Le texte de Joë Friedemann et la séquence vidéo d'Elisabeth Revel ont été réalisés à l'occasion du Colloque de Lacaune, "Mémoires juives en Llimousin (4-6 septembre 2015)

André Neher : le parcours d'un penseur juif français, de l'Alsace à Jérusalem
par Joë Friedemann

Elisabeth Revel

Présenter l'œuvre et la pensée d'André Neher en quelques pages est une gageure. Nous nous contenterons donc d'en esquisser les grandes lignes en les assortissant de quelques repères bibliographiques, liés à son action et à ses écrits.
Elisabeth Revel a posé les premiers jalons se rapportant à la naissance de notre auteur, sa famille, sa jeunesse en Alsace, l'impact de la guerre, le passage "obligé" à Lanteuil, en Corrèze, jusqu'en 1945. Nous n'y reviendrons pas.

Au lendemain de la guerre, avec la liberté retrouvée et la fin des années terribles, une nouvelle existence allait devoir s'instaurer. Comme beaucoup de leurs coreligionnaires, la famille Neher retourne en Alsace. Tous les réfugiés cherchant à retrouver, autant que faire se peut, au-delà de l'angoisse et de l'affliction, une vie normale, familiale, professionnelle et communautaire.

De formation, Neher était professeur d'allemand.... Avant la guerre déjà, il avait projeté de compléter son cursus dans le domaine professionnel, par la rédaction d'un doctorat sur le poète Henri Heine. Pour des raisons idéologiques et psychologiques évidentes, et bien que Heine fût juif, ce projet sera abandonné. Le jeune professeur décide de se consacrer désormais aux études juives. Il veut participer au mieux de sa formation et de ses forces, à la reconstruction de la communauté juive, après la découverte du désastre, cette terrible "démolition de l'homme", dont parle Primo Levi.

Il opte donc pour une autre recherche, centrée sur la perspective nouvellement choisie : une étude sur le prophète biblique Amos, dans le contexte géographique, théologique et socio-historique de la Terre Sainte. Il soutiendra son doctorat en 1947.   Cette même année, il épouse Renée Bernheim, fille d'un médecin de Paris, elle-même historienne, et qui sera pour lui une collaboratrice aimante et de tous les instants.

Après la publication de sa thèse, en 1955, une chaire d'Etudes Juives est créée pour le nouveau promu, à l'Université de Strasbourg. Premier succès de taille : Il obtiendra l'insertion de l'hébreu dans le programme des langues vivantes, au niveau national, dans les Universités.
André Neher devient, au courant des années, avec Léon Ashkenazi et l'éminent philosophe que fut Emmanuel Levinas, l'un des principaux artisans du renouveau de la pensée juive en France, au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Très vite, il acquiert la réputation d'être l'un des spécialistes les plus marquants dans la recherche biblique, sa renommée devient internationale. Et c'est à noter, dans le monde juif, aussi bien que chrétien. Ses cours à l'université seront suivis par de nombreux étudiants non juifs, parmi eux, des prêtres et des religieuses. Conférencier de talent, il est invité à donner des cours et des conférences en France et à l'étranger.

Quelques points d'ancrage de sa pensée et de son action

La Shoah tout d'abord, l'une des pierres de touche de la réflexion d'André Neher, et qui peut se résumer entre autres, par la formule : "Il y a eu Auschwitz, il y a eu Hiroshima. Et pourtant, il y a un avenir" ... Au lendemain des années de plomb, le peuple juif est blessé jusqu'au tréfonds. Mais dominant la tragédie, ce peuple, même mutilé, reste présent, et résolu, plus que jamais, à refaire surface.

Comme fil conducteur de sa pensée, en ce domaine, Neher se référera souvent à dette parole d'Edmond Fleg, l'auteur de L'Enfant prophète : "Nous de l'espérance !" Ainsi qu'à cette injonction de Goethe, qu'il connaissait bien, pour l'avoir pratiqué du temps de ses études germaniques : "Wir heissen euch hoffen" ... "nous vous ordonnons d'espérer."

De là, une voie toute tracée ... Intégré à la vie communautaire, André Neher devient spontanément le guide spirituel de la jeunesse juive de Strasbourg et d'Alsace. Il enseigne, participe sans relâche à toutes ses activités : offices des jeunes, cours, conférences, séminaires. Au courant des années, va se dessiner dans l'hexagone et à l'étranger, l'image d'une "école de Strasbourg" qui attire de nombreux étudiants, et parmi eux des étudiants d'Afrique du Nord... Des jeunes accueillis dans un esprit de grande ouverture et d'entre aide. Il faut le souligner, le rôle de Neher et de son épouse sera déterminant dans l'accueil des Juifs d'Algérie et du Maghreb, au début des années soixante, avant et après les accords d'Evian.

Mais Neher est aussi, et surtout, un universitaire. A partir de 1957, et durant onze ans, il participe avec Edmond Fleg, Emmanuel Lévinas, et Léon Ashkenazi, aux "Colloque des intellectuels juifs de langue française". Ces colloques réunissent chaque année, la fine fleur des intellectuels, professeurs, journalistes, médecins, avocats, et autres personnalités d'envergure ... Journées de dialogue et de débats, de réflexion sur les textes fondateurs de la tradition, ainsi que sur les problèmes de l'heure, ces rencontres sont ouvertes à tous, orthodoxes, libéraux et laïques, au-delà de tous les clivage . Ces colloques feront se révéler beaucoup de juifs à eux-mêmes.

Autant d'activités inlassables pour André Neher qui, bien entendu, ne l'empêchent pas de continuer à former des élèves, à se consacrer à ses travaux, à diriger des thèses et à écrire. (…)

Et puis survient un événement auquel on ne peut pas ne pas faire allusion, la création de l'État d'Israël, en 1948.
La création du nouvel Etat, dans le concert des nations, devait interpeller André Neher, comme ce fut le cas pour de nombreux membres de la communauté juive. Réminiscence d'une nostalgie diffuse, le rêve du retour en Terre Sainte avait bercé son enfance et sa jeunesse dans sa famille, en Alsace. Au foyer de la mémoire et du cœur, ce rêve, soif d'une source placée si longtemps à distance, n'avait jamais cessé d'être au centre de l'identité juive, sur la longue route de l'Exil.

Ce retour, Neher va le différer, pourtant, pendant presque 20 ans. Il pensait que son devoir, sa responsabilité d'intellectuel était d'abord de se consacrer après la Shoah à la restauration de la vie juive en Diaspora.

Une attente qui nous mène jusqu'à la guerre des six jours en 1967, avec, à son zénith, la réunification de Jérusalem. L'événement provoque un déclic au sein des communautés de la Diaspora qui pourtant, en majorité, celles au-delà du rideau de fer mises à part, avaient réussi à retrouver une existence relativement harmonieuse, après la seconde guerre mondiale. .... Moment d'un examen de conscience, d'une réflexion nouvelle, d'une décision, sans doute, qui se devait d'être prise, car imposée, cette fois, par les circonstances.

Le moment, semble-t-il, était venu de choisir. Choisir entre la patrie de naissance, la France, à laquelle Neher ne cessera jamais de vouer un attachement profond ; et d' autre part, l'Etat juif, cette nouvelle patrie, devenue tangible, à la fois temporelle et spirituelle, rêve multimillénaire de l'histoire d'Israël. Les deux patries se complétant, chez notre auteur, il faut le souligner, en une symbiose étroite et jamais reniée. Neher parlera , dès cet instant, d'une "double fidélité", donnée intrinsèque de sa vocation d'Homme et de Juif.
Il dira : "Si l'homme juif a été souvent défini comme étant l'homme de l'espérance, je sais maintenant que l'Etat juif représente pour lui, l'espérance de l'homme". La décision d'André et de Renée Neher est prise. En 1968, ils s'installent à Jérusalem. Neher cesse d'être "le juif errant", corollaire d'un certain imaginaire populaire, pour devenir désormais, dans le présent et pour l'avenir, "le pèlerin de Jérusalem".

Après l'Alsace et la "parenthèse" si marquante de la Corrèze, dans les années quarante, le couple venait d'entamer le deuxième, plutôt le troisième volet de son existence.
De 1968 à 1988, ce seront pour André et Renée Neher,  vingt années à Jérusalem, où tous deux vivront, en plein épanouissement, et sans jamais cessé leurs activités : écrire enseigner, agir.

Car concrétiser le choix de l'immigration en Terre sainte, cette revanche sur la Shoah, c'était aussi, par la force des choses, s'intégrer à la vie quotidienne, sociale et politique de la cité et du pays où ils venaient de s'établir. Malgré une santé devenue fragile, Neher, en étroite association avec son épouse, poursuit son engagement. Parmi d'autres tâches, et pour exemple, tous deux s'adonneront concrètement, comme naguère en France, à l'entre aide, ils militeront en faveur de l'accueil des Juifs d'URSS et d'Ethiopie en Israël.

Infatigable, Neher rencontre des étudiants, des intellectuels, enseigne, se consacre à la recherche et à l'écriture. (…)

André Neher s'est éteint à Jérusalem, au mois d'octobre 1988. Après avoir laissé une œuvre immense, plus de vingt livres parus de son vivant, traduits dans le monde entier, et près de 500 articles, étalés sur plus de cinquante ans.

Il y aurait tant de choses à dire sur la pensée même de notre auteur : l'érudition... ses dons d'écrivain ... la passion pour tout ce qui touche le destin juif ... la volonté inlassable de transmettre ... l'impact sur sa pensée de la philosophie du Maharal de Prague ... l'actualité du message prophétique ... l'angoisse d'Auschwitz ... l'espérance liée à Jérusalem ... le face à face avec le prochain… l'ouverture au dialogue .... Autant de thèmes, à la fois bibliques, théologiques et philosophiques, et qui mériteraient certainement beaucoup plus que ce rapide survol.

"Philosophe juif, maître à penser, universitaire, dira Eile Wiesel, André Neher reste l'une des figures les plus inspirées et les plus exaltantes du judaïsme contemporain. Peu ont fait autant pour attirer la jeunesse aux sources de la pensée juive, nul ne l'a rendue aussi ouverte à la connaissance, et plus encore, à la soif de la connaissance ... Son œuvre enveloppe tous les thèmes majeurs de sa génération ... Il était notre précurseur avant de devenir notre guide."
(préface à l'ouvrage Un Maillon dans la chaîne, choix de textes d'André Neher, édités par Renée Neher et Paul Zilbermann, Presses universitaires du Septentrion, 1995).



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