Iconographie religieuse: une version chrétienne
du chandelier à sept branches (XVIe siècle)
par Robert et Martine WEYL
Extrait des Cahiers Alsaciens d'Art et d'Histoire tome XXXVII,1994

Le Chandelier d'or à sept branches du Temple de Jérusalem (la Menorah) a été décrit avec une extrême minutie en plusieurs endroits de la Bible selon le modèle imposé par Dieu à Moïse au Sinaï (Exode 25:31-40, Exode 37:17-24, Nombres 8:4). Il existe néanmoins un manque de précision sur la forme de la base. La tradition juive issue du Talmud perpétue un socle tripode. La critique biblique moderne considère la description biblique comme une projection en arrière du chandelier ayant appartenu au mobilier du second Temple (515 avant J.C.).

L'image la plus ancienne de ce chandelier fut exhumée lors des fouilles dans la vieille cité de Jérusalem, gravée sur un pavement d'époque hérodienne (37 avant J.C. - 4 après J.C.). L'archéologie juive des premiers siècles a confirmé cette image tripode. Le bas-relief qui orne 1'arc de triomphe de Titus à Rome est postérieur, puisqu'il daterait de Domitien (81-96) voire de Trajan (98-117). S'opposant à la tradition juive, le chandelier est représenté reposant sur une base octogonale à deux étages. C'est cette image que l'Etat d'Israël a choisie comme emblème national, de préférence au chandelier tripode, car elle constitue aux yeux des Nations comme une revanche sur l'Histoire. On trouvera dans l'Encyclopedia Judaica une importante documentation sur la Menorah (T. 11, pp. 1355 et suiv.).


Pavement dans la vieille cité
de Jérusalem
(37 avant - 4 après J.C.)

Relief en pierre (synagogue ?),
Palestine, 3e-4e siècles

Pavement de mosaïque
de synagogue (Maon, Israël),
6e siècle

Sceau en bois, Egypte,
4e-5e siècles

Rome - Arc de triomphe de Titus,
1er siècle après J.C.

La découverte d'un sceau très particulier aux Archives Municipales de Strasbourg fut à l'origine de cette étude, car ce sceau associe dans une même représentation le chandelier d'or à sept branches du Temple de Jérusalem à la Croix du Christ. De nos jours, le chandelier du Temple se trouve définitivement rangé parmi les symboles du judaïsme et l'Etat d'Israël en a fait son emblème national. Il n'en fut pas toujours ainsi. Pour les Pères de l'Eglise, la superposition du Chandelier du Temple à la Croix du Christ était vision familière. Le christianisme primitif étant apparu en milieu juif, il faut rechercher dans ce milieu d'origine les structures liturgiques et iconographiques dans lesquelles il s'était d'abord exprimé. Ces Juifs qui croyaient au Christ prétendaient généralement rester Juifs tout en devenant Chrétiens.

Notre sceau aurait pu naître dans ce monde judéo-chrétien des premiers siècles, demeurer caché pour réapparaître au 16ème siècle, mais aussi naître, dans l'effervescence que connut l'Eglise à l'époque de la Renaissance, au doigt d'un prélat humaniste revenu aux sources. La comparaison de ce sceau avec les autres sceaux juifs de même époque démontre, si nécessaire, la place à part de cette empreinte, qui sera difficile à situer.

Les raisons qui font que ce sceau ne peut être considéré comme juif sont multiples. Aucun Juif, fut-il rabbin, n'aurait eu l'outrecuidance de se faire graver un sceau avec la représentation du chandelier du Temple. Par ailleurs, sur les 150 sceaux juifs médiévaux étudiés, aucun n'en porte l'image. Enfin, il ne peut échapper à un œil tant soit peu critique que la Croix du Christ est superposée à l'image du Chandelier. Le manque de sens critique et la totale ignorance des méandres de la théologie catholique firent qu'un Juif du 16ème siècle s'y soit laissé prendre. Ajoutons encore que, lorsqu'un Juif faisait faire un sceau, il y faisait toujours figurer son nom en clair et en lettres carrées, comme nous le montrent les sceaux de Josel de Rosheim, Leser de Surbourg et Mardochée de Haguenau.

