< Richard Neher, essai Richard Neher
Essai pour une préface aux
Scènes de la vie juive en Alsace,
de Daniel Stauben
Richard Neher

Note préliminaire

Fin lettré, Richard Neher le fut comme André , son frère. On sait, qu'en 1946 tous deux publièrent, en collaboration, Transcendance et Immanence, l'un des premiers ouvrages de pensée juive, ayant paru en France, après les années noires.

En marge de leurs éminentes fonctions, l'un dans l'enseignement supérieur et l'autre dans la magistrature, ils ne laissèrent jamais de vouer un intérêt profond au Judaïsme d'Alsace, aux us et coutumes de leur province d'origine, nourris comme ils le furent de la chaleur du terroir et du terreau familial. La voie leur avait été frayée par leur père, Albert Abraham Neher qui , dans les années précédant 1939, et jusque pendant la Guerre , devait écrire plusieurs contes et nouvelles centrés sur la vie juive alsacienne. Ces récits seront publiés, plus tard, dans un recueil, La Double Demeure.

Comme son titre l'indique, le texte de Richard Neher est un essai pour servir de préface à une réédition des Scènes de la Vie juive en Alsace de Daniel Stauben. Cette réédition en Français ne semble jamais avoir vu le jour. Il reste que le projet avait également suscité l'intérêt concerté du frère de Richard Neher, André, dont l'étude sur ces mêmes Scènes, vues sous un angle quelque peu différent, sera publiée dans les Actes du 20e Colloque de la Société d'Histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine, présidée par Freddy Raphaël, en date des 7-8 Février 1998, et puis plus tard, par Michel Rothé, sur le présent site du Judaïsme alsacien.

L'essai proposé par Richard Neher, rédigé avec beaucoup de finesse et de pénétration, dans un style plein de vivacité, non exempt de pugnacité, était resté dans ses dossiers après son décès. Nous le publions aujourd'hui, convaincus qu'il suscitera, auprès des lecteurs, un intérêt mérité.

Joë Friedemann    

aujourd'hui, au lendemain de la Seconde guerre mondiale et de la création de l'Etat d'Israël, le Judaïsme alsacien est en voie de désintégration, sinon de disparition. C'est un fait d'autant plus notable qu'était important, voire primordial, le rôle que ce Judaïsme a joué dans l'histoire des Juifs de France. Quelque anciennes qu'aient été les communautés juives du Bordelais, du Comtat Venaissin, de la Provence, et de toutes les provinces que de vieux manuscrits juifs amalgament dans l'appellation Le pays de la langue d'oc, les communautés alsaciennes étaient plus anciennes encore : elles existaient déjà, le long du Rhin, avant même l'annexion de jure, de la Gaule et de la Germanie au Grand Empire romain. Elles ont, comme toutes les autres, subi l'opprobre que l'Eglise infligeait à tous les Juifs.

En revanche, ce sont elles qui, les premières et le plus durement, ont subi le choc des Croisades et les anéantissements locaux, à l'époque de la Peste Noire, comme celui de Rouffach, dans le Haut-Rhin, (où depuis , aucun Juif n'a plus habité) et celui de Strasbourg - dont témoigne un nom, la Rue Brûlée. Plus tard, c'est encore en Alsace que les Communautés juives ont été les premières victimes de La Guerre des Paysans, dans le sillage de la Réforme luthérienne. Et si La Guerre des Anabaptistes les a épargnés, La Guerre de Trente Ans et l'invasion des Suédois de Gustave Adolphe, ont rendu plus misérable encore leur condition.

Aucun Parlement français n'a connu plus de procédures concernant les Juifs et n'a été plus haineux à leur égard que le Conseil Souverain d'Alsace, siégeant à Colmar. A la Révolution, l'émancipation décrétée par l'Assemblée Nationale s'est heurtée en Alsace à l'opposition farouche des Catholiques et plus encore des Protestants. Strasbourg en tête. Les autres Juifs français avaient d'ailleurs le plus grand mépris pour ces Juifs alsaciens, car les descendants d'aristocrates espagnols et portugais – les Furtado, Rodriguès, Sylveyra, Lopez, Fonseca – considéraient leurs coreligionnaires alsaciens comme un ramassis de colporteurs et de gueux.

