Jérusalem dans l'œuvre d'André Neher
par Joë Friedemann
Extrait de la revue Tsafon n° 61, 2011
et de
Héritages d'André Neher, collectif sous la direction de David Banon, avec l'aimable autorisation de l'auteur

  "Et les hommes, pasteurs, apôtres, patriarches.
Regarderont le temple et monteront les marches.
Et sous la haute porte ils baisseront le front."
Victor Hugo (1)

Dès l'origine, écrivains, poètes et penseurs de tout bord ont fait de Jérusalem, dans l'exaltation souvent, la critique parfois, sinon une clé de voûte, du moins un jalon idéologique de leur réflexion. Ils allaient poser, au cours des siècles, autant de points de repère qui transformeront la Cité de David en une sorte de catalyseur religieux, spirituel, historique et politique.

Au foyer de la mémoire, de l'esprit et du cœur, pénétrés de la soif du retour aux sources, la Ville sainte n'a jamais cessé d'être au centre de la nostalgie juive, depuis l'Exil. Il n'est besoin de se référer qu'à des grands noms de la spiritualité d'Israël, pour prendre conscience de la portée d'un phénomène qui dépasse à l'évidence les frontières de l'individualité... Entre autres, il faut citer des maîtres tels Maïmonide, Yehuda Halevy ou Ibn Ezra ; des voyageurs comme Benjamin de Tudela, Abraham Pereyra, David Senior ; des universitaires tel Salomon Munk ; ou encore des représentants de la littérature hébraïque et juive, de Shemouel Agnon à David Sha'har, en passant par Brenner, Bourla (2), André Chouraqui et Claude Vigée.

Mais pôle d'attraction, Jérusalem l'a été également au regard du monde chrétien qui - souvenirs littéraires ou vécus des croisades et des pèlerinages d'antan - entreprend, dès le 17ème siècle et au niveau individuel, des voyages en Orient de plus en plus fréquents. La part du rêve et des épanchements religieux y tient une place importante, ainsi que, plus tard, la pensée politique et les réflexions sur le destin des hommes et des peuples. L'Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, voyage pittoresque et philosophique, à la fois mélange de tableaux et de méditations, constitue, en un sens, un parcours initiatique qui fera date. Sur ses traces, et parmi les plus illustres, Lamartine, Flaubert, Loti, Renan, Benjamin Disraeli tireront, eux aussi, les leçons de leurs pérégrinations en Terre sainte. Vers la fin du 19ème siècle enfin, certains auteurs, s'abandonnant aux fantaisies de leur esprit prophétique, parlent abstraitement d'une possibilité du retour des Juifs dans leur pays (3).

Outre les mondes juif et chrétien, il faut faire mention également de la sphère islamique qui, par la voix de ses poètes, philosophes et théologiens, apporte le témoignage de leur attachement à la Ville sainte. Ce sera le cas, entre autres, et dès le Moyen Age, de Tabari ou de Jalal od-Din Rumi, jusqu'à la période moderne, de penseurs parmi lesquels il faut citer Emile Habibi, Mahmoud Darwish et Abdelwahab Meddeb (4).

Avec André Neher, quel lien ? Étroit sans doute au plan émotionnel, mais plus que flou, les auteurs juifs mis à part, au niveau idéologique. Dans son œuvre - il en sera de même chez certains des penseurs sionistes modernes - la place occupée par Jérusalem est à la fois essentielle et existentielle. Chez Neher, s'instaure une unité, une harmonie recherchée autour du thème de la Cité de David : entre la tradition et l'éducation ; entre la nostalgie surgissant du fond de l'exil et la mise en action personnelle ; entre la réflexion religieuse et la recherche historique, philosophique et théologique. Interaction de la pensée avec la vie en prise directe, la pratique religieuse, la prière et l'étude, comme couronnement de l'œuvre.

I. Du rêve romantique au choix diasporique


Pèlerin à Jérusalem, sur la Hagada de Mahanayim
de 1942 - dessin : Albert Neher
Le thème hiérosolémite chez André Neher prend forme "dès le berceau", au sein d'une famille juive traditionaliste du nord de l'Alsace, dans la petite ville d'Obernai. Si le jeune André est français de par sa naissance et l'impact de la culture ambiante, il se définit également, et jusqu'au tréfonds, comme juif, de par la formation recueillie dans le milieu familial et communautaire. Son éducation est marquée à la fois par la chaleur et la nostalgie pour les sources de l'identité juive, mais également par un sentiment de manque, dû au hiatus entre le domaine de la spiritualité traditionnelle et le terrain de ses applications concrètes et plus spécifiquement nationales.

