Une bague amulette judéo-chrétienne

Robert WEYL - Isi ROSNER
Revue des Études juives, tome CLII (3-4), juillet-décembre 1993



L'anneau de la bague

Profil droit du châton

Profil gauche du châton

Photos : I. Rosner

Les amulettes juives firent leur apparition au cours de la captivité en Babylonie, au contact d'une population férue d'astrologie et de magie. Elles furent ramenées en Palestine en même temps que toute une angélogie. Leur usage devint assez répandu pour que le Talmud s'en préoccupât. Des questions furent posées sur le port des amulettes le samedi (Shabath 6:2) ; s'il était permis le samedi de sauver une amulette du feu (Shabath 115b) ; si les amulettes portant le Tetragramme pouvaient être portées en des endroits impurs, comme les cimetières ou les toilettes (Maïmonide, Hilkhoth Sefer Torah 10.5). Mais dans son Guide des Egarés, Maïmonide parle de la folie des faiseurs d'amulettes (Guide 1.61). Ce qui n'empêcha pas Rabbi Eléazar de Worms d'écrire vers 1230 son Sefer Raziel Ha-Malakh, le livre de l'Ange Raziel, l'ange qui détient les secrets. Même dans les discussions entre les rabbins Eybeschütz et Emden en 1752, il fut davantage question des mauvaises amulettes portant le nom du pseudo-messie Sabbataï Zevi que du principe même des amulettes.

Ne pouvant interdire les amulettes devenues trop populaires, les rabbins firent la distinction entre bonnes et mauvaises amulettes, estimant que les bonnes étaient en elles-mêmes inoffensives et si elles pouvaient apporter quelque réconfort à des âmes tourmentées, ils ne s'y opposaient pas.
Les amulettes étaient portées par des personnes désirant être protégées du mauvais sort, de la maladie, d'un accouchement fatal, voire, au siècle dernier de la conscription.
On les appelait en hébreu Qamea, au pluriel Qameoth, et désignaient aussi bien une formule longue ou courte, simple ou compliquée, claire ou cryptée, écrite sur papier ou sur parchemin, gravée sur métal ou dans la pierre.

La bague, objet de notre communication nous fut apportée par un enseignant d'Offenburg. Il faut être extrêmement prudent sur l'origine de cette bague. On nous a raconté qu'elle fut trouvée dans un champ dans les environs d'Offenburg en Bade-Wurtemberg, mais, vu son état de conservation, elle n'a pas pu séjourner longtemps en terre. Et rien ne permet de rejeter l'hypothèse du soldat allemand en occupation en Pologne, en Ukraine ou ailleurs, la rapportant au pays. Mais elle peut tout aussi bien être d'origine rhénane, et avoir appartenu à une famille jadis juive, passée au catholicisme à travers le frankisme à l'époque du faux-Messie Jacob Frank (1726-1791). Nous avons des raisons de croire que c'est cette dernière hypothèse qu'il faut privilégier.

Il ne faut pas confondre la bague-amulette avec la bague-sceau. Cette dernière qui servait à cacheter les lettres ou à authentifier une signature était gravée à l'envers pour que l'empreinte dans la cire puisse être lue en clair. La bague-sceau gardait malgré tout un caractère magique, car les Juifs qui en faisaient la commande faisaient graver, dans la majorité des cas, leur signe astrologique sur le châton. Est-ce par simple tradition que des Juifs aussi éclairés que Cerf Berr ou Moyse Blien se soumirent à cet usage?

La bague est faite d'un anneau de laiton jaune d'environ 19 mm de diamètre, d'environ 1 mm à 1,5 mm d'épaisseur, large de 5 mm, s'élargissant progressivement pour atteindre 12 mm. Sur la partie la plus large de cet anneau on a soudé un disque du même métal, découpé en étoile à 7 pointes légèrement rabattues. Cette étoile a, entre les pointes, un diamètre de 15 mm, chaque pointe a la forme d'un triangle de 3 mm de hauteur. La surface plane est gravée d'un cercle dans lequel s'inscrit un carré. Le carré est compartimenté en cinq fois cinq cases, soit vingt cinq cases au total, très régulières, renfermant chacune une lettre hébraïque. Chaque lettre bien que minuscule (1 à 2 mm) est soigneusement gravée et parfaitement lisible.

