Maisons juives en Alsace
par Robert WEYL
Illustrations Robert Weyl - Martine Weyl
Extrait de Juifs en Alsace, Ed. Privat 1977


Après les massacres, les expulsions et les spoliations des 14ème et 15ème siècles, les Juifs sont soumis au caprice des autorités locales. Admissions et expulsions se succèdent, accompagnées de règlements restreignant leur activité économique, leur capacité juridique et l'exercice de leur culte. La communauté juive mène une existence précaire et souvent errante, le droit à résidence lui est chichement mesuré. Des florissantes communautés du moyen âge, il ne devait rester en Alsace au début du 16ème siècle qu'une centaine de familles.

Maison du Kotsen
Kotsen

L'impécuniosité chronique de quelques petits seigneurs les engage à vendre fort cher leur protection et le droit d'asile; c'est là l'origine des premiers établissements durables. Le duc de Ribeaupierre traita avec les Juifs de Ribeauvillé et de Bergheim, dès 1526. C'est de 1574, selon certaines sources, que date la plus ancienne inscription hébraïque sur une construction civile en Alsace, la maison du "Kotsen" de Bergheim.
Cette maison est d'époque gothique, et quelques éléments de la construction primitive, dont un escalier en colimaçon et une double fenêtre trilobée, ont été conservés. La maison fut remaniée, selon certaines sources, en 1574. Son encadrement date de cette époque. Il est en pierre de taille, de style assez sévère. Le montant droit porte la profonde encoche de la mezuza. La porte est surmontée d'un écu sans inscription. De part et d'autre, une banderole à inscription hébraïque: Barukh ata be-boekha, barukh ata be-zetekha, "Béni sois-tu à ton entrée, béni sois-tu à ton départ ". C'est une interprétation restrictive de Deutéronome 28:6.
L'inscription semble avoir été ajoutée sur une autre, également hébraïque, qui a été en partie effacée. On croit pouvoir lire, juste avant le mot be-zetekha, le mot bat, "fille de". En 1770, pendant les travaux de construction de la synagogue, une chambre de cette maison servait d'oratoire. Elle était ornée d'inscriptions hébraïques peintes à même le mur. La maison semble toujours avoir été habitée par des Juifs.

Entrée à Bouxwiller

Les Juifs de Bouxwiller bénéficièrent très tôt de la protection des comtes de Hanau-Lichtenberg. Une inscription sur une entrée de cave de Bouxwiller semble dater du début du 17ème siècle. Cette cave a appartenu à une construction beaucoup plus ancienne que la maison qui la surmonte (qui, elle, est visiblement du 19ème siècle). L'inscription est difficile à interpréter; au milieu de la ligne inférieure, nous lisons la date (5)388, soit 1627-1628. Il n'est pas exclu que cette cave ait pu contenir une miqve, bain rituel ; la visite des lieux nous aurait peut-être éclairé sur la question, mais elle nous fut interdite.

Deux inscriptions d'Obernai datent de la fin du 17ème siècle. Les Juifs en avaient été chassés à la fin du 16ème siècle, lors de l'invasion de l'Alsace par les hordes suisses. Comme les Suisses s'en prenaient tout spécialement aux Juifs, les villes d'Alsace trouvèrent sage de chasser les Juifs hors de leurs murs, pour ôter aux Suisses tout prétexte de venir les assiéger. Au milieu du 17ème siècle, les Juifs revinrent à Obernai, presque clandestinement. En 1694, le Magistrat d'Obernai qui les avait tolérés jusqu'alors décida, brutalement, de les expulser, mais l'Intendant d'Alsace s'y opposa. Le Magistrat d'Obernai incita les propriétaires à dénoncer leurs locations, mais quelques-uns offrirent leurs maisons en vente aux Juifs. Quand le Magistrat d'Obernai voulut s'opposer à ces ventes, il fallut une nouvelle intervention de l'Intendant d'Alsace, de la Grange, le 19 mai 1694, pour que les Juifs d'Obernai puissent devenir propriétaires de leurs maisons.