De ce fait, et implicitement, le motif de la "double allégeance" surgit très tôt dans la pensée de notre auteur (5). L'une vouée au drapeau tricolore ; et l'autre, plus enracinée, car rivée à l'étoile de David, à "la vieille nostalgie juive de la Terre sainte, du retour au berceau de la Terre promise, du retour à Jérusalem" (Du.Bo. 5-11). Ce thème, associé au topos du paradis perdu, encastré dans l'imaginaire du peuple d'Israël, va se focaliser, non sans humour et pour la petite histoire, sur une image d'Epinal, le fameux "retour des cigognes", décrit dans L'Ami Fritz d'Erckmann-Chatrian.

Premier volet d'une existence, par conséquent, qui a pour référence permanente la présence abstraite de la Ville sainte, concrétisation d'une absence ramenant toute pensée aux sources de la vocation d'Israël.

Mais forgée lors de cette première étape et fondée sur la bipolarité des cultures juive et profane, l'harmonie originelle ne tarde pas à voler en éclat, suite à l'incursion de l'innommable dans l'histoire du 20ème  siècle. En 1940, avec la déclaration de guerre et la débâcle, avec Vichy, le statut des Juifs et la désillusion, le drapeau tricolore perdra de son lustre et de sa magie omnipotente. La famille d'André Neher quitte l'Alsace et se replie dans un petit village de Corrèze, Lanteuil.

Dès ce moment, le refuge de "l'intérieur" devant l'envahisseur se transforme en une unité microcosmique d'une société juive, qui va vivre, sous la contrainte des événements, en autarcie sociale et spirituelle : espèce de bulle à la fois transparente au-dedans et opaque du dehors, centre d'une vie traditionnelle et spirituelle intense dans laquelle ses membres trouveront la force de persévérer malgré les menaces d'un monde extérieur à l'affût. Babel et Athènes s'étant volontairement verrouillées à toute volonté identitaire juive, il ne restait plus à cette dernière, dans la dénégation d'une réalité hostile, qu'à s'enfermer dans un cocon et à chercher, au quotidien, une échappatoire dans l'étude, la réflexion et une écriture (6) orientées vers Jérusalem, en s'imaginant transportée sur "la Terre de la Bible, en Eretz Israel" (Du.Bo. 14).

En 1945, avec la liberté retrouvée et la fin des années noires, une nouvelle existence, entée sur une recréation des valeurs, allait s'instaurer. A l'évidence, l'avant ne ressemble en rien à l'après. Entre autres mutations importantes de l'après-guerre, l'une concernait évidemment la création de l'État juif... Prenant, en un sens, la relève de la Jérusalem traditionnelle de l'onirisme, de l'étude et des prières, la Jérusalem d'ici-bas surgit comme fait national et politique dans le concert des nations. Pour beaucoup, cette période fut source de réflexions et de dilemmes, moment des grandes décisions auxquelles eut à faire face la Diaspora arrivée à la croisée des chemins. A la libération, le cocon s'était ouvert, mais pas entièrement. André Neher opte pour les études juives et l'engagement dans la cité exilique. L'heure n'était pas encore venue, semble-t-il, de laisser s'évanouir le rêve de la Jérusalem idéale et lointaine. Braqué sur la reconstruction des communautés décimées, le judaïsme survivant devait encore, selon certains, s'abreuver aux sources, non de l'action directe et nationale, mais de la pensée pure et de l'effort communautaire local.

Même si ce choix n'était rien moins que provisoire, et que l'itinéraire du Juif éternellement errant n'en était, en fait, plus un, le parcours, "orienté" maintenant plus que jamais vers Jérusalem, allait se nourrir encore au terreau d'un foyer lui-même nourricier d'un judaïsme en danger d'extinction. La Jérusalem de l'avenir, à la fois céleste et terrestre ne pouvait trouver son assise que dans une optique bipolaire, celle des rapports complémentaires et exempts d'ambiguïté, entre Israël et la Diaspora. Neher parlera dès ce moment d'une "double fidélité", donnée intrinsèque de sa vocation d'Homme et de Juif (Du.Bo. 16).