Dessin à la plume R. Weyl

Dans les marges, entre cercle et carré, on trouve aussi des lettres hébraïques. Il faut souligner la parfaite lisibilité de ces lettres, ce qui n'est pas le cas dans les grimoires ou rituels magiques où l'on trouve aussi des lettres hébraïques mal recopiées au point d'en devenir illisibles.
Le châton fut fixé sur l'anneau à l'aide d'une soudure à l'étain qui laissa des traces visibles. Or nous trouvons les mêmes traces de soudure à l'intérieur de l'anneau, du côté opposé au châton, ce qui laisse supposer une réparation. Il serait du plus grand intérêt de savoir si cette réparation se fit avant ou après l'inscription sur l'anneau.

Nous l'avons dit, le châton est fait d'une étoile à 7 branches, 7, chiffre magique correspondant aux 7 planètes, aux 7 firmaments, aux 7 jours de la Création. Le carré magique renferme 25 cases. Si nous ajoutons à ce nombre l'Aleph central, légèrement plus grand que les autres lettres car il représente l'Unité de Dieu, nous obtenons 26. Or, selon la gematria, 26 est la valeur numétique du Tetragramme. La gematria est l'art de faire parler les chiffres.

En hébreu, chaque lettre de l'alphabet a une valeur numérique. L'addition de toutes les lettres d'un mot donne un nombre. Or, s'il se trouve que ce nombre soit égal au total des chiffres d'un autre mot, on établit le rapprochement et on se livre à des spéculations.

Quelques lectures possibles du Carré Magique.
Commencer toujours par l’Aleph central.

Le carré magique renferme vingt cinq cases. Tout s'articule autour de l'aleph central. A partir de cet aleph, que l'on se dirige vers le haut ou vers le bas, vers la gauche ou vers la droite, ou vers les quatre angles, on pourra toujours lire E L O H Y M.
Mais si, toujours à partir de l'aleph central, on suit le tracé de la croix grecque, on lira quatre fois E L O H a.
De part et d'autre du carré magique, à droite et à gauche, nous trouvons les lettres qui placées dans un certain ordre donnent le Tetragramme.

Nous trouvons encore deux autres groupes de lettres, en haut et en bas. Le groupe du haut pourrait être lu Hé Quf Bet Aleph et ainsi interprété Ha Qadosh barukh hu (le Saint béni soit-Il).
interprétation peu satisfaisante, car elle suppose une grosse erreur, un aleph à la place du.

Une interprétation plus savante nous conduit à un verset biblique (Deutéronome 32:21) : "Ils ont provoqué ma jalousie pour un non-dieu", "Hem Qinuni belo El".

Les quatre lettres placées au bas du carré magique ne présentent aucune difficulté, il s'agit du sigle de "Mi Khamokha Baelim Y H W H" : "Qui est semblable à Toi parmi les dieux ,Y H W H" (Exode 15:11).

L'anneau porte sur sa face externe une inscription en lettres hébraïques d'une écriture moins appuyée. On lit sans intervalle ni signe d'abréviation ; nous lisons et nous traduisons ; "Il prononcera son nom et sera béni : Jésus (jusqu'à ce que) vienne Shiloh. A lui…"

Yavo Shilo est visiblement tiré de la bénédiction de Jacob (Genèse 49:10) un des passages les plus difficiles à traduire de la Bible et qui figure dans les recueils anciens de "témoignages" pour démontrer, contre les Juifs, que le Messie est déjà arrivé.
Shiloh, au sens propre, est une ville de la tribu d'Ephraïm où fut dressée à l'époque de Josué (Josué 18:3) la tente d'assignation. Yavo, vient du verbe , à sens multiples, "entrer, venir, aller", et parlant du soleil, "se coucher", etc. Ibn Ezra traduit Yavo Shiloh "jusqu'à la fin de Shilohé (avec le début du règne de David). Dans le Talmud (Sanhédrîn 98b) nous lisons "le nom du Messie sera Shiloh" et dans Genèse Rabba : "jusqu'à ce que vienne Shiloh signifie jusqu'à ce que vienne le Roi-Messie".

La Septante, la traduction en grec de la Bible est antérieure à la fixation définitive du texte massorétique qui nous sert de référence. Or la Septante traduit "jusqu'à ce que vienne ce qui lui est réservé". Ainsi, pour les Pères de l'Eglise, le terme mystérieux de Yavo Shiloh devient "celui pour qui cela a été réservé" et désigne le Christ. Les apologistes chrétiens, Justin, Irénée, Origène, Eusèbe de Césarée, affirment que celui à qui revient "she-lo" ce qui lui est réservé, c'est le Christ Jésus. Les Chrétiens ne font qu'appliquer à Jésus ce que la tradition rabbinique dit du Roi-Messie à venir.

