Adieu à mon vieil ami Robert WEIL
par Robert WEYL
Extrait de ECHOS-UNIR, le journal des Communautés Israélites du Bas-Rhin, n°92 mars 1992


J'ai connu Robert Weil vers1925 dans la cour du Lycée Kléber Château, l'ancien Hôtel des Dames d'Andlau dans la rue des Ecrivains.

Ce fut le début d'une amitié, d'une fraternité, née dans l'insouciance d'une jeunesse heureuse. Les souvenirs se bousculent dans ma mémoire : discussion interminables, ponctuées de rires fous, de confidences, de complicités. Promenades sac au dos dans les Vosges, Séder côte à côte, écoutant mon père célébrer à la manière alsacienne... Je lui dois mes faibles connaissances en mathématiques, et il m'ouvrit l'esprit à la culture juive qui, sans lui, me serait peut-être restée fermée. Ma mère l'affectionnait comme un autre fils et jamais nous ne nous sentîmes si proches que le jour où elle nous quitta. La vie, à plusieurs reprises, nous sépara, mais nous nous sommes toujours retrouvés avec la même émotion.

Robert Weil est né à Champigneules le 22 juillet 1912, fils de Baruch Weil (Blotzheim 1859 - Zurich 1942) et d'Elisabeth Floner (Metz 1873 - Sarreguemines 1973). Par son père, il était un neveu du grand rabbin de Colmar Ernest Weill, un cousin des médecins Joseph et Elie Weil, de l'avocat Robert Weil. Il fit de brillantes études, excellent en tout, curieux de tout, doué d'une mémoire prodigieuse. Il me raconta qu'au cours de sa déportation à Auchwitz on rechercha un chimiste. Il se présenta. Le détenu allemand, ancien professeur d'Université, chargé de ce service, lui demanda, pour le tester, l'auteur de la première synthèse de l'urée. La réponse fusa, précise et détaillée, stupéfiant l'Allemand. Sur son lit d'hôpital, il y a quelques semaines, il me récita encore des pages de Faust ou d’Iphigénie.

Au moment d'entrer à l'Université, il s'engagea dans l'étude des mathématiques et des sciences physiques. Etait-ce le bon choix ? Il y a quelques mois nous faisions le bilan de notre vie, et je lui fis remarquer que s'il avait opté pour les lettres ou le rabbinat il aurait pu donner toute sa mesure. Il en convint avec une pointe de regret. Le strict respect du Shabath lui interdisant l'agrégation, il entra dans l'enseignement, comme notre condisciple André Neher, par la petite porte. Après un certificat d'études supérieures en Sciences Physiques, il se rendit à Paris, enseignant à l'Ecole Maïmonide, étudiant en Sorbonne, à l'Ecole pratique de Hautes Etudes, les Antiquités judaïques. Il fut l'élève d'Edouard Dhorme et de Marc Cohn.

Sa véritable carrière d'enseignant commença en 1936 au Lycée Jean de Pange à Sarreguemines. Il rencontra Olga Spingarn, s'éprit d'elle et l'épousa en 1938. Elle n'avait que 17 ans. En 1939 elle lui donna une petite fille, Ruth. Bonheur fragile. Mobilisé en avril 1940, il fut fait prisonnier alors qu'il se trouvait à l'école des aspirants de l'artillerie, mais libéré dès septembre 1940. Le statut des Juifs lui interdisait de reprendre l'enseignement. Son cousin Joseph Weill, directeur de l'OSE, lui donna à diriger une maison d'enfants à Brout-Vernet dans l'Allier. C'est là que naquit leur seconde petite fille, Danielle, née le 23 mai 1942. Robert Weil à cette époque se déplaça beaucoup, chargé par le Consistoire Central replié à Lyon, de visiter des personnes en difficulté, à Pau et dans les camps de Gurs et de Rivesalte distribuant de l'argent, fournissant de faux papiers, récupérant des enfants recherchés par la Gestapo. Il fut à son tour recherché, quitta Brout-Vernet et fut chargé d'une maison d'enfants à Saint-Paul-en-Chablais (Haute-Savoie).

Mais les événements devaient se précipiter. La division SS Das Reich passa à cinq kilomètres de Saint-Paul-en-Chablais mettant le village de Bernex à feu et à sang. L'évacuation de la maison d'enfants fut décidée. On réussit à faire traverser aux uns la frontière suisse, d'autres furent recueillis chez des pasteurs, des curés, des résistants de gauche et d'extrême gauche. Plus d'une centaine d'enfants. On insista beaucoup pour que leur identité juive fut conservée. On en plaça à Grenoble et à Limoges.

Une année de cauchemar

La tentative de Robert Weil de passer en Suisse avec femme et enfants le 29 avril 1944 fut un désastre. Il furent arrêtés par la Gestapo à Annemasse, internés un mois à Drancy puis déportés à Auschwitz.

Le récit de sa déportation fit l'objet d'une communication à l'Académie nationale de Metz, reprise dans un imprimé à faible tirage, publié sous le titre Témoignages. Robert Weil avait ajouté une Approche d'une Théologie après la Choa. Il relate cette année de séjour dans le camp de concentration, la mort de sa femme et de ses deux petites filles avec un étonnant souci d'objectivité. J'ai retrouvé Robert immédiatement après sa libération et durant toute une nuit il me raconta crûment ce que fut ce cauchemar. Je ne sais si, comme Marc Klein l'affirma, Robert Weil fut un Saint, mais il émettait un rayonnement qui générait la bonté. Un co-détenu l'arracha à un commando d'où l'on ne revenait pas au prix énorme de cent cigarettes.
Un autre lui remplaça, au moment de l'évacuation du camp, ses mauvais sabots de bois par des chaussures. Gestes gratuits qui, replacés dans les conditions de la déportation, ne peuvent être suscités que par un être exceptionnel.