1696
C'est de 1696 que date l'une des inscriptions d'Obernai que nous publions : on trouve dans la cour du 43, rue du Général Gouraud, une clé d'arcade d'une qualité exceptionnelle. Le travail fut réalisé par le même artisan qui sculpta les clés d'arcade de nombreuses demeures de vignerons du voisinage. Cette inscription porte simplement la date : Shenat tav nun vav, "année (5)456"; sur les deux côtés, en chiffres arabes, est fournie la date "civile" 1696.

Blason avec les mains d'un Kohen
Kohanim

Toujours au 43, rue du Général Gouraud, sous le porche d'entrée de la cour, une solive repose sur une console sculptée. Une sorte de blason montre deux mains, vues de dos, jointes par les pouces, les mains de Kohanim, descendants d'Aaron, le grand prêtre. Au-dessus de ces mains, une inscription en caractères hébraïques, qui fut diversement interprétée. Nous lisons Ha-rav rabbi Shimshon kohen zedeq, "le Maître, rabbi Samson, le Cohen". Un document des Archives d'Obernai (BB 18) cite un Samson propriétaire d'une maison au quartier de l'Eglise estimée à 4 000 livres en 1720. Le 28 juin 1702, les syndics des Juifs se réunissent en assemblée. Parmi eux, on cite Samson le Cohen, Préposé d'Obernai (M. Ginsburger, Samuel Lévy, rabbin et financier , dans Revue des études juives 65 et 66, 1913 et 1914). Une salle, au premier étage de cette maison, servit de synagogue au cours de la première moitié du 19ème siècle. Cette salle possède un très beau décor baroque. La "synagogue baroque" d'Obernai résulte ainsi d'une rencontre fortuite, et non de l'intention délibérée de son constructeur, comme on le verra plus loin. (*)

ObernaiA Obernai encore, rue des Juifs cette fois, on distingue, des deux côtés d'un beau portail à encadrement en pierre de taille, des lettres hébraïques usées par le temps, voire martelées. Sur la gauche, on peut encore lire le nom de Shlomo bar Eliezer.

Il serait faux de croire que toutes les maisons occupées par des Juifs possédaient des inscriptions comme celles que nous venons de voir; en fait, elles étaient exceptionnelles. La plupart du temps, seule la mezuza permettait de reconnaître qu'une maison était habitée par des Juifs. On donne ce nom à un petit rouleau de parchemin, sur lequel le scribe avait copié les versets du Deutéronome 6: 4 à 9 et 11, 13 à 21. Ce petit rouleau est glissé dans un étui de bois ou de métal, percé d'une petite ouverture, par laquelle on doit pouvoir lire le mot Shaday. La mezuza n'est point une amulette, mais le signe visible, pour un Juif, lorsqu'il entre dans sa maison ou qu'il en sort, de sa volonté de sanctifier le Nom.
On peut encore aujourd'hui reconnaître une maison jadis habitée par des Juifs. Certes, la mezuza a disparu, mais le montant droit de la porte, dans son tiers supérieur, laisse apercevoir une profonde entaille en diagonale. Dans cette encoche on insérait un petit bloc de bois, et c'est sur ce bois que l'on clouait la mezuza. La mezuza alsacienne est généralement en bois, taillée et sculptée à l'aide d'instruments fort simples, peut-être avec un couteau de poche.

Nous avons trouvé des inscriptions hébraïques sur des clés d'arcade ou des linteaux dans plusieurs localités, notamment à Marmoutier, Scherwiller, Wintzenheim, Schalbach, Offwiller et Ingwiller. Penchons-nous un peu plus longuement sur certains de ces éléments.

A Marmoutier, au 11, rue de l'Hôpital, c'est sur un linteau que se trouve une inscription hébraïque, effacée par les ans et recouverte de peinture. Malgré ces mauvaises conditions de lecture, nous pensons pouvoir déchiffrer : M(azal) t(ov) Shenat T(av) P(e) L(i)f(rat) qatan, ce qui nous donnerait la date de 5489, correspondant à l'année 1728-1729.

