, avec sa branche gauche dressée à la verticale, arrondi de l'angle droit du mem, yud fortement marqué et relativement grand, caractères archaïques selon lui, et il data l'inscription entre 1150 et 1200. Si nous utilisons la même méthode critique, notre inscription parait moins ancienne. Ce qui frappe, c'est le caractère cunéiforme des lettres particulièrement marqué pour le quf. Cette manière d'écrire était en vogue entre 1240 et 1280. Mais ce qui est remarquable, c'est l'élégance du zade dans le mot she-zadqa, tout en courbes et sans angles, et qui rappelle l'écriture d'une stèle de 1213.

En tenant compte de la personnalité de chaque écriture qui fait que deux stèles datées de la même année peuvent paraître d'époques différentes et que des stèles éloignées de cinquante ans puissent avoir un air de parenté, ce qui ne nous facilite pas la tâche, nous pensons pouvoir dater notre fragment dans une période comprise entre 1240 et 1280 , mais relativement proche de 1254.

En résumé : l'inscription en versets rimés et le type d'écriture nous font penser que le fragment découvert appartient à une inscription dédicatoire rappelant le souvenir d'une Dame Rebecca, provenant d'un édifice religieux ( synagogue ? ) et qu'elle date du milieu du 13ème siècle.

Notes :
  1. R. Weyl et M .-D. Waton : Découverte de deux inscriptions hébraïques, rue des Juifs à    Strasbourg.  Cahiers alsaciens d'Archéologie d'Art et d'Histoire. Strasbourg. Tome XXX. 1987.    Retour au texte.
  2. Gérard Nahon. Inscriptions hébraïques et juives de France médiévale. Collection Franco Judaïca. 1986.
    Bernhard Blumenkranz. Art et archéologie des Juifs en France médiévale. Privat. Toulouse. 1980.    Retour au texte.     
  3. Je désire remercier mon ami Isi Rosner pour sa collaboration amicale, car c'est après avoir discuté avec lui de toutes les manières d'interpréter le message que je me suis arrêté à l'interprétation donnée plus haut.    Retour au texte.
  4. Deux ouvrages donnent d'amples informations sur les tablettes de cire. Daremberg et Saglio. Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines. sous Tabella et Stilus.
    Encyclopaedia Judaica. sous writing..    Retour au texte.
  5. L'ombre de Dieu.    Retour au texte.
  6. Robert Weyl. Inventaire de la collection d'estampages de Julius Euting (1839-1913) publication de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg. 1983.    Retour au texte.


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