André Neher, philosophe de l'Alliance
Raniero Fontana
Traduit de l'italien par Daniel Attinger
Extrait de SENS revue de l'Amitié Judéo-Chrétienne de France n° 357 (mars 2011), pp. 163-183 163
avec l'aimable autorisation de l'Editeur


Dans cet ouvrage, Raniero Fontana nous propose de découvrir les facettes principales de la pensée de Neher, sa fécondité et sa profonde originalité. A travers plusieurs articles, il décline ainsi les quatre axes principaux de l’oeuvre : la Bible, la pensée rabbinique, l’école du Maharal de Prague, et enfin la question de l’existence juive aujourd’hui, à l’ombre des deux bouleversements traversés par le peuple juif au vingtième siècle, la Shoah et la création de l’Etat d’Israël. Raniero Fontana conclut :"Pour l’homme-juif, concilier l’inconciliable est le but à poursuivre. Pour Neher, c’est cela la tâche prophétique d’Israël." En appendice, le livre propose aux lecteurs trois textes inédits de Neher, ainsi qu’un texte d’introduction historique de son épouse, Renée, qui fut aussi sa plus proche collaboratrice.

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L'Alliance (berith) est une notion-clé de la pensée juive. Dans sa dimension particulière, elle se situe entre Dieu et Israël. Dans l'histoire des relations entre Dieu et le peuple juif, le Sinaï représente le moment le plus particulier, le plus intime et le plus familier. Dans sa dimension universelle, l'alliance existe en revanche entre Dieu et l'humanité dans son ensemble. Mais chacune des dimensions suppose l'autre et y renvoie. Particularisme et universalisme traversent toute l'histoire de l'hébraïsme biblique et post-biblique, talmudique et post-talmudique, médiéval, moderne et contemporain. La pensée de Neher sur l'alliance reconnaît que cette double dimension, particulière et universelle, est vitale. Il assume lui-même la tension existant entre ces deux dimensions et l'exprime de manière philosophiquement originale. Mais pour mieux introduire au thème de l'alliance dans la philosophie de Neher, un bref préambule sur sa perspective exégétique sera utile.

Exégèse et Alliance

L'approche biblique de Neher a été âprement critiquée au nom de l'exégèse historico-critique. Son premier livre sur Amos (1) constitue aux yeux de ses détracteurs un authentique péché originel qui a marqué négativement toute sa production ultérieure. Pour ses admirateurs en revanche, parmi lesquels se trouve l'auteur de ces pages, dans cet ouvrage se trouve déjà toute sa grandeur future. Neher a choisi la méthode qui le caractérise ; il l'a défendue et en a fait une théorie. Non qu'il rejette l'apport de la science exégétique moderne, mais il la subordonne à des intérêts d'un autre ordre, pour déboucher sur une synthèse théologique finale. Mes travaux préparatoires et ensuite ma thèse sur Amos ne négligent rien de la critique biblique, de sa méthode, de ses apports. Mais cette critique est dépassée par des motivations simultanément exégétiques, historiques et philosophiques. Et l'ensemble débouche sur une lecture théologique inséparable de la lecture du texte dans sa forme traditionnelle. (2)

Hostile à toute prévarication exégétique qui éloigne du texte, à tout abus exégétique qui commence par décomposer pour recomposer ensuite, Neher reçoit le texte biblique sous sa forme canonique et le considère inséparable de son interprétation midrashique traditionnelle. Pour lui, c'est précisément au travers du midrash que l'interprète s'inscrit "dans les densités de la révélation du texte biblique" (3). Car ce que le midrash introduit ici, c'est la subjectivité, la subjectivité juive. Il y a chez Neher une volonté explicite de promouvoir une exégèse existentielle juive, non sans - soit dit en passant - une pointe polémique à l'égard d'une exégèse historico-critique qui s'était affirmée et développée dans les universités protestantes allemandes, et ce d'autant plus que, paradoxalement, elle avait même été accueillie dans les milieux juifs. Il s'agissait pour Neher de réaliser, même sur le plan exégétique, une synthèse fondamentale entre la foi et la science, entre la subjectivité de l'existence et l'objectivité du savoir, bref, une synthèse entre la tradition et la modernité. En ce sens, sa réflexion s'est heurtée à un problème grave, actuel plus que jamais, et plus que jamais irrésolu. Si donc l'intention herméneutique et philosophique de Neher est claire, demeure néanmoins la difficulté objective de concilier, par exemple, la traditionnelle paternité mosaïque attribuée à la Torah avec la recherche scientifique qui la conteste. Ou celle de résoudre des problèmes textuels à l'aide de la psychologie, de la métaphysique ou de la théologie. C'est dans ce contexte que Neher met l'idée même d'alliance au service de la lecture canonique d'un texte biblique.

Pour en revenir à Amos, c'est précisément par la théologie de l'alliance que Neher explique l'architecture globale du livre, celle qui justifie sa composition actuelle (4) et en authentifie la conclusion (5). Neher estime que ce recours à l'alliance, en tant que catégorie herméneutique, doit confirmer une fois encore la différence entre exégèse juive et exégèse chrétienne. Or, grâce à la théologie de l'alliance, centrale chez Amos, le texte, sous sa forme traditionnelle, apparaît finalement cohérent et ordonné. Et surtout, ce qui nous permet d'introduire notre thème, cette notion-clé d'alliance offre à Neher la possibilité d'éliminer la contradiction entre, d'une part, l'élection d'Israël par amour - " Vous êtes les seuls qu'en amour je choisis parmi toutes les familles du sol terrestre" (Amos 3:2) - et, d'autre part, sa mise en parallèle avec les fils des Nubiens - " N'estce pas ? Autant que les enfants des Koushites, vous m'appartenez, enfants d'Israël !" (Amos 9:7).

Et ce, en raison de la double dimension de l'alliance, particulière pour Israël, universelle pour l'humanité entière.

I

Impossible, pour Neher, de parler d'Israël sans parler en même temps des nations. Impossible de mentionner une dimension sans l'autre, le particularisme de l'alliance sans son universalisme. La dimension universelle appartient à l'alliance. Neher a développé cet universalisme de l'alliance, que lejudaïsme désigne du terme de "noachisme". Il l'a fait, avec force et génie, dans sa thèse sur Amos, il l'a repris et précisé dans son essai sur L'essence du prophétisme, il l'a approfondi dans son étude sur la pensée dialectique du Maharal de Prague, pour le synthétiser enfin dans un texte que j'ai publié en traduction italienne (6). Le noachisme fait donc essentiellement partie de son discours de philosophe de l'alliance. Il apparaît dans la pensée de Neher pour ce qu'il est : tout sauf étranger ou marginal aujudaïsme lui-même, et ce malgré l'impression qu'on en a ordinairement. Dans son oeuvre, la référence au noachisme n'arrive jamais en passant, ni de manière propagandiste, comme s'il s'agissait de la solution à portée de main à tous les problèmes du monde (7).

L'universalisme noachique

Par rapport au prophète Amos et à son message, ou plutôt par rapport à l'universalisme des prophètes, le noachisme constitue pour Neher une clé d'interprétation. Mieux : " La seule clé d'interprétation" (8). Il n'y a dans le judaïsme pas d'autres formes reconnues d'universalisme que le noachisme. C'est réellement pour Neher un élément-clé de sa conception de l'alliance, de sa présentation du prophétisme, de sa compréhension même du judaïsme. Le noachisme est précisément ce qui permet de coordonner le particularisme et l'universalisme de l'alliance dans le message prophétique en général, et dans celui d'Amos en particulier : La notion de berith noahidique explique l'interférence de ce qu'on a appelé l' universalisme et le particularisme d'Amos. (9)

Il faut donc souligner un premier point : le noachisme n'est absolument pas marginal dans le discours de Neher, philosophe de l'alliance. Le deuxième est l'originalité de sa perspective. Ce qui rend original son discours sur la dimension universelle de l'alliance, c'est sa perspective entièrement biblique. Il souligne vigoureusement cet enracinement biblique de l'universalisme noachique. C'est pourquoi, il ne se réfère pas à la liste rabbinique des sept préceptes des fils de Noé (sheva mitzwot bené Noah) (10). La formulation de ces préceptes est rabbinique (11). Elle se trouve dans les textes de la tradition orale d'Israël, de la Tosefta (12) au Talmud (13), comme aussi dans les textes de ses éminents représentants, du Gaon Shemuel Ben Hofni (14) à Maïmonide (15), de Menahem Azaria de Fano (16) à Elia Benamozegh (17). Pour Neher, l'universalisme noachique est avant tout une réalité biblique. C'est sur lui que les prophètes ont fondé leur message universel. Le noahidisme n'est pas une fiction intellectuelle que les Juifs de l'époque rabbinique ont introduit dans la doctrine biblique. Il est dans la Bible (18).

Cette sorte de cri par lequel Neher revendique l'horizon biblique du noachisme est étonnant. Par contre, David Novak, considéré comme une référence dans le domaine du noachisme, en raison de son important ouvrage académique (19) et non militant (20), ne considère pas seulement le noachisme comme rabbinique dans sa codification, mais aussi dans sa création elle-même. Il écrit : "Après une investigation attentive des théories historiques relatives aux origines des lois noachiques, il n'y a aucune preuve convaincante que cette doctrine ait précédé la période tannaïte, et spécifiquement celle qui suivit la destruction du Second Temple et le schisme chrétien" (21).

L'affirmation de Neher sur l'enracinement biblique du noachisme s'oppose à son confinement dans le milieu rabbinique. Au lieu de s'en référer à la liste rabbinique des préceptes noachiques, Neher souligne, de manière cohérente, les trois aspects suivants du noachisme : 1) cosmique, 2) humain et 3) moral. Le premier se réfère à l'arc-en-ciel (Genèse 9:13) en tant que signe de stabilité cosmique ; le deuxième à la descendance commune d'un père unique (Gn. 10) ; le troisième au code noachique (Gn. 9:1-7). Cela correspond pleinement au registre typique du discours de Neher, qui est philosophique plutôt que halakhique.

Une éthique universelle

Il faut encore souligner un troisième point relatif à la nature de la loi qui accompagne l'alliance avec Noé. C'est une loi morale imposée par Dieu à tous les hommes ; cette loi est simple ; elle consiste à respecter la personne humaine. (22) Pour Neher, la loi noachique est essentiellement une protection de la dignité de la personne humaine. Tel est le sens de la célèbre expression qui figure au premier chapitre d'Amos : "alliance fraternelle (berith a'him)" (Amos 1:9). Bien que, dans sa littéralité, l'expression renvoie à l'aspect humain du noachisme, le deuxième sens indiqué par Neher, celui qui concerne la descendance commune et la fraternité humaine qui en découle, désigne plutôt l'aspect moral, et le troisième sens, celui qui se réfère à la valeur de la personne humaine, est ainsi mis en relief. Probablement en raison du contexte dans lequel apparaît l'expression biblique, les deux premiers chapitres d'Amos énumèrent une série de nations, parmi lesquelles figurent également Juda et Israël, qui toutes ont en commun d'avoir violé la valeur de la personne humaine.

Pour Neher, l'expression "alliance fraternelle" d'Amos fait allusion à l'alliance avec Noé. L'horizon universel noachique sous-tend les deux chapitres qui ouvrent le livre d'Amos. Cette interprétation ne rencontre guère l'accord des exégètes. Dans un bref article sur Amos et les droits de l'homme, Samuel Amsler rejette l'interprétation que donne Neher de l'expression "alliance fraternelle" et la réfère à un accord international plutôt qu'à une loi morale instituée par Dieu pour tous les hommes. "Conformément à la tradition talmudique qui se fonde sur l'alliance avec Noé pour établir une liste de sept commandements auxquels sont soumis tous les hommes, A. Neher voit dans l'alliance des frères oubliée par les Phéniciens (1:9) une allusion à la " berith noahidique". Outre que cette strophe ne paraît pas appartenir à la couche rédactionnelle primitive, l'expression semble plutôt faire allusion aux accords diplomatiques passés avec Salomon" (23). Le commentaire ne saisit pas la perspective biblique, et non rabbinique, du noachisme de Neher ; il présente en outre un exemple de ce type de critique que Neher n'accepte pas en raison de sa lecture canonique du texte hébreu traditionnel. La nuance morale, que Neher privilégie car elle résume la loi noachique, est conforme à sa perspective biblique. Si la perspective était rabbinique, elle pourrait difficilement se résumer à sa dimension morale, celle qu'en revanche Neher retient : Le code noahidique (Gn. 9, 1:7) ne contient ni credo, ni théorie, mais uniquement des articles de morale pratique. Il affirme la valeur de la personne humaine (v. 5). (24)

Neher souligne l'importance de l'engagement en faveur de la personne humaine. Je voudrais à ce propos signaler une page admirable, extraite d'une conférence donnée lors du Congrès organisé pour célébrer le centenaire de l'Alliance Israélite Universelle et consacré aux droits de l'homme et à l'éducation (25). Page qu'il convient de méditer en des temps comme les nôtres, marqués par les problèmes relatifs aux réfugiés, aux émigrés, aux travailleurs étrangers - clandestins ou non -, problèmes propres non seulement à l'Europe, mais aussi à Israël lui-même (26). Neher y commente le verset : "Ne livre pas à son maître l'esclave qui vient se réfugier auprès de toi. Il vivra avec toi, dans ton milieu, à l'endroit qu'il choisira lui-même, dans l'une de tes villes, là où lui croit découvrir son bonheur" (Dt. 23:16-17). L'injonction biblique est claire : ne pas rejeter celui qui cherche refuge, mais l'accueillir, le garder auprès de soi, en soi. Pour Neher, il faut " l'aimer quoiqu'il soit étranger, parce qu'il est étranger" (27). Cette injonction de la Torah s'adresse donc à la politique, à la justice et à la charité. Mais c'est une politique d'autre nature que celle des égoïsmes nationaux, des cloisonnements étanches, des frontières entre les peuples. C'est une justice d'autre nature que celle de la police et de la réglementation administrative. Et c'est une charité d'autre nature que celle des camps de rassemblement et que celle de ces camps en miniature que sont les conventions sociales de notre milieu. (28)

J'ai voulu rappeler ce texte pour un simple motif. L'objet du commentaire de Neher est ici un passage de la Torah de Moïse. Mais la sollicitude pour l'autre, le respect de sa personne, sont les traits mêmes qui caractérisent la Torah de Noé. En Amos 1 et 2, la personne humaine a été violée à travers la déportation, les massacres, la fermeture des frontières, l'expulsion, la réduction en esclavage. Sa protection se trouve donc au coeur de la loi de Noé, comme elle est aussi au coeur de la loi de Moïse. Entre elles, pas de contradiction, évidemment. D'une manière générale, on pourrait peut-être dire qu'en Amos l'accent est placé sur le mal à éviter ; dans le Deutéronome, par contre, il est mis sur le bien à réaliser. Ce serait en parfaite syntonie avec la nature de chacune des deux lois, la loi noachique et la loi mosaïque.

II

" Les Hébreux n'ont pas pu imaginer que l'humanité ait vécu autrement que par une berith avec Dieu et par l'observance d'une loi" (2(). Une humanité hors du cadre de l'alliance, une humanité hors-la-loi, est pour Neher inimaginable. On sait que le judaïsme considère la forme du commandement comme la modalité fondamentale du rapport entre Dieu et l'homme. Il en va ainsi pour Israël, comme aussi pour l'humanité entière. Ce n'est donc pas par hasard que les rabbins ont trouvé un appui biblique aux lois de Noé dans le commandement adressé à Adam, le premier homme : " Le Seigneur Dieu commanda à l'homme […]" (Gn. 2:16) (30). C'est la première fois que Dieu s'adresse à l'homme, dans le contexte du second récit de sa création, et cela advient sous la forme, précisément, d'un commandement (wa-yetzav). Ce qui vaut pour Israël vaut également pour l'humanité : il n'y a pas d'alliance sans loi. Israël est doté de loi ; l'humanité également. Pour Israël, la Torah est "la charte de la berith" (31). Pour l'humanité, la loi noachique est la charte de l'alliance universelle.

Mais avant d'affronter la dimension de la loi, il faut affronter la dimension de l'alliance elle-même dans la pensée de Neher.

La dimension de l'alliance

La philosophie de Neher attribue à l'alliance une portée cosmique. Son universalité est en effet telle qu'elle s'ouvre à la totalité du créé. Pour Neher, l'alliance est établie par Dieu non seulement avec Israël, le peuple élu, et avec le restant de l'humanité, mais aussi avec le monde lui-même en tant que créé.

La création est une berith : par elle, chaque atome est engagé dans l'alliance divine et acquiert ainsi une valeur. (32)

Toute parcelle de réalité fait partie de l'alliance. La vision de Neher est puissante. Il faudrait examiner maintenant ses pénétrantes analyses sur la "parole" (davar) et sur l'"esprit" (ruah) contenues dans son essai sur L'essence du prophétisme. Parole et esprit sont les éléments constitutifs de l'alliance. Ils n'apparaissent pas seulement quand Dieu se révèle et se manifeste, mais déjà lors de la création du monde (Gn.1) (33). Neher a montré ainsi, de manière définitive, combien la terminologie biblique de la création et de la révélation était la même. De cette manière, il retrouve dans la création les éléments propres de l'alliance. La conséquence en est que le monde, en tant que création, participe par son histoire à l'histoire même de l'alliance, exactement comme y participent l'humanité et Israël. Pour Neher, l'extension de l'alliance est telle qu'elle couvre tout l'arc qui relie le passé au futur, alors qu'au présent appartient l'engagement de le maintenir toujours tendu : Point de passé, mais alliance, berith. Point de présent, mais engagement. Point d'avenir, mais encore alliance, berith. (34)

Cherchant à rassembler ce qui a été dit, on pourrait récapituler ainsi : le récit biblique de la création contient les éléments de l'alliance - "parole" et "esprit" - à la double dimension de laquelle, particulière et universelle, renvoient respectivement la loi de Moïse et la loi de Noé. C'est de cette dernière que l'"alliance fraternelle" (Am. 1:9), que j'ai mentionnée auparavant, est chargée de signaler l'urgence de l'application. Mais, dans le contexte de la création du monde, une place spécifique est réservée à la création de l'homme. Comme le monde, en tant que création, participe de l'histoire de l'alliance, ainsi l'homme, en tant que créature, participe de cette même histoire. Le développement de Neher sur l'alliance s'enrichit ainsi d'une nouvelle articulation. Sans, évidemment, que le présupposé change. Ce qui, pour Neher, est inimaginable, c'est l'image d'un homme qui appartienne totalement à l'horizon naturel. Un tel homme se trouverait alors soustrait à l'histoire et livré au mythe (35).

La littérature rabbinique, en effet, n'est pas sans exemples qui relient l'homme à la sphère naturelle, comme partie du cycle cosmique. C'est ce qui se passe dans l'audacieuse interprétation du verset : " Tant que durera la terre, semence et moisson, froid et chaleur, été et hiver, jour et nuit jamais ne cesseront (lo yishbotu)" (Gn. 8:22) (36). La pratique du repos shabbatique de la part d'un gentil a été pour cette raison interdite, car il est impensable qu'il puisse cesser son travail, exactement comme il est impensable que le jour ne succède à la nuit et la nuit au jour, selon un rythme incessant et selon un ordre établi dès le commencement (seder bereshith). La corrélation entre le travail de l'homme et l'alternance des saisons, des mois et des jours, indique suffisamment une certaine conception de la place qu'il occupe dans la nature (37). En revanche, Neher arrache l'homme tout court à l'horizon purement cosmique et naturel en raison de l'alliance qui l'inclut en tant que créature. En ce sens, même les Koushites, mentionnés eux aussi précédemment (38), participent de l'alliance. Même eux qui, parmi les peuples de la terre, représentent ceux qui sont le plus proches de l'état de nature. À ce propos, Neher cite, avec finesse et perspicacité, un verset qui les concerne et qui appartient au livre de ce grand prophète qu'est Jérémie :
"Un Koushite change-t-il sa peau ou un léopard ses taches ?" (Jérémie 13:23). De même qu'un léopard ne saurait changer son manteau tacheté, de même un Koushite ne peut changer la couleur de sa peau. Les gens de Koush sont gouvernés, pour ainsi dire, par les mêmes déterminismes biologiques et naturels qui gouvernent les êtres qui appartiennent à l'état de nature. Toutefois, selon Neher, même les Koushites rentrent dans l'alliance et participent de son histoire. C'est ce qui lui a permis de déduire du livre prophétique d'Amos une tripartition de l'humanité elle-même : 1) Koushites, 2) Nations, 3) Israël.

Les Koushites, proches de l'état de nature, se situent sur un plan moins évolué de la civilisation humaine par rapport à l'histoire des nations. À Israël en revanche appartient une dimension supplémentaire relativement à celle, naturelle, des Koushites et à celle, historique, des nations elles-mêmes. Mais il est important d'observer qu'il ne s'agit pas pour Neher, interprète ici d'Amos, d'un schéma strictement évolutif de type idéaliste. Il ne s'agit aucunement, selon Neher, de déraciner Israël d'un horizon naturel et historique commun. Israël y trouve, au contraire, de profondes racines.

L'analyse de la terminologie d'Amos, que Neher mène de manière géniale, exprime ce double enracinement d'Israël dans la nature et dans l'histoire. Enracinés dans l'histoire, ses membres le sont en tant qu'"enfants" : 1) enfants d'Israël (benei Israël) ; enracinés dans l'histoire, ils le sont en tant que "nation" : 2) maison d'Israël (beith Israël). Pour Neher, la terminologie prophétique atteste, avec une clarté évidente, l'appartenance des enfants d'Israël à l'horizon commun de l'humanité. En ce sens, ils sont enfants parmi d'autres enfants et membres d'une nation parmi les autres. Cette donnée fondamentale n'est pas contredite par la distinction introduite par son élection divine. En vertu de son élection, Israël est en effet distinct tant au plan naturel qu'au plan historique. L'élection d'Israël de la part de Dieu introduit au plan naturel une distinction de type juridique parmi les enfants d'un unique et même père : naturels les uns, légitimes les autres (39). Au plan historique, cette élection d'Israël introduit en revanche une distinction de type métaphysique entre les diverses nations. Israël en effet n'est pas une "nation conventionnelle", comme toutes les autres, mais "un règne de prêtres (mamlekheth kohanim) et une nation sainte (goi qadosh)" (Exode 19:6) (40). Cette distinction est d'ordre métaphysique. Cette dimension métaphysique est précisément la dimension supplémentaire qui appartient en exclusive à Israël.

Cette dimension trouve aussi, dans le livre du prophète Amos, une expression appropriée et une terminologie correspondante : "mon peuple" (ammi) (41). Aucune autre nation n'est désignée ainsi dans le livre d'Amos. Seul Israël est le peuple élu de Dieu et lui appartient. Israël est appelé à vivre et à témoigner, sur le plan historique et sur le plan naturel, de la valeur métaphysique de sa vocation. D'ailleurs, dans le contexte général de la grande famille humaine, chaque membre est tenu d'accomplir à sa manière une mission considérée comme commune. Avec une formule à première vue déconcertante, Israël a, pour Neher, la tâche de maintenir l'alliance particulière qui est la sienne, l'alliance mosaïque, afin de réaliser ainsi la mission commune, la mission noachique. Telle est la raison pour laquelle, en transgressant la Torah, Juda et Israël ont violé l'exigence première de l'alliance noachique, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine, commettant ainsi un péché de la même nature que celui des autres peuples énumérés avec eux dans les chapitres 1-2 du livre du prophète Amos.

On pourrait dire aussi, dans un ordre d'idées un peu plus large dont nous ferons l'exposé synthétique plus tard, que, pour Amos, la mission noahidique de Juda et d'Israël consiste à maintenir la berith qui leur est particulière, celle de la Torah.(42) L'observance de la Torah de la part d'Israël est sa manière propre d'accomplir la mission noachique. La mission noahidique d'Israël ne se réalise que par le maintien de la berith qui lui est particulière (43). Manière de dire que l'alliance particulière est d'une certaine manière au service de l'alliance noachique universelle. Manière de dire aussi que les modalités de sa réalisation changent, mais non la mission qui, elle, est et reste la même pour tous.

Pour conclure, voici les alliances énumérées par Neher et les lieux bibliques correspondants : alliance établie par Dieu avec le monde (Gn. 1) ; avec l'homme tout court (Gn. 1:26) ; avec Noé (Gn. 9:1-7) ; avec Moïse (Ex. 19 ss). D'un intérêt particulier est le midrash personnel de Neher par lequel il commente la création de l'homme de la part de Dieu comme moment, précisément, d'alliance : "Et Dieu dit : Faisons l'homme (naaseh adam) à notre image, à notre ressemblance […]" (Gn. 1, 26) .Selon lui, c'est l'homme lui-même qui fut interpellé par Dieu et invité à devenir cocréateur de lui-même, et ce lors de sa création, afin que, librement et de manière responsable, il consentît à passer de la puissance à l'acte (44).

La dimension de la loi

Le statut de la loi de Noé est controversé. Est-ce une loi naturelle ou une loi positive ? Se situe-t-elle sur le plan de la création ou de la révélation ? L'opinion courante estime que la loi de Noé représente la version juive de la loi naturelle. La position traditionnelle estime que la source des préceptes noachiques est indépendante d'Israël (45). En réalité, il y a des tentatives d'ancrer la loi noachique au Sinaï. En ce sens un texte, aussi célèbre que problématique, de Maïmonide, une voix qui fait autorité dans la tradition juive médiévale, est fondamental. Il affirme : Quiconque accepte les sept préceptes [noachiques] et les observe avec soin est considéré comme un des hommes pieux des nations du monde, et il a part au monde qui vient. Mais à la seule condition qu'il les accepte et les observe parce que le Saint béni soit-Il les a imposés dans sa Torah (ba-Torah) et qu'il nous a révélé par Moïse, notre maître, que les enfants de Noé furent déjà précédemment obligés de les observer. Mais s'il les observe sur la base de considérations rationnelles, il n'est ni un étranger résident (ger toshav), ni un homme pieux des nations du monde (hassidei ummoth ha-olam), ni/ mais (welo/ ella) (46) un de leurs sages (hakhamehem).
(Maïmonide, Hilkhoth Melakhim 8, 11)

Les préceptes noachiques sont maintenant incorporés à la tradition impérative du Sinaï. Ils sont contenus, de manière significative, dans la Torah (ba-Torah) d'Israël. Ils sont donc des préceptes divins, mais pas seulement ; ils font partie de la révélation spécifique qui trouve en Moïse son médiateur. "À un fils de Noé, il ne suffit pas d'accueillir les sept préceptes, il ne suffit pas non plus qu'il les observe ; encore faut-il qu'il les accueille parce qu'ils ont été commandés par le Tout-puissant. Mais si nous examinions Maïmonide plus attentivement, nous apprendrions que cela non plus n'est pas suffisant : il ne lui suffit en effet pas de les accueillir parce que l'Éternel les a commandés, et non parce qu'il est convaincu qu'ils sont nécessaires et convenables selon l'intellect humain ; il lui faut aussi les accueillir et les observer parce qu'ils font partie de la Torah de Moïse" (47). La comparaison avec l'arrière-fond midrashique que Maïmonide a modifié en choisissant de mettre Moïse à la place de Noé prouve combien est central, et de manière voulue, le Sinaï dans la pensée de l'illustre maître : La différence entre les justes d'Israël et les justes des nations du monde [est celle-ci] : les justes d'Israël ne sont pas appelés ainsi tant qu'ils ne pratiquent pas toute la Torah, mais les justes des nations du monde ont été appelés justes parce qu'ils pratiquent les sept préceptes auxquels sont tenus les fils de Noé, ainsi que toutes leurs spécifications. Cela vaut quand ils les pratiquent en disant : c'est à cause du commandement du Tout-puissant qui nous a été commandé par Noé, notre père, que nous les pratiquons. S'ils agissent ainsi, ils hériteront du monde qui vient, comme Israël, et ce, bien qu'ils n'observent ni les Shabbats ni les fêtes, car il ne leur a pas été commandé de les observer. Mais s'ils observent les sept préceptes en disant qu'ils les ont appris d'un tel, ou de leur propre raison, ou s'ils y associent le nom de l'idolâtrie, même s'ils pratiquent toute la Torah, ils ne recevront leur récompense que dans ce monde-ci.
(Mishnat Rabbi Eliezer, parashah 6). (48)

Une affirmation aussi péremptoire sur le caractère central du Sinaï dans l'histoire non seulement d'Israël, mais aussi des peuples de la terre, a été contestée par d'importants philosophes juifs à cause de son aspect coercitif (49). D'un point de vue philosophique, la soumission de la raison à une révélation historique, circonscrite à un peuple particulier a certes de quoi troubler. "Et pourtant, on peut facilement déduire des commentaires de 6 Rambam ( Hilkhoth Melakhim 8, 11) que les noachides ne possèdent pas de mesora (50) indépendante ni une tradition basée sur la révélation divine. La source qui fonde l'autorité de la mesora sur laquelle le Code noachique est prêché est la révélation survenue sur le mont Sinaï" (51). Le texte de Maïmonide se trouve ainsi au coeur de la discussion entre ceux qui soutiennent une éthique autonome et ceux qui, au contraire, soutiennent une éthique du Sinaï. À plusieurs reprises, pour mieux la neutraliser, on a souligné la singularité de la position de Maïmonide par rapport à la tradition talmudique précédente (52). Cette singularité consiste précisément en ce qu'elle subordonne de façon dramatique l'entrée d'un gentil dans le monde futur à la double condition : 1) que les préceptes noachiques soient des commandements de Dieu et non de la raison humaine ; 2) qu'ils soient accueillis et observés parce qu'ils ont été transmis par la tradition impérative qui émane du Sinaï (53).

Or, dans ce débat sur le rapport existant entre statut noachique et statut sinaïtique, Neher a, lui aussi, un mot important à dire. C'est surtout à la lumière de son analyse de la pensée dialectique du Maharal de Prague que sa position sur le statut noachique se précise et s'approfondit. Neher a discerné dans le système de pensée du Maharal une tripartition à propos de la loi - 1) loi naturelle, 2) loi noachique, 3) loi mosaïque - à laquelle correspond par voie de conséquence une tripartition de l'humanité (54). Dans le langage propre du maître de Prague, la loi naturelle représente le régime auquel sont astreints les idolâtres (ovdei avodah zarah) ; la loi noachique représente le régime auquel sont astreints les étrangers résidents (guerim toshavim) ; la loi mosaïque représente enfin le régime auquel sont astreints les enfants d'Israël. Schéma qui est parfaitement en syntonie avec le message prophétique d'Amos. La première, en effet, correspond, dans le langage du prophète, au plan naturel propre aux Koushites ; la deuxième, en revanche, au plan historique propre aux nations ; la troisième enfin au plan métaphysique propre à Israël. La mention précédente des Koushites, loin de constituer un caprice exégétique, se révèle ainsi une donnée fondamentale qui permet à Neher de mieux articuler l'alliance dans ses principales composantes. La continuité du discours de Neher apparaît dès lors indiscutable. Mais indiscutable est aussi l'apport décisif que son étude sur le Maharal a donné au développement futur de son discours. La position médiane de la loi noachique, "entre" la loi naturelle d'une part et la loi révélée de l'autre, acquiert en effet une signification originale à la lumière de l'analyse conduite par Neher sur la dialectique du Maharal et sur la notion-clé de "milieu" (emtza) (55). Dans l'économie générale de sa réflexion, le statut de la loi noachique coïncide avec la dimension de l'emtza.

III

L'emtza est toujours, pour Neher, l'expression d'une tension ou d'un effort, d'une communication et d'une nostalgie. La dimension de l'emtza fait partie d'une terminologie spécifique du Maharal et recouvre diverses fonctions. Parmi elles, la fonction d'établir un lien, une association, une harmonie, un accord (hashlamah) (56) entre des réalités qui, autrement, seraient incommunicables, car opposées et aux antipodes les unes des autres. En ce sens, la loi noachique constitue le lien entre la dimension naturelle et la dimension métaphysique de la loi en vertu de sa position d'emtza.

La macro-Humanité

La réflexion de Neher sur la loi noachique s'approfondit au contact de la dimension médiane caractéristique de la pensée du Maharal. La loi de Noé occupe le centre du schéma. Elle remplit sa fonction d'emtza en mettant en communication deux rives opposées, comme un pont sur l'abîme. C'est ainsi que la loi de Noé introduit la gradualité et le sens d'une appartenance commune au genre humain. Pour Neher, le secret de l'humanisme du Maharal implique le dépassement de la distance abyssale qui sépare, justement, le Juif du non-juif. Pour lui, en effet, l'humanisme du Maharal de Prague se mesure pleinement aussi de cette manière : du point de vue de la relation entre Israël et les nations du monde (57). L'humanisme du Maharal, c'est l'enjambement du gouffre qui sépare la Torah du monde et Israël de l'humanité. (58)

De fait, la recherche d'une position correcte à assumer dans la relation réciproque est une constante préoccupation de Neher, au point qu'il la considère comme un test décisif tant pour son propre discours que pour celui d'autrui, le moment le plus élevé de la vérification de l'humanisme juif. Vouloir intégrer la figure du Maharal de Prague à l'humanisme juif, dont il estime qu'il est l'une des expressions les plus fortes, est toutefois une interprétation très controversée parmi les intellectuels et les experts en la matière. Le Maharal est habituellement inscrit dans un courant mystique et spéculatif de la pensée juive qui relie Yehudah Halevi au Baal HaTanya, Nahmanide au Rav Kook, et qu'aujourd'hui l'on dirait certainement essentialiste, justement à cause de la différence de nature qu'il postule entre Juifs et non-juifs. Un historien israélien qui fait autorité, Jacob Katz, eut sur le Maharal une opinion diamétralement opposée à celle de Neher ; il voit en effet en lui un penseur encore médiéval, tant au plan terminologique que conceptuel, préoccupé de définir la signification éternelle du judaïsme. Par conséquent, pour le Maharal, "la différence entre les Juifs et les nations fut fondamentalement une différence, non de credo et de foi, mais de nature interne (inner nature)" (59).

L'interprétation d'une spécialiste israélienne de la mystique juive, Rivka Schatz, est particulièrement importante dans cette confrontation avec l'interprétation humaniste du Maharal propre à Neher, car anti-humaniste (60). "Ma position est l'antithèse de ces conceptions qui cherchent à faire du Maharal le représentant d'une quelque position humaniste - juive ou philosophique en général" (61). Dans sa lecture anti-humaniste, elle entend le terme "homme" (adam), chaque fois qu'elle le rencontre dans les textes du Maharal, comme se référant exclusivement au Juif ; elle considère en outre sa nature tout autrement que naturelle, du moment qu'elle est proprement métaphysique et surnaturelle, comme le prouverait, par exemple, la correspondance entre les 248 membres du corps humain et les 248 préceptes (mitzwoth) positifs de la Torah d'Israël (62). Neher, par contre, reprend l'image maharalienne du corps total de l'humanité et des rapports fonctionnels existant entre ses différents membres, parmi ses multiples organes. Dans ce contexte, la différence entre Israël et les nations est, de manière conséquente, elle aussi une différence de fonction qui, comme telle, est fonctionnelle à la vie, à la croissance et à la réalisation ultime de l'organisme dans son ensemble. Pour Neher, la différence entre Israël et les nations du monde est, au fond, de degré, non de nature. C'est de cette conception que le Maharal serait porteur dans le septième puits de son chef-d'oeuvre, là où il divise l'humanité en trois classes (kittot) et assigne à la loi de Noé une position médiane entre la loi de nature et la loi de Moïse. Alors que Rivka Schatz présente la conception de la loi que se fait le maître de Prague comme antithétique à la théorie de la loi naturelle, Neher établit donc la gradualité d'une relation entre la loi révélée et la loi naturelle, en se basant exactement sur la médiation de la loi noachique et de sa fonction de emtza dans la macro-Humanité.

La micro-Cité d'Israël

Bien avant le rabbin italien Elia Benamozegh, le Maharal a comparé la triple articulation interne de l'humanité à la triple articulation interne de la Cité d'Israël (63) :

MACRO-HUMANITÉ
1) idolâtres
2) étrangers-résidents
3) enfants d'Israël
MICRO-CITÉ
1) israélites
2) lévites
3) prêtres

Pour Neher, la comparaison entre macro et micro est importante pour les conséquences qu'il faut en tirer : de même que ceux qui composent la micro-Cité d'Israël sont tous juifs au même titre, de même ceux qui composent la macro-Humanité sont tous également hommes. C'est donc, pour les enfants d'Israël, une nouvelle confirmation de leur commune appartenance à l'humanité tout court. Alors que dans le macro la fonction de emtza est exercée par le régime noachique des étrangers-résidents, dans la micro-Cité d'Israël celle-ci est dévolue aux lévites. Neher les désigne explicitement comme "emtza sociologique : les Lévites constituent un groupe spécial entre les Prêtres et le Peuple" (64). Neher avait déjà consacré, dans ses études sur Amos et sur L'essence du prophétisme, des pages entières aux lévites et au lévitisme. Il les avait déjà indiqués comme l'"anneau nécessaire" pour relier entre eux les deux plans constitutifs de l'alliance : 1) le plan divin et 2) le plan humain. Si les lévites ont maintenu la tâche de réaliser cette opération nécessaire et vitale, c'est exclusivement en raison de leur double appartenance à l'univers métaphysique et concret d'Israël. Par leur intermédiaire, est offerte à la transcendance la possibilité de son ancrage dans la réalité vécue des enfants d'Israël, et à l'immanence la possibilité d'une ouverture infinie. Pour Neher, la médiation des lévites s'avère de ce fait décisive pour que la communauté d'alliance, la Cité d'Israël, ne reste pas un pur idéal, une utopie vide, une vague promesse. L'organisation de la Cité d'Israël tourne autour de la composante médiane, représentée par les lévites. Mais placer la figure du lévite au milieu d'elle, comme son fondement, et le situer comme idéal pour toute la nation, équivaut à considérer le pauvre comme une figure centrale et fondamentale. En effet, le lévite apparaît dans la Bible à côté de l'orphelin, de la veuve et de l'étranger. Il est pauvre parce qu'il n'a ni part ni patrimoine en Israël, selon qu'il est écrit : "Le lévite, qui est dans tes portes, tu ne l'abandonneras pas, car il n'a ni part ni héritage avec toi" (Dt. 14, 27). Dans la Cité d'Israël, le pauvre se trouve réintégré dans l'idéal de justice (tzedeq) dès lors qu'il est reconnu comme "créature" dans sa relation avec Dieu (mishpath) et comme "prochain" dans sa relation avec l'homme (tzedaqah). En ce sens le pauvre occupe, pour Neher, le centre de la scène, mais sur un plan qui outrepasse la signification purement sociologique de la pauvreté. Le pauvre, en effet, n'a pas besoin d'être introduit dans la Cité d'Israël comme ex-pauvre, parce que désormais émancipé. Il est déjà en elle, avec une signification différente.

Pour Neher, c'est en effet l'homme de l'alliance qui, par définition, est pauvre. Dans la Cité d'Israël, dans la communauté d'alliance, personne n'existe pour lui-même, mais chacun reçoit de l'autre sa propre existence. L'autrui fonde l'essence du moi ; je ne suis que ce que tu es ; si tu n'étais pas, dans ma solitude je ne serais plus. (65) La réalisation de l'alliance ne dépend pas de la force historique des pauvres ou d'une avant-garde prolétaire. Pour le pauvre, la vraie force ne réside ni dans le ressentiment ni dans l'orgueil de sa révolte, mais dans la modestie et dans l'humilité de son existence. Modestie de celui qui ne revendique pour soi ni privilèges ni droits exclusifs au nom de Dieu ou de l'homme. Humilité de celui qui, au contraire, se met au service de l'un et de l'autre, de Dieu et de l'homme.

L'emtza entre Dieu et l'homme

La macro-Humanité a son emtza dans les enfants de Noé et dans l'économie de la loi noachique, située entre la loi naturelle et la loi révélée. La micro-Cité d'Israël l'a dans les lévites, situés entre les israélites et les prêtres. Mais ni le macro ni le micro n'épuisent la dimension relationnelle propre de l'emtza. De fait, il existe encore une dimension métaphysique de la relation qui appartient en propre à Israël en raison de son élection. Le choix divin d'Israël, choix irrévocable, n'a pas que des conséquences de type psychologique et juridique. Du point de vue juridique - je l'ai déjà dit -, l'élection d'Israël a introduit la distinction entre enfants naturels et légitimes. Du point de vue psychologique, l'élection a introduit dans les enfants d'Israël un surplus de conscience de l'amour paternel de Dieu. On pourrait rappeler cette parole rabbinique : " Il [Rabbi Aqiva] disait : Aimés sont [les enfants d'Israël] parce qu'ils ont été appelés fils de Dieu ; mais un amour supplémentaire consiste en ce qu'il leur a été fait savoir qu'ils étaient appelés ainsi, selon qu'il est dit : Fils, voilà ce que vous êtes pour le Seigneur votre Dieu (Dt. 14:1)" (66).

Le choix d'Israël de la part de Dieu comporte encore d'autres conséquences. C'est en effet en tant que nation sainte et peuple sacerdotal qu'Israël poursuit la mission que l'alliance lui assigne sur un plan métaphysique supplémentaire. Comme tel, c'est maintenant Israël qui s'installe dans la dimension de l'emtza, se trouvant au centre de l'histoire dramatique des rapports entre Dieu et l'homme : 1) homme
2) Israël
3) Dieu.

Impossible, pour Neher, de ne pas mentionner, arrivé à ce point, le rabbin de Livourne, Elia Benamozegh, et sa doctrine élaborée d'Israël comme peuple sacerdotal d'une humanité laïque. Mais surtout, impossible, pour l'auteur de ces lignes, de ne pas faire mention du maître de Prague dans l'effort de tracer une perspective qui est par tant d'aspects si maharalienne, car multiple dans ses divers points de vue, comme le démontre, dans le discours de Neher, la mobilité de l'emtza. Continuellement, le centre se déplace en relation avec la constellation qui le contient (67). La fonction d'emtza est ainsi remplie respectivement par les enfants de Noé, par les lévites et par Israël tout entier. Israël est le peuple intermédiaire entre le divin et l'humain, entre la transcendance et la contingence, entre l'absolu et le relatif. Pour cette raison, il est plausible d'appliquer à Israël l'image audacieuse et paradoxale de l'échelle décrite par Neher pour illustrer la voie qui conduit l'homme à Dieu : Une échelle, dont une partie, tressée par Dieu, a son point d'accrochage au ciel ; dont une autre partie, dressée par les hommes, a son point d'appui sur la terre, et dont une partie intermédiaire, destinée en principe à relier les deux autres, plonge par ses deux bouts verticaux dans le vide : telle est l'image saisissante que la pensée du Maharal suggère de la communication entre Dieu et l'homme, entre la transcendance et la contingence, entre l'absolu et le relatif. (68)L'échelle réalise la communication entre Dieu et l'homme ; la partie intermédiaire est séparée des deux autres, l'une accrochée au ciel, l'autre appuyée sur la terre. Cette partie intermédiaire représente parfaitement Israël, un peuple séparé parce que saint (qadosh). Un peuple séparé tant du point de vue de la verticalité de son rapport avec Dieu que du point de vue de l'horizontalité de son rapport avec les hommes. Du point de vue de la relation verticale, c'est Dieu qui est par définition "séparé" (nivdal) de tout ce qui est autre que Dieu, y compris Israël. Du point de vue de la relation horizontale, c'est Israël qui est "séparé" (nivdal) du reste de l'humanité en vertu de son élection.

Le Maharal écrit : "Israël a une première sainteté (qedushah) dans le fait que, dans le monde matériel, ils [les enfants d'Israël] sont séparés (nivdalim) des choses qui sont matérielles, et le Nom, Béni soit-Il, les a séparés (hivdil) des nations, comme il est écrit : "Et moi, je vous ai séparés (wa-avdil) des peuples (Lv. 20:26)". Il en est ainsi parce qu'il leur a donné les préceptes (mitzwot), et telle est la première sainteté qu'ils ont." (69)

Séparé des nations, Israël peut accomplir la mission commune selon les modalités dues à son élection divine. Mais la métaphysique ne se fonde pas dans l'ontologie. Bien qu'avec toute la prudence du cas, prudence plus que nécessaire, est clairement tangible la tension qui traverse la pensée de Neher pour avoir situé Israël et les nations à l'intérieur de l'unique cadre de l'alliance : "les barrières paraissent alors s'estomper entre le Juif et le non-Juif" (70). La nécessité de bien articuler leur rapport est dès lors d'une extrême importance. Il existe nécessairement un lien organique entre la condition humaine et la condition juive. (71)

Organique, est le lien vivant entre instances qui ont besoin l'une de l'autre, entre diversités qui fonctionnent l'une par rapport à l'autre, pour le bien commun de l'humanité entière. Neher assume intégralement la tension qui caractérise le rapport entre juif et non-juif, entre Israël et les nations ; il en vit et la partage avec d'autres maîtres de la tradition juive. Dans ce contexte, il cite l'"Homme-Israël" de Hirsch à côté de l'"Homme- Juif" du Maharal. Mais on aurait pu mentionner aussi le provençal Menahem HaMeiri et sa conception d'un Israël élargi, pour ainsi dire, aux nations disciplinées par les divers modes religieux, et considérées pour cette raison comme-Israël (ke-Israel). Ou bien, parmi les auteurs contemporains, le témoignage de Levinas sur Chouchani, son maître énigmatique, et sur sa manière d'entendre le terme "Israël" dans le Talmud, non pas comme ethnie, nation ou religion, mais comme humanité parvenue à sa pleine réalisation, à sa maturité parfaite. Une tendance qui a toutefois été violemment attaquée au nom du politique. Le politique devait rendre justice au peuple juif et lui restituer sa particularité historique et existentielle, religieuse et nationale (72). Toutefois, projeter le Juif à l'échelle universelle est, pour Neher, une part de la vocation d'Israël à laquelle il ne saurait renoncer. Surtout au sortir de la guerre, après la Shoah : "Là où il n'y a pas d'hommes, efforce-toi d'être un homme" (73).

Raniero FONTANA (74)


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