Wintzenheim
Clé d’arcade à Wintzenheim
A Wintzenheim (Haut-Rhin), nous avons une inscription sur une clé d'arcade de conception naïve. Sur la ligne supérieure, nous lisons, en abrégé, Maz(al) t(ov), "bonne chance", et sur la ligne inférieure, la date (5)537, soit 1776-1777. 
Inscription à Weiterswiller
Au 82 de la Grand-rue de Weiterswiller une clé d'arcade porte l'inscription M(azal) t(ov), suivie de l'année de la construction, t(av) q(uf) y(ud) l(i)f(rat) q(atan), "510 du petit comput " , soit 1749-1750.

Inscription à Schalbach
Schalbach
A Schalbach, une inscription est gravée sur toute la largeur d'un linteau de porte : Shenat t(av) q(uf) m(em) l(i)f(rat) q(atan), et en dessous, les deux lettres mem et tet, pour mazal tov, " l'année 540 (= 1779-80) du petit comput. Bonne chance ".  De nombreuses maisons de Schalbach portaient des inscriptions hébraïques, mais elles ont disparu les unes après les autres. Au début de ce siècle, notre Maître Ginsburger avait publié une inscription dont voici la traduction :  " Totros, fils de l'honorable Joseph et de sa femme Braïnlé, fille de notre Maître le Rabbin Eliézer, l'année 596 du petit comput". Ce rabbin Eliézer ne serait autre que Léïzer Nauwiller, dit aussi Lazare Wolf de Neuwiller, membre de l'Assemblée des Notables.

Au 52 de la rue Principale d'Offwiller, appelée aussi rue de la Libération, une maison à colombage possède, sur une clé d'arcade, une inscription hébraïque.
En première ligne, la date (5)568, soit 1807-1808; ligne 2 : Itsiq (diminutif, pour Isaac); ligne 3 : Haas. Les personnes d'un certain âge appellent encore la maison s'Haasefratze, allusion à l'ancien propriétaire (ces renseignements nous ont été fournis par M. Wolfram Zink).

 

Offwiller
Clé d’arcade à Offwiller
 

A Ingwiller, nous avons deux inscriptions hébraïques sur linteau. La première, seule reproduite ici, nous offre le texte suivant : entre les deux parties du nom, Shemuel Bunel, les lettres t(av) q(uf) z(ade) b(et) l(i)f(rat) q(atan) expriment la date 592 "du petit comput " , qui correspond à 1831-1832. La seconde inscription porte seulement deux noms : Hayim bar Aron, Myriam bat...

Ingwiller
Inscription à Ingwwiller

Georges Klein, dans son ouvrage Art et traditions populaires en Alsace, signale un décor particulier aux maisons rurales de la province, celui des poutres angulaires ou poteaux corniers. Des ornements sont taillés ou sculptés sur la face de la poutre angulaire, au niveau du premier étage, côté rue. "La poutre angulaire, dit Georges Klein, représente à la fois le support, le bouclier, l'élément constructif essentiel de la maison paysanne, au même titre que la pierre de taille angulaire caractérisait souvent les maisons urbaines. Elle symbolisait la propriété et le soutien de la demeure et on la décorait d'inscriptions patronymiques, de symboles, d'emblèmes ayant trait à la profession du propriétaire, à la date de construction, gravées et entaillées au ciseau et à la gouge. Malheureusement elles sont bien souvent ravinées par les pluies et illisibles."

Nous avons trouvé à Fegersheim et à Kolbsheim plusieurs maisons paysannes dont la poutre angulaire est gravée d'inscriptions hébraïques. Les prises de vue que nous avons effectuées au téléobjectif nous ont permis de nous rendre compte du procédé technique utilisé pour leur réalisation. L'inscription est dessinée sur papier; le papier est fixé sur la poutre. Dans un premier temps, l'artisan marque, à l'aide du poinçon, le contour des lettres. Puis il retire le papier, et, à l'aide de la gouge (Kerbsschnitt), il suit le pointillé.
Beaucoup de ces inscriptions ne sont plus lisibles, et comme elles sont situées très haut, au niveau du premier étage, leur présence passe généralement inaperçue. Ces inscriptions devaient être fréquentes au 19ème siècle; elles étaient le témoignage tangible de la solide implantation dans la cité et de la réussite sociale.