Néanmoins, comme on ne pouvait nier ni leur densité démographique, la plus forte des communautés en France, ni la science de leurs chefs religieux, ce fut un Alsacien, David Sintzheim, le Rabbin de Bischheim, beau-frère de Cerf-Beer qui présida le Sanhédrin convoqué par Napoléon et qui devint le premier Grand-Rabbin de France. Depuis Louis-Philippe, ce furent les communautés rurales judéo alsaciennes qui donnèrent à la France l'écrasante majorité des Grands-Rabbins et Rabbins consistoriaux. C'est enfin, en Alsace, que le patriotisme des Juifs a été le plus vif et le plus fidèle.

Mais l'Alsace ayant au 19e siècle suivi le mouvement général de la migration vers les villes, les communautés rurales judéo-alsaciennes ont commencé à se dépeupler quelque peu, au profit de Strasbourg, Colmar et Mulhouse. Vers 1850, certains entrevoyaient déjà la disparition de la vie juive dans les campagnes d'Alsace, l'extinction des moeurs,.des coutumes et du dialecte judéo-alsacien. C'était en effet un moment critique, et c'est précisément à ce moment que Daniel Stauben a voulu fixer dans Les Scènes de la vie juive, la vie dans les villages de cette région, afin qu'en subsistât au moins un témoignage écrit.

Il y a réussi. Grâce à la magie de son verbe, grâce à ses dons d'observation et de couleur. Grâce surtout à son amour pour le sujet de son livre. Naguère, en parlant de Stauben, on eût dit, avec une pointe de dédain : "c'était un écrivain de quelque talent". Je dis pour ma part, qu'il était un photographe-reporter de génie. En fait, on n'a pas beaucoup parlé de lui, bien qu'il eût accès à La Revue des Deux Mondes. Pourtant il a le mérite incontestable d'une primauté, car jusqu'alors, la vie judéo alsacienne n'avait tenté aucun "écrivain de quelque talent", et encore moins de grand talent , à part Alexandre Weill , un cas particulier.

Et dans la suite, aucun écrivain français non juif ne s'est davantage intéressé à la chose, sauf Erckmann … Chatrian n'y est pour rien, au contraire . Pour des raisons de disconvenues personnelles, il était violemment hostile à L'Ami Fritz. On sait du reste que dans le tandem Erckmann-Chatrian, ce dernier n'était qu'un habile placier.

Sur la biographie de Daniel Stauben, de son vrai nom Auguste Widal, les encyclopédies et les répertoires ne disent pas grand-chose. Son nom ne figure même pas dans l'index de L'Anthologie Juive d'Edmond Fleg. Quoi qu'il en soit, c'est donc dans La Revue des Deux Mondes, à assez longs intervalles, qu'ont paru les Scènes, de 1857 à 1859. Elles ont été réunies en volume au début de 1860.

Comment l'idée des Scènes est-elle venue à Stauben ? Dans sa préface, il dit avoir été inspiré, par la lecture d'une "série de petits chefs d'oeuvre" de George Sand :

Le Berry, me dis-je alors, n'est pas la seule contrée de la France où vivent des populations de caractère tranché, aux coutumes antiques, à l'idiome pittoresque. Aux paysans de l'Indre, on pourrait opposer sous plus d'un rapport, dans une autre sphère d'existence et d'idées, les Juifs de nos hameaux d'Alsace.

Mais quand on lit, par ailleurs, que Daniel Stauben se proclame fièrement "Alsacien et Israélite, né et élevé au village" ayant fait ses humanités "sur les bancs d'un collège, au fond d'une petite ville d'Alsace", on comprend que sa motivation était plus profonde que pouvait l'être le simple désir d'une imitation. A mon sens, au moment où a commencé le dépeuplement des communautés rurales, c'est la nostalgie de son enfance et l'amour du Judaïsme alsacien, ou plutôt, du Judaïsme tout court, qui ont poussé Daniel Stauben à écrire.

Je viens de parler de sa primauté dans le petit cortège des narrateurs judéo-alsaciens. Un nom émerge cependant : Alexandre Weill, de même origine, mais ayant passé son enfance dans le Bas-Rhin, tout près de Strasbourg, et non dans le Haut-Rhin, le "lieu" de prédilection de Stauben. Le Haut-Rhin et le Bas-Rhin diffèrent sur certains points. Ce n'est pas cela néanmoins qui singularise les deux écrivains. Alexandre Weill qui conquit à Paris une place importante dans la littérature française, était une forte personnalité, d'une nature foncièrement autre que celle, débonnaire, de Daniel Stauben. Weill avait le tempérament d'un fougueux polémiste et l'envergure d'un redoutable critique. Ses souvenirs d'enfance et de jeunesse, éparpillés d'abord dans des "contes alsaciens", puis finalement constitués en gros volumes, doivent plus à l'imagination qu'à la vérité, qu'il travestissait volontiers "à la manière de Goethe". De plus les Scènes sont la seule oeuvre de Stauben qui ait le format d'un livre, alors que la production littéraire d'Alexandre Weill est étonnamment abondante. Il écrivait "sans désemparer". Il faut, dès lors, reconnaître à ce dernier le droit à une position exceptionnelle, et laisser à Daniel Stauben le mérite de la primauté du conte judéo-alsacien.

Au-delà du Rhin, bien d'autres écrivains juifs avaient déjà décrit, et parfois de manière magistrale ce qu'était ou avait été la vie des Juifs chez eux : Henri Heine, le plus illustre, Salomon Herman von Rosenthal, Aron David Bernstein, Leopold Kompert (dont Stauben a traduit certains romans : Scènes du Ghetto et Les Juifs de la Bohème).

Il n'en était pas de même en France. C'est Daniel Stauben qui a créé la narration littéraire judéo alsacienne. Avant ses Scènes, c'était le vide et après la Scènes, ce fut encore le vide. Jusqu'en 1886, année où parut un mauvais pastiche, La Vie juive de Léon Cahun qui, cependant, eut les honneurs d'une préface du Grand Rabbin Zadoc Kahn (où le nom de Stauben n'est même pas mentionné), ainsi que des illustrations d'Alphonse Lévy et d'une édition de luxe. Mais autant il y a de la finesse chez Stauben, autant La Vie juive de Cahun, juif bas-rhinois, établi à Paris, se caractérisera désagréablement par la raillerie, la grasse plaisanterie, la dénaturation grotesque de la réalité, et aussi par une xénophobie et un chauvinisme délirants. Il est vrai qu'entre 1860 et 1886, il y avait eu 1870 et l'arrachement de l'Alsace-Lorraine à la France, catastrophe douloureusement ressentie par les Juifs alsacien, émigrés ou restés dans la province… Aussi bien, je ne tiens pas du tout à jeter la pierre à Cahun. Peut-être que si elles avaient été écrites après 1870, les Scènes de Stauben auraient également porté le reflet sombre de la blessure béante. Toutefois, à coup sûr, même alors, elles ne seraient pas tombées au niveau de bas étage de La Vie juive de Cahun. A l'oeuvre de ce dernier – si on peut appeler cela une oeuvre - a succédé L'humour judéo-alsacien auquel se sont attachés de dignes écclésiastiques : le Grand-Rabbin Honel Meiss et le Grand Rabbin Simon Debré. Il faut attendre l'oeuvre de mon père, La Double demeure, pour entendre d'autres accents.

La réédition des Scènes est hautement bienvenue à l'heure actuelle.

D'abord à cause des qualités littéraires du livre. Le style de Daniel Stauben, je l'ai relevé d'entrée, est enchanteur. Plus, il est sous-tendu par une musicalité enchantée, comme la flûte de Mozart. D'autre part, la succession des faits est excellemment cohérente et structurée : le Chabbat, les Fêtes, les Demi-Fêtes, la vie quotidienne avec ses joies, ses deuils, sa robuste bonhomie, sa foi, ses croyances cabalistiques et aussi ses superstitions, se déroulent de façon plastique. La description du Seder, à Pâques fait penser au Rabbi de Bacharah de Heine . L'attente du Prophète Elie, annonciateur du Messie, plonge le lecteur dans l'atmosphère mystique de la Nuit de l'Exode. Le "mizrach" qui indique dans chaque maison juive, l'orient, "point cardinal pour prier l'Eternel", la bénédiction des Cohanim, à Kippour, telle qu'elle se pratiquait autrefois dans le Temple de Jérusalem, le "Moguen Doved" dans la Souccah, tout cet ensemble est formé des signes extérieurs de cette vieille nostalgie profonde du Juif qui sait où se trouvait "la terre des Patriarches".

Ici, tout est authentique, ces observations sous "pleins feux", ce pointillé en demi teintes, ces vastes fresques et ces petits tableaux intimistes ( tout est authentique … Et c'est cela qui frappe tout particulièrement.

Richard Neher    


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