Il me disait que dans chaque être humain subsistait une étincelle divine. Un jour l'abominable criminel qu'était le docteur Mengele prit le bras d’une jeune fille qui pour ne pas quitter sa mère allait vers la chambre à gaz, l'arracha au groupe en lui disant "Du wirst mir einmal dankbar sein" ("Tu m'en seras reconnaissante un jour"). Mystère de l'âme humaine.

Au retour des camps il reprit l'enseignement au même Lycée Jean de Pange à Sarreguemines, mais rien n'était plus pareil. Olga, Ruth, Danielle étaient parties en fumée, et il se trouvait seul avec sa douleur lancinante, infinie, omniprésente. Pendant toute la durée de sa déportation il n'avait jamais douté de Dieu. Allait-il faiblir ? Ce fut une période très difficile. Fanny la sœur de sa première femme, un ange de douceur, entreprit de le réconcilier avec la vie. Il l'épousa en 1947 et Alain Baruch Weil vint au monde le 18 septembre 1948.
Ce que fut sa carrière au Lycée Jean de Pange, seuls ses anciens élèves peuvent en témoigner, et lorsqu'il fut touché par la maladie, ils se succédèrent à son chevet. Il exerça son métier avec conviction et conscience, donnant à des élèves en difficulté des cours de rattrapage avec un parfait désintéressement.

Un savant pluridisciplinaire

Robert Weil avait un savoir immense, pluridisciplinaire. Il lisait beaucoup et retenait tout : Philosophie, Histoire, Littérature, Sciences... Très tôt, il avait suivi les cours de Talmud de Speyer et de Schuschani, de Marcus Cohn, comme beaucoup d’autres dont j'ignore le nom.
Neher lui avait fait partager son savoir et André Aron Fraenkel l'avait initié à la Cabbale. Tenant compte de son savoir très réel mais aussi de son respect du Shul'han Arukh, les grands rabbins Jacob Kaplan et Ernest Guggenheim lui avaient conféré le titre de 'Haver. On lui confia la traduction commentée de quelques Traités la Mishna, Baba qamma, Baba Mezi'a, Baba Batra, Gittin, Qiddushin dans une collection créée par le grand rabbin Ernest Guggenheim. Il traduisit aussi une lettre de Maïmonide sur le Calendrier hébraïque, que Simon Gerstenkorn commenta. J'ai toujours regretté qu'il n'ait pas confié sa propre pensée à l'imprimerie, et je le lui disais. Il souriait mais ne répondait pas. Sa pensée, il en faisait profiter ses très nombreux amis. Quelques uns éprouvaient pour lui une véritable vénération ce qui l'amusait, car il avait conservé le sens de la mesure et de l'humour.

Il avait la faculté rare de passer d'un système de pensée à un autre système, sans la moindre difficulté, marque d'une très grande intelligence. Il observait l'Allemagne de l'après-guerre avec lucidité et accepta de rencontrer à plusieurs reprises la jeunesse allemande, les fils de ceux qui avaient porté Hitler au pouvoir et exécuté ses ordres. Il leur parla sans passion avec une objectivité totale, et son auditoire prenait conscience de sa propre responsabilité, non pour le passé mais pour l'avenir.

Il fut élu membre de l'Académie Nationale de Metz. Le gouvernement le nomma Chevalier de la Légion d'Honneur au titre du Ministère de la Guerre (1985) Médaillé militaire, Croix de Guerre. Le Ministère de l'Education Nationale l'éleva au rang de Commandeur des Palmes Académiques (1974) et Chevalier de l'Ordre National du Mérite. (1969).
Il fut membre puis Vice-président du Consistoire Israélite de la Moselle.

Mon cher Robert. La vie ne t'a pas gâté. Tu as connu les camps et leurs séquelles, la mort de tes deux épouses et de tes deux petites filles. Mais tu as aussi passionnément aimé la vie et les joies qu'elle procure, joies intellectuelles, mais aussi joies familiales, joie d'élever un fils, de le voir accéder au rabbinat, joie de le marier à Viviane, une épouse selon l'Ecriture, de voir naître tout à tour Emmanuel, Ruthi, Nethanel, Yacov, et Sara, d'assister à la Bar Mizwa d'Emmanuel, de le voir faire l'office et la qeri'ah...
Tu nous a quittés le 30 janvier 1992.

Cher Robert, tu me manques déjà. Je voulais te montrer mon dernier article sur les stèles solaires de Rosenwiller. Il a paru trop tard. Je citais Malachie (3:20). Shemesh zedaqah u-marpé bikenaphéha ([Mais pour vous qui révérez mon nom,] se lèvera le soleil d'équité portant le salut dans ses rayons). Puisses-tu voir de tes yeux ce soleil de justice accompagné par la guérison, le rétablissement dans ton intégrité physique.
Salut mon vieux frère. Nous nous reverrons, c'est sûr. Ailleurs. Une autre fois.

Robert WEYL



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