Lectures possibles de la bague
Dessin à la plume R. Weyl
Reprenons le texte de notre amulette : "Il prononcera son nom et sera béni, Jésus, (jusqu'à ce que) vienne Shiloh. A lui ..."
Quoiqu'il en soit, le nom Yeshu (Jésus) central situe son auteur en dehors du judaïsme. Un examen plus attentif montre que le Yeshu central est flanqué, à droite comme à gauche de trois mots : "Yaggid Shemo Weyit (barakh) Yavo Shiloh Welô..."
Selon le système des abréviations, tous ces mots commencent par les lettres qui forment le nom Yeshu, Yud - shîn - waw.
Nous trouvons ainsi dans la même formule, trois fois mentionné le nom de Jésus, ce qui ne peut être le fait du hasard, mais qui explique une certaine maladresse de style, imposée par cette recherche ainsi que le maintien de l'inutile welo qui laisse la phrase inachevée.
Enfin, et ce n'est pas davantage un hasard, le Yeshu médian est immédiatement suivi de Yavo Shiloh. Selon la gematria, Yavo Shiloh a une valeur numérique de 358, la même valeur que Mashia’h, le Messie. D'où l'équivalence recherchée : Jésus = Messie.

Cette inscription, composée par un homme ayant des connaissances juives certaines serait déroutante si nous n'étions parfaitement informés sur les mouvements messianiques qui agitèrent le monde juif au cours des 17ème et 18ème siècles, ayant à leur tête Sabbataï Zevi (1626-1676) puis Jacob Frank (1726-1791).
La bague, objet de notre communication, aurait pu, dès l'origine, avoir été conçue pour un Juif passé au Frankisme, ce qui donnerait toute sa valeur à l'inscription gravée sur le châton "Hem Qin’uni belo el" (Deutéronome 32:21) "Ils ont provoqué ma jalousie pour un non-dieu". Ce verset fut souvent utilisé par les théologiens chrétiens pour appuyer leur démonstration.

On entrevoit dans la formule de l'anneau "yagid shemo we-yitbarakh", "il prononcera son nom et sera béni", l'intention manifeste de transformer en bénédiction la formule de dérision jadis utilisée par les Juifs, avec les mêmes rashé tevoth (initiales) : "Yema’h shemo we-zikhero" "que soient effacés son nom et son souvenir" (1).

L'hypothèse d'un propriétaire juif passé au Frankisme nous paraît une des meilleures possibles. N'oublions pas que la bague fut découverte dans les environs d'Offenburg en Bade-Wurtemberg, localité pas trop éloignée d'Offenbach en Hesse, théâtre des derniers exploits de Jacob Frank qui y mourut en 1791.

Bibliographie des ouvrages consultés

Amulettes :
- Sohrire T. : Hebrew Magic Amulets ; New-York ; Behrmann House ;1982.
- Rouach David : Les Talismans. Magie et traditions juives ; Paris ; Albin Michel ; 1989.
- Fischer Oscar : Les Origines du Judaïsme à la lumière de la symbolique des nombres de l'Ancien Testament.
- Gobert M.H. : Les Nombres sacrés et l'origine des Religions , Paris, 1982.
- Marques-Rivière : Amulettes, talismans et pantacles ; Paris, 1972.
- Gershom Scholem : Le Nom et les symboles de Dieu dans la Mystique juive ; Paris. 1973.
          Les grands courants de la mystique juive ; Paris, 1977.
          La Mystique juive, les thèmes fondamentaux, traduit par M. Hayoun ; Paris, 1985.
- Sepher Raziel ; première édition imprimée ; Amsterdam, 1701.
- Blaise de Vigenèse : Traité des Chiffres ; Paris, 1587.
- Vuilliaud P. : La Kabbale juive ; Plan de la Tour, 1923.
- Zafrani, Haïm : Kabbale, vie mystique et magie ; Paris, 1986.
- Zohar, trad. Mopsik, Lagrasse Verdier, 1984.
- Jewish Encyclopedia.
Sur Sabbataï Zevi et Jacob Frank :
- Graetz H : Frank und die Frankisten, 1868.
- Graetz H : Geschichte der Juden, Leipzig, t. X. 1891.
- Winninger S., Grosse Jüdische National Biographie. 1934.
- Encyclopaedia Judaica, Jérusalem. 1971.
Ouvrages généraux :
Bibliotheca Magna Rabbinica de Scriptoribus et Scriptus hebraicus, Bartoloccio de Cellano, Rome 1675-1694.

Note :

  1. "que soient effacés son nom et son souvenir" : on parle ici de Jésus (n.d.l.r.)


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