A Fegersheim, l'inscription se trouve au 10, rue du Maréchal-Leclerc ; on y lit :
Faïssel

Klein

Dina

Blum

Shenat

(5)482

L(i)f(rat) q(atan)

1822.

Poutre angulaire à Kolbsheim
Kolbsheim
A Kolbsheim, l'inscription sur la poutre angulaire de la maison du coin des rues Principale et Brûlée est bilingue, hébreu et allemand. L'état du côté allemand, moins exposé aux intempéries, est remarquable ; ce texte comporte bien davantage d'erreurs que le texte hébraïque. Ce que l'on peut expliquer ainsi : sûr de lui-même quant à la langue germanique, l'artisan a improvisé son texte au haut de l'échelle; mais le texte hébraïque lui fut remis, dessiné sur papier, dans les dimensions de l'original pour procéder selon la technique décrite à l'instant. Nous lisons : Erbaut durch Abraham Kan Metzri (peut-être pour Metzger?) und Reine Kan im Jahr Ano 1835. Et en caractères hébraïques: Tehadesh le-orekh yamim, barukh ata be-boekha, barukh ata be-zetekha, "Puisses-tu renouveler pour de longues années. Béni sois-tu à ta venue, béni sois-tu à ton départ ".

Les inscriptions hébraïques sur les puits sont rarissimes. Notre maître, le Rabbin Ginsburger, en avait signalé une à Westhoffen. Il avait lu : "Barukh Weyl, Zoret, 462 du petit comput". C'est ce même Barukh Weyl qui fut autorisé, avec ses frères Mathis et Meyer, à habiter Strasbourg, au début du 18ème siècle. En dépit de nos recherches, nous n'avons pu retrouver ce puits.

En revanche, à Dambach, dans une arrière-cour, nous avons trouvé un puits à inscription hébraïque de l'année 1685 : entre les deux noms Yaaqov et Matyel est fournie la date, t(av) m(em) h(e) l(i)f(rat) q(atan), (445 du petit comput), soit 1684-1685. On remarquera l'asymétrie de l'inscription, le deuxième nom ayant visiblement été rajouté (nous avons rencontré ce nom féminin de Matyel sur des stèles, à Ettendorf, datant il est vrai du début du 19ème siècle).


Puits de Dambach, 1685

A Rosheim, dans la rue des Juifs, on nous a montré un magnifique puits du 16ème siècle, mais les inscriptions hébraïques, gravées sur l'un des montants, sont de la fin du 19ème siècle. Sous les mots "Leopold Leder 1882", on peut lire : Leyf Leyma be-yom y(ud) a(lef) be-tamuz q(ahal) q(odesh) Rosheim t(av) r(esh) l(amed) t(et) l(i)f(rat) q(atan), "Leyf Leyma, le onze tamuz, Sainte communauté de Rosheim, (année) 639 du petit comput (= 1878-1879) ".
Puits de Leopold Leder

Escalier de Nathan Kohen

Le cas des escaliers de Scherwiller semble être unique en Alsace. Trois maisons possèdent des départs d'escalier à inscriptions hébraïques.
L'une d'elles, de 1802-1803, se rapporte à feu Nathan Kohen ; une autre, de 1804-1805, à Seligmann fils de Nathan et Sara fille de Kohen. Celle que nous reproduisons est la plus ancienne.
Nathan K(ohen) Z(edeq)
Nenne B(at) K(oved) F(eist)
5563 (= 1802-1803).

 

Très récemment, l'un de ces départs d'escaliers a été offert au Musée Alsacien de Strasbourg.

Nous avons pensé faire œuvre utile en répertoriant ces derniers témoins du passé, avant qu'ils ne disparaissent à leur tour.

* WEYL (R.) :   Maisons, synagogues et cimetières - 2. Synagogues d'Alsace ; in Juifs en Alsace. Privat 1977.


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