Evocation d'André Neher
par le Docteur Paul Zylbermann

André Neher et Paul Zylbermann
Soukoth 1987
L'oeuvre d'André Neher mûrit pendant les années tragiques de la deuxième guerre mondiale et s'achève en 1988, date de son décès, à Jérusalem où il est enterré au Mont des Oliviers.

Cet espace historique englobe les noms d'Auschwitz, Hiroshima mais celui aussi d'Israël, des noms qui cassent l'Histoire juive et l'Histoire universelle en périodes "avant" et "après". De tels événements imposent d'esquisser le paysage historique dans lequel s'élabore une oeuvre qui comporte tant d'enseignement pour nous, Juifs et non Juifs, pour nous, hommes de ce temps mais aussi pour les hommes des temps à venir.

Depuis l'Emancipation, l'obligation pour chaque Juif n'est plus seulement d'accorder sa conduite avec les règles de la Thora mais également d'établir de nouvelles normes de conduite compatibles avec le "bon ton" de la société d'accueil. Il lui faut redéfinir son identité puisque par nature, généreusement mais dans le même temps inévitablement, le démocrate "par sa défense du Juif, sauve le Juif en tant qu'homme et l'anéantit en tant que Juif" (J.P. Sartre). Face à cette nouvelle situation, chaque Juif doit décider du prix identitaire qu'il est prêt à payer pour entrer dans la société occidentale.

Trois options possibles.

Avec de multiples nuances entre elles s'offrent alors trois réponses principales :

Pendant les années d'études d'André Neher, les "accidents de l'Histoire", et le plus grave d'entre eux l'affaire Dreyfus, semblent, à la veille de la deuxième guerre mondiale, avoir été dépassés, et une symbiose des deux cultures peut représenter un idéal. André Neher, né à Obernai en 1914, germaniste formé par l'Université française, réalise l'harmonieuse synthèse des humanités européennes intégrées par un Juif, conscient de son patrimoine, le revendiquant et le vivant.

C'est cette voie du défi enrichissant qui s'offre au jeune André Neher, c'est dans cette voie qu'il s'engage.

Quand tout est remis en question...

Vient le choc du Statut des Juifs promulgué par Vichy en octobre 1940, puis la période de la chasse aux Juifs. Dans le village de Corrèze où il est réfugié avec sa famille, André Neher se plonge dans les textes bibliques pour y puiser les forces qui transforment cette vie de traqué en vie d'Homme. Les Textes persistent à dire que la vie a un sens et qu'il y a un "après" à forger.

La libération, ce moment tant attendu qui ne devait être que joie, fut également le temps de l'horreur, celui de la découverte de l'ampleur du désastre. Non, il ne s'agissait pas "simplement" de privations, de déportation mais ,littéralement, d'extermination : la Shoah.

Auschwitz. André Neher donne la mesure de l'événement :

"Ce fut la grève générale de tout ce que la civilisation et la technique les plus modernes et les plus élevées auraient pu mettre au service du bien et qu'elles ont voué à la damnation, au mal..."
Auschwitz est le fait qui ramène "l'humanité au stade de la barbarie absolue".

Le temps de l'après Auschwitz-Hiroshima a été celui d'un vocabulaire très réduit : angoisse, absurde, solitude, désespoir. André Neher le rejette et avec force, fait entendre la voix du judaïsme.

"Oubekhol zoth", "Et pourtant".

Souvent sa réflexion revient sur "la nuit de Péniel" (Genèse 27 : 25). Comme Jacob, à l'aube, après son combat dans le temps d'obscurité de l'Histoire, André Neher voit le peuple juif blessé mais toujours présent et béni.

Chaque survivant est par lui investi d'une mission : "être le porte-parole et le porte-silence de six millions d'hommes".

Chez Jérémie, qui lui aussi a connu le désastre, André Neher trouve la formulation de ce qui à ses yeux constitue la seule réponse : "Oubekhol zoth...", "Et pourtant..."

Par cette vision d'espoir, André Neher traduit sa certitude d'une histoire unique du peuple juif. Histoire "unique", cela signifie histoire différente, comme la "voyait" Balaam (Nombres 23;:9) : "Ce peuple, il vit solitaire. Ils ne se confondent pas avec les nations". Mais Histoire "unique", cela signifie également la seule continuatrice du projet mis en marche par la parole de Dieu adressée à Abraham (Genèse 12 :1) : "Va pour toi...".

Et le projet d'avenir juif, l'unique lien qui réellement rassemble la communauté, ne peut se bâtir qu'en référence, qu'en fidélité à "tout" le passé.

Un événement dans le monde de la pensée juive

La publication en 1946 de Transcendance et immanence est un événement dans le monde de la pensée juive. Les quelques pages de la plaquette, rédigées en collaboration par André et son frère Richard Neher, donnent aux études juives une nouvelle orientation. Le texte paraît en un temps où règnent à peu près sans partage les affirmations de Jean-Paul Sartre - un ami véritable -, affirmations à la fois inacceptables si stimulantes, tout particulièment pour le Juif revendiquant son patrimoine culturel : "l'inquiétude du Juif n'est pas métaphysicienne, elle est sociale" ; "ainsi n'est-il pas exagéré de dire que ce sont les Chrétiens qui ont créé le Juif en provoquant un arrêt brusque de son assimilation ", ou encore "nous avons montré que les Juifs n'ont entre eux ni communauté d'intérêts ni communauté de croyance".

Cette réflexion de Sartre débouche sur une définition énoncée de façon définitive, sans nuance et sans appel : "Le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif, voilà la vérité simple d'où il faut partir".

C'est de ce climat qu'il faut se souvenir pour apprécier la détermination d'André Neher affirmant :

"Le Juif n'est ni "tel" qu'il se voit lui-même ni "tel qu'il est vu par les autres" mais "tel qu'il est vu par Dieu"

Vivre la vie d'un Juif n'est pas un malheur mais un privilège, un dur bonheur.

Quelques fondements de la pensée d'André Neher

L'Alliance ou le "Contrat divin"

La relation de l'homme à Dieu est symbolisée par la notion de berith, d'Alliance, que le père d'André Neher appelait "le contrat divin". De ce "contrat" découle une "conception coopérante du divin et de l'humain". André Neher indique les conséquences qui en découlent, et pour l'homme et pour Dieu :

"La berith biblique inclut essentiellement un partage des responsabilités, n'est pas une protection. Le choix divin investit l'homme d'une tâche précise, une oeuvre en commun. La berith est moins alliance d'hommes avec un Dieu dont le secours leur est indispensable que l'alliance de Dieu avec des hommes dont il a besoin pour créer son Oeuvre. Elle place les hommes dans le temps d'un Dieu qui les appelle".

L'indispensable dialogue

"Transcendance et immanence". Le "et" du titre énonce déjà l'une des bases de la méthode néhérienne : les contradictions peuvent et doivent être affrontées, dépassées, car seul leur dépassement féconde la pensée. Difficiles mais nécessaires affrontements que ceux du particulier et de l'universel, du profane et du sacré, du rapport Israël-Diaspora, du vis-à-vis Israël-Nations. Affrontement c'est-à-dire dialogue, mise à l'écoute attentive qui conforte les "certitudes" de chacun ou rend attentif à leurs faiblesses.

Le dialogue est l'outil nécessaire à André Neher pour façonner les rapports d'amitié et d'amour véritables tels qu'il les conçoit :

"Aimer quelqu'un c'est trouver en lui la plénitude et l'achèvement de soi".

Un regard différent porté sur la Bible

Transcendance et immanence propose une approche différente du texte biblique. Il s'agit de substituer à un regard "archéologique" sur des noms, sur des faits de temps anciens, une sympathie qui les fasse revivre comme événements actuels. Actuels "ce" jour, c'est-à-dire ce jour où ils sont lus.

"En relisant la Bible, tout s'est passé comme si je retrouvais en elle le reflet de ma vie dans un miroir... Je n'avais plus l'impression angoissante d'être seul. J'avais un compagnon...
Au coeur de la tempête... j'ai reconstruit mon être religieux, j'ai créé, avec les débris des Tables cassées, des Tables nouvelles."

Identification et non plus seulement savante étude d'un observateur extérieur, "objectif". Dans sa personne s'associent les deux fonctions de professeur et de rabbin.

André Neher est le professeur, l'initiateur des études hébraïques de niveau universitaire, l'homme de la rigueur dans ses oeuvres majeures comme dans les plans d'étude proposés à ses étudiants. Ainsi apparaît l'auteur du "livre-référence" Histoire biblique du peuple d'Israël (écrit avec sa femme, sa collaboratrice, Renée Neher), ou celui du commentateur de l'oeuvre de David Gans.

Dans le même temps, André Neher est le rabbin, le guide spirituel, celui qui donne aujourd'hui à la Bible, bien après la destruction du Temple et le silence des prophètes, sa place de "référence absolue".

L'oeuvre d'André Neher est une "mise à l'écoute du texte biblique", sa perception par "un homme qui veut vivre avec et par la Bible".

Les héros bibliques, nos contemporains

La "lecture" d'André Neher fait des héros bibliques nos contemporains, elle met en évidence, au-delà des changements de conditions de vie, la permanence des sentiments et des comportements humains. Depuis la parution de son livre Amos, toutes ses recherches rendent sensible la proximité des personnages bibliques. Parlant de Moïse, il écrit :

"Il est resté constamment, de génération en génération, le compagnon vivant du peuple juif".

Après Auschwitz, c'est sans cesse vers Job que se porte la réflexion d'André Neher. Auschwitz, des millions d'humains engloutis dans la tourmente, à la fois si anonymes et si présents. Des millions de fois, "semble-t-il", a été répété le sacrifice d'Isaac. Mais, en réalité, l'épreuve passée, Abraham a retrouvé son fils. Job, lui aussi, a retrouvé des enfants mais d'autres enfants, comme le peuple juif au lendemain d'Auschwitz.

C'est dans la Bible encore, dans le chapitre 37 d'Ezéchiel, qu'André Neher trouve les éléments qui donnent un sens à notre histoire présente et à son étonnante accumulation d'événements : la création de l'Etat d'Israël, les retrouvailles des mondes séfarade et ashkenaze, le réveil du judaïsme de Russie.

"Alors que le peuple juif est dans le désespoir le plus total, alors qu'il est au fond de l'abîme, Ezéchiel remonte de cet abîme, et ce sont les admirables chapitres messianiques, depuis le chapitre 33 et jusqu'au bout. Peu à peu, thème par thème, thèmes de la résurrection, de l'unification et du retour, thème de la reconstruction du temple, Ezéchiel montre l'avenir rayonnant."

La rencontre de deux maîtres

Ce nouveau regard que porte André Neher sur la Bible reflète l'attention constante qu'il porte au midrash. Ces textes rabbiniques, il ne les perçoit plus, comme il était si souvent d'usage, comme un recueil de "contes et légendes", mais les étudie au contraire comme l'expression authentique de la pensée juive.

Cette même attention a été portée par le Maharal de Prague, le rabbin du 16e siècle auquel André Neher consacre de nombreuses études. Parmi celles-ci, Le puits de l'exil, qui reste la clef d'accès au Maharal lui-même et à l'essence de sa pensée.

Intimité de pensée sur tant de notions. Citons pour exemple :

- la place de l'homme face à son Créateur ?
"Que le monde, l'homme, Israël soient ou ne soient pas, cela est décisif pour Dieu."
- la valeur de l'effort de l'homme ?
"Il naît déficient mais doit tendre vers la perfection car la perfection de l'homme, c'est d'être perfectible."

Mais le livre d'André Neher, est peut-être avant tout l'analyse du emtsa, le "milieu" maharalien. Le milieu, non le lieu des compromis mais celui du dépassement des valeurs respectées :

"Sorte de milieu dimensionnel qui permet à deux éléments séparés l'un de l'autre d'entrer en communication... Sans le emtsa, certains êtres resteraient éternellement séparés.... (Il est) le médium de l'Alliance au sens théologique du terme."
Intimité (complicité) entre le Maître de Prague et celui de Jérusalem...

André Neher, le pèlerin de Jérusalem

Dans la lignée des maîtres de la pensée juive traditionnelle, ses compagnons d'étude, de Juda Halévy au Rav Kook en passant par le Maharal de Prague, André Neher énonce son "credo" : la terre d'Israël et le retour du peuple sur sa terre ancestrale tiennent une place non seulement centrale mais essentielle, et cela pour le monde juif et pour l'humanité toute entière.

"Si l'homme juif a été souvent défini comme étant l'homme de l'espérance, je sais maintenant que l'Etat juif représente, lui, l'espérance de l'homme."

Dans tes portes Jérusalem, livre paru en 1972, donne une image du cheminement d'André et de sa femme Rina Neher, cheminement qui les mène à leur "alya" (leur montée en Israël).

"Jamais l'exil n'a été pour moi une marche déboussolée ou fortuite... Jamais je n'ai été le Juif errant, car j'ai toujours été le pèlerin de Jérusalem."

A Jérusalem se poursuit l'oeuvre d'André Neher, conférences et parutions de livres en français et en hébreu. Dans le même temps se développe son action en faveur du rassemblement des "Juifs du silence" d'URSS et de celui des "tribus dispersées" d'Ethiopie. Cette action fait suite à celle d'André et Rina Neher en 1962 en France lors de l'accueil des Juifs d'Afrique du Nord.

Deux images d'André Neher en prière, en "délégué de la communauté"
(telle est la traduction littérale du terme qui désigne celui qui dirige la prière en commun)

"Traditionnelle certes, la prière juive l'est d'abord. Elle ne l'est cependant pas uniquement, elle a sa vertu spontanée, le mot hébreu même qui la désigne, tephilla, ne signifie ni oraison, ni litanie, ni même prière, mais jugement, c'est-à-dire pensée en action. La prière juive n'est pas faite lorsqu'on a  prié, car c'est vous, c'est moi qui sommes en mission de prière... Perpétuellement régulière, elle est une sorte de respiration spirituelle du monde, un fragment d'un office cosmique où chaque être, depuis le plus minuscule jusqu'au plus gigantesque, tient une voix. Le perek chira révèle ce que l'on pourrait appeler la partition du cantique d'amour de toute créature. Chacune a sa voix propre. Fidèle parmi ces myriades de créatures fidèles, l'homme participe à cet office cosmique."

Albert Hazan a capté en peu de mots ce qui émanait d'André Neher, de l'homme en prière, de l'homme parmi les hommes, de l'homme face à Dieu, de l'homme face aux hommes : "Il était devant l'arche sainte lorsqu'il priait, et devant l'arche aussi dans ses leçons magistrales".

Qui a connu ce "délégué de la communauté" en prière ou qui, à présent, se laisse entraîner par le rythme, par la chaleur de son oeuvre ressent la participation qui a été celle d'André Neher à la respiration spirituelle du monde.

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