Le document: sceau de Jacob, Juif d'Ehingen

Empreinte sur papier. Forme circulaire de 18 mm de diamètre. Lettre du 2 mai 1551 au Magistrat de Strasbourg. Jacob se défend d'avoir eu l'intention de porter une affaire de justice devant le Tribunal de Rottweil (AMS III, 174.38 folio 42-43 (inédit).

La matrice, probablement une intaille, est soigneusement gravée : chandelier à sept branches accompagné de deux lettres. Ce n'est pas la représentation habituelle du chandelier d'or du Temple de Jérusalem. Le graveur a tenté de “christianiser” l'image retenue par l'iconographie juive. Traditionnellement le chandelier possède des branches en quart de cercle. Ici, le fût est coupé horizontalement pour former une croix. Cette “christianisation” se renouvelle pour la base le tripode de la tradition juive devient, ici, une croix.

Sceau de Jacob, Juif d'Ehingen,
précédemment à Rosheim
Les lettres gravées ne sont pas faites pour nous éclairer. La lettre de droite en forme de K pourrait être un kappa de l'alphabet grec, mais aussi la première lettre de l'alphabet hébraïque, l'aleph, tracé, non dans l'écriture carrée habituelle mais en cursive. Ceci serait sans précédent en sigillographie juive. La lettre de gauche, faite de deux bâtonnets verticaux et parallèles sans liaison apparente entre les deux, pourrait être un Het, mais aussi un Tav, dernière lettre de l'alphabet hébraïque. Nous aurions là l'alpha-oméga de l'Apocalypse de Saint-Jean (22:13) apparaissant au chapitre 1:18 avec la vision des chandeliers (1:13). La christianisation du chandelier est donc très ancienne. Jean Daniélou (1) la relève chez Clément d'Alexandrie (v 150-v 215). “C'est chez Clément que les courants issus de l'ésotérisme juif viennent confluer dans le christianisme hellénistique. Le chandelier d'or indique les mouvements des sept astres lumineux qui accomplissent leur parcours dans le ciel. Le chandelier d'or contient aussi un autre symbole, celui de la croix du Christ, non par la forme seulement mais parce qu'il répand la lumière de plusieurs manières et à plusieurs reprises” (Strom., v 6, 34, 8) (Hébr. I:1). Selon Jean Daniélou, ce “texte est particulièrement caractéristique. D'une part, il se rattache aux figures de la croix dans l'Ancien Testament, qui sont un thème judéo-chrétien de la typologie (2). Clément est le premier à y ajouter le chandelier d'or. Irénée y voyait une figure de l'Eglise portant la lumière du Christ (Adv. Haer. V, 20,1). Hippolyte par contre y voit aussi une figure de la croix portant le Christ” (Ben. Isaac I, P.O. XXVII, col. 3).

Ce n'est pas au niveau de l'art populaire paléo-chrétien que nous retrouverons l'image du chandelier. Dans les catacombes romaines, il marque toujours une tombe juive. Mais on place dans les églises et les cathédrales, entre les 11ème et 13ème siècles, le chandelier du Temple pour affirmer que l'Eglise est la fidèle héritière et successeur de la foi juive (3). La liturgie de l'Eglise garde comme une partie intégrante et irremplaçable, en les faisant siens, des éléments du culte de l'Ancienne Alliance (Catéchisme).

Si la christianisation du chandelier ne fait de doute pour personne, la lecture des deux signes alphabétiques placés de part et d'autre du fût n'en est pas pour autant résolue. L'Alpha-Oméga de l'Apocalypse serait une solution élégante et facile, mais elle ne nous satisfait pas complètement, pour les raisons déjà évoquées. La cursive, notamment, si elle est utilisée couramment sur un support de papier, de parchemin ou sur un ostracon, n'est jamais gravée dans le métal ou la pierre. Par ailleurs, ce que nous avons pris pour un aleph en cursive hébraïque pourrait tout aussi bien être la combinaison des lettres latines I C pour Iesus Christus. Mais dans ce cas, nous n'avons aucune explication pour les deux barres verticales symétriques. On nous a suggéré un groupe de trois lettres I I..I C monogramme du Christ mais l'absence de la barre de liaison de l'H est inexplicable.

Il est aussi possible que les deux signes placés symétriquement de part et d'autre du fût ne correspondent à rien. Je m'explique. Beaucoup d'humanistes avaient une bonne connaissance du grec et de l'hébreu, mais plus nombreux étaient ceux qui ne possédaient qu'un vernis superficiel et s'en servaient avec ostentation. Ceci explique quelques inscriptions hébraïques dépourvues de sens qui apparaissent à cette époque.
En voici quelques exemples.
Dans la Amandus Kirche de Urach en Bade-Wurtemberg, les fonts baptismaux de 1518 montrent un relief représentant Moïse tenant entre ses mains une table de pierre couverte de lettres hébraïques, carrées. Elles furent lues et traduites avec beaucoup de fantaisie. Après une étude sérieuse, j'ai abouti à la conclusion que ces lettres, d'ailleurs approximatives, n'avaient pas la moindre signification et que leur présence était purement ornementale (4).
Ce souci d'ornementation, nous le retrouvons sur un panneau d'un retable de Kaspar Isenmann se trouvant au Musée d'Unterlinden à Colmar, daté de 1465. Il s'agit d'une Mise au Tombeau avec la représentation d'un sarcophage marqué d'une importante inscription en lettres hébraïques ne comportant pas moins de 80 lettres. Sur ces 80 lettres, seul un groupe de cinq lettres est lisible et l'on peut déchiffrer “Jacob” (5). Bien que l'inscription soit peinte avec un soin tout particulier, la présence de lettres finales en début de mot ou bien de lettres fantaisistes nous oblige à nous rendre à l'évidence les 80 lettres sont là dans un but simplement ornemental. Nous en dirons autant de l'inscription peinte sur un vase de nuit dans la Nativité du Retable d'Issenheim de Grünewald.
Dans son “Sabbat de Sorcières”, Hans Baldung Grien a gravé une inscription en pseudo-hébraïque sur la panse d'un chaudron.
Mais il y a mieux encore. On conserve précieusement une chasuble splendide, toute brodée d'or, datée de la Contre-Réforme. Le riche brocard est entrecoupé de bandes de tissu sur lesquelles on célèbre en lettres d'or et en langue ottomane, la gloire d'Allah et du Sultan Soliman. L'évêque célébrant la messe revêtu de ces atours ne devait pas beaucoup s'inquiéter de la signification des lettres pouvant se trouver sur son anneau pastoral.

Quelques sceaux juifs de même époque, en partie inédits
1.  Le sceau de Josel dit Joselman de Rosheim

Empreinte sur papier, ovale, 21 x 16 mm. AMS. III, 174, plusieurs empreintes; ADBR, AM. Obernai.
Dans un écu de style Renaissance allemande, une tête de taureau; en héraldique : “Rencontre de taureau accorné”. Au-dessus de l'écu, les lettres hébraïques YOS(e)Ph (Joseph).
Le taureau représente le signe du zodiaque correspondant à la naissance de Joseph, ou bien une allusion à la bénédiction de Moïse sur la tribu de Joseph (Deuteronome. 33:17) : “Gloire au fils premier de Joseph, ses deux cornes sont les cornes d'un buffle ”.
Bibliographie sommaire: Nouveau Dictionnaire de Biographie alsacienne, n° 19, pp. 1820-1822 ; F. Raphaël et R. Weyl, Juifs en Alsace, pp. 209-210 ; D. M. Friedenberg, Medieval Jewish Seals from Europe, Détroit, 1987, pp. 228-231.

2.  Sceau de Lazarus (Eliezer, Leser) Surbourg
Empreinte sur papier, de forme rectangulaire aux angles coupés. H.: 18 mm.
AMS III 174-38 folio 19, 26, 91-92, III 174-38 folios 95,98, 99, 102-103, 106
Lettres de Lazarus au Magistrat de Strasbourg. Le sceau reproduit se trouve sur une lettre datée du 27 mai 1560.
Dans un écu au dessin géométrique formant une étoile à 8 pointes, surmonté de trois lettres en hébreu carré formant le nom L(E)S(E)R. Lazarus Surbourg, décédé entre 1567 et 1571, fut le successeur de Joselman de Rosheim, avec une compétence réduite aux Juifs du Grand Baillage de Haguenau. Son successeur fut Gottlieb de Haguenau.
Bibliographie : Nouveau Dictionnaire de Biographie alsacienne ; E. Scheid, Histoire des Juifs d'Alsace, 1887, p. 86.

3.  Sceau de Mardochée dit Gottlieb de Haguenau
Empreinte sur papier, de forme ovale, de 12 à 13 mm de diamètre (inédit). Lettre du 31 mai 1566 (AMS. III, 174-38, folio 116 et 120).
Dans un ovale, étoile à cinq branches (pentacle). Entre les pointes des lettres hébraïques : Mem, Kaph, Tet, Kaph, Yud. On devine le nom de Mordekhay, corrompu en Miokhtekhay. Ce nom se traduit en français par Mardochée et est un nom biblique d'origine babylonienne, porté par l'oncle d'Esther (Livre d'Esther), que l'on trouve en Alsace germanisé en Marx, Gumprecht, Gumpert, Gimpel, Gumbrich, Gottlieb... (voir M. EYLAT Analyse anthroponymique des noms de famille des Juifs d'Alsace au XVIIIe siècle, Strasbourg, thèse de Doctorat, 1982, pp. 72, 78).
Sur les divers types d'étoiles trouvés en sigillographie juive médiévale, voir D. M. Friedenberg, Medieval Jewish Seals from Europe, Détroit, 1987).
Gottlieb de Haguenau succéda à Eliézer de Surbourg en qualité de représentant des Juifs du grand baillage de Haguenau entre 1567 et 1571.

4.  Sceau non identifié
Empreinte sur papier, de forme ovale. Diamètre moyen: 17 mm. Il a été trouvé détaché de tout document, peut-être en relation avec une liasse provenant de Rosheim ? Actuellement AMS III 174-38, sans n°.
Dans un écu, une étoile à six branches. Au-dessus, deux lettres hébraïques, Mem ‘Het pouvant se lire Mach ou Moch, bien que l'orthographe correcte de ces noms serait Mem Kaph. Un Joseph Mach vivait à Rosheim au 17ème siècle (Rosheim Notar. anc. 55(2) folio 155,date 1687).
Cet écu n'est pas inédit. R. Weyl avait lu Bet ‘Het après examen d'une autre photo (voir F. Raphaël et R. Weyl, Juifs en Alsace, Toulouse, 1977, p. 210). Brigitte Bedos dans Art et Archéologie des Juifs en France médiévale, Toulouse, 1980 pp. 211 et 226, avait aussi lu Bet ‘Het et l'avait pris pour le sceau de la communauté juive de Rosheim au 16ème siècle. Cette hypothèse est irréaliste, la communauté de Rosheim comprenant à cette époque entre trois et cinq familles.

Conclusion

Sur les quelques centaines de représentations anciennes du chandelier d'or à sept branches du Temple de Jérusalem répertoriées, nous avons là une tentative sans doute unique de christianisation, chandelier et croix du Christ se trouvant superposés en une image unique, conformément à la vision des Pères de l'Eglise, Clément d'Alexandrie et Hippolyte. Nous ignorons la date de sa gravure, nous ne savons rien sur son commanditaire. Nous savons seulement qu'un Juif ayant habité Rosheim s'en servit pour sceller une lettre qu'il adressa au Magistrat de Strasbourg le 2 mai 1551. Quelques sceaux juifs de la même époque, certains inédits, montrent la place totalement marginale qu'occupe ce sceau dans la sigillographie juive.

Notes :
  1. J. Danielou, Aux sources de l'ésotérisme judéo-chrétien. Umanesimo e Esoterismo. Padova, 1960.    Retour au texte.
  2. J. Danielou,Théologie du Judéo-christianisme, pp. 294-303.    Retour au texte.     
  3. Le chandelier à sept branches figure en bonne place dans les églises et cathédrales de Reims, Essen, Braunschweig, Padeborn, Lübeck, Klostenenburg..    Retour au texte.
  4. R. Weyl, Inventaire de la collection d'estampages de Julius Euting. Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg, 1983, p. 66.    Retour au texte.
  5. H. Strauss, Hebraïsche Inschriften auf Bildern des Museum in Colmar dans Annuaire de la Société Historique et Littéraire de Colmar, 1964, pp. 122-126 (illustration hors-texte face à la page 112).    Retour au texte.
Toutes les empreintes sur papier ont été redessinées par Martine Weyl


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