II. La perspective historique et théologique

Le projet de doctorat sur "l'Allemagne dans l'oeuvre de Henri Heine", qu'André Neher avait élaboré avant les années de guerre, est abandonné au lendemain de la libération, pour des raisons idéologiques évidentes. Neher y substitue un sujet centré sur la perspective juive nouvellement choisie : une thèse sur le prophète Amos, dans le contexte géographique, théologique et socio-historique de la Terre sainte. La demeure s'avérait certes double pour notre auteur, mais spirituellement, elle se rapprochait de plus en plus de son enracinement définitif

Insérée dans un cadre défini comme historique mais aussi biblique, la recherche entreprise se réclame à la fois de critères scientifiques et théologiques. Et ce, dans un but bien précis : la réactualisation du message d'Israël révélé et vécu, pour tenter de reconstruire le présent, en échafaudant l'identité juive à venir. D'emblée, Jérusalem est placée au centre d'une problématique envisagée dans ses rapports avec le prophétisme. Amos, le jeune berger de Tekoa, devenu inspiré de Dieu, après avoir ressenti l'absence du "lévitisme" dans une Jérusalem où l'Eternel avait choisi sa résidence, représente pour André Neher un modèle "d'attitude, de langage et de mentalité judéenne" (Amos 225/249). Cet archétype, l'auteur le relève également chez d'autres prophètes étudiés par la suite, et particulièrement dans deux ouvrages : - Dans L'Essence du prophétisme, qui vient étayer une observation envisagée sous l'angle d'une "repensée spirituelle" de la fonction remplie par le Sanctuaire de Jérusalem. C'est à Jérusalem, en effet, qu'Isaïe est appelé. Et c'est au Temple qu'Ézéchiel assume ses fonctions sacerdotales avant d'être déporté et de s'en attribuer de nouvelles dans le Tabernacle de ses rêves (Es.Pr. 301).
- Dans Jérémie, d'autre part, où l'image de Jérusalem continue de s'étoffer, focalisant sur un lieu unique le culte du Dieu Un, sa résidence et l'histoire de son peuple (Jér. 79-80/95). Et ce, malgré la catastrophe et son corollaire, le départ de Dieu vers un exil (Jér. 104) inlassablement annoncé par le prophète. Le désastre, pressenti pour n'être que temporaire, s'insère en fait dans une promesse d'espoir, "dans un plan d'avenir, de consolation et de joie" (Hi.Bi. 550), processus à la fois historique et métaphysique qui constitue pour Neher, et de manière dominante, l'une des pierres de touche de sa pensée.

D'où une hypothèse ressortissant à la recherche entreprise et qui apporte, semble-t-il, un argument de poids aux idéologues nourrissant des tendances diasporiques : certains prophètes auraient entrevu la possibilité d'une représentation "cosmique" et virtuelle du Temple, à côté de sa présence spatiale et temporelle localisée en Terre sainte (Es.Pr. 303). La résidence de Dieu circonscrite d'abord à Jérusalem, se situerait, avec l'Exil, "également et simultanément ailleurs, dans la plénitude de l'univers et dans l'auberge du désert" (Es.Pr. 160). Ainsi, à côté de Jérusalem, historiquement donc idéologiquement, une place semblerait avoir été réservée à Babel.

Pour André Neher, l'essence se fonde dans l'existence. L'histoire juive vient accoter, par des faits analysés scientifiquement, une pensée qui se révèle d'abord métaphysique. A la fois éloignée de l'orientation providentialiste de Bossuet et des tendances hégémoniques de la critique biblique, l'histoire juive doit être comprise comme un tout. Si peuple juif il y a, ce n'est que dans une symbiose étroite entre son histoire culturelle objective et son histoire spirituelle, sa pensée religieuse et philosophique (Hi.Bi. introd. VII-XV). "L'aventure terrestre du peuple d'Israël" ne peut être comprise que par référence à certains principes de l'ordre non seulement du rationalisme, mais aussi du "fidéisme" (Re. Tr. 153-154).

L'histoire de Jérusalem, dans son contexte biblique, sera examinée, par conséquent, en tenant compte de ses multiples aspects :

  1. Des aspects géopolitiques d'une part :
    - Avec son "stade de centralisation urbaine" (Hi.Bi. 263) et militaire (Hi.Bi. 444) que les auteurs de L'Histoire Biblique du Peuple d'Israël, André Neher en collaboration avec sa femme Renée (7), décrivent dans le détail. Entre autres, une Jérusalem fondée par le roi David, dans un but "d'unité organique". "Croisement de routes" mais aussi "forteresse naturelle" rendue inexpugnable par la construction de fortifications et d'arsenaux, entrepris sous le règne du roi Ouzia, afin de rendre possibles de longues campagnes d'assaut et de siège.
    - Avec son "stade de centralisation administrative" ensuite, destinée à permettre l'exercice des pouvoirs temporels aussi bien que spirituels, sous l'autorité du roi, avec l'assistance de conseillers civils et militaires et le contrôle de grands prêtres et de prophètes. Et ce, dans le sens d'un épanouissement de la vie à la fois religieuse artistique et culturelle (Hi.Bi. 309-311).
  2. Des aspects exégétiques et théologiques d'autre part :
    Des historiens adeptes de la seule critique biblique et scientifique se refuseront, pour des raisons évidentes, d'en tenir compte : telle, exemple parmi d'autres, la référence au concept du "miracle", à propos de l'assaut lancé contre Jérusalem par un Sennachérib dont le camp allait être anéanti par la peste (Hi.Bi.  507-508).
    L'histoire conçue par André Neher se réfère au corpus et à l'esprit de la Bible comme à un organisme vivant qui se développe dans le temps et dans une relation étroite avec le projet divin (Hi.Bi.  introd. VI-IX). D'où une perspective qui, inscrite dans un cadre traditionnel, considère la chronique de l'exil, puis celle du retour comme le prolongement naturel des jalons posés à l'aube de la Création.

III. De l'idéologie à sa concrétisation


Reuven Rubin : Sur la route de Jérusalem, 1971

La symbolique neherienne concernant la Ville sainte recoupe, à l'évidence, celle de la conscience religieuse juive. A la différence des consciences chrétienne ou musulmane ayant trouvé une autre Jérusalem, respectivement à Rome ou au Ciel, à la Mecque ou à Médine, pour le Juif, Jérusalem demeure "l'irremplaçable".

Sur la longue route de l'exil - malgré Amsterdam, Vilna, Salonique, les Jérusalem de Hollande, de Lituanie, des Balkans, autant de hauts lieux de la spiritualité d'Israël, venus un temps (8) remplacer celle qui n'existait plus que potentiellement - le Juif, en fait, n'a jamais voulu d'autre point d'attraction et d'inspiration que celle qu'il évoquait sans trêve dans ses prières. Créée par le monde des Gentils pour les besoins de leur cause, l'image du Juif, éternel "errant", s'avère avoir été un mythe qui se devait d'être remplacé par un autre symbole, authentique celui-là, l'image concrète jamais déboussolée, jamais désorientée du "pèlerin de Jérusalem" (Po.Jé. 11-13).

Avec la concrétisation politique du rêve sioniste, cependant, le réalisme de la vie quotidienne jointe à ses difficultés, ne pouvaient pas ne pas laisser de traces. En 1951, lors d'un premier voyage en Israël, Neher constate que "cette terre est autre, absolument autre que ce que nos imaginations occidentales pouvaient entrevoir" (Po.Jé. 21-22), y compris "là-haut, atteinte après une vertigineuse montée, Yerouchalayim, Har Sion".

D'où, en rapport partiel avec cette constatation, durant des années, et chez beaucoup, des tergiversations, des oscillations entre un "Israël qui appelle" et une "Diaspora qui retient". D'où aussi, entre Jérusalem et Babel, ce "déchirement" des âmes - illustré théologiquement dans le dernier chapitre de L'Existence juive, "Cité des hommes et cité de Dieu ou Césarée, Babel et Jérusalem" (Ex.Ju. 273-282) - qui ne se résorbera en fait qu'avec la conscience du danger mortel encouru par Israël, deux décennies après Auschwitz, et l'immense espoir qui allait surgir de la victoire de juin 1967 et de la réunification de Jérusalem (Po.Jé. 26-28).

La guerre des Six jours constitue pour André Neher, comme pour beaucoup d'autres, le moment des "grandes retrouvailles", celui du "face à face avec Jérusalem", d'un dialogue renouvelé avec la Ville sainte, à partir d'un événement appréhendé dans son signifié messianique. Face au choix du relatif diasporique, Israël représente désormais l'absolu essentiel. Temps juif de l'histoire, Espace juif de l'État, et Solidarité juive se retrouvent dans la rencontre avec le Mur occidental. Les Écritures et la liturgie prennent soudain une signification tangible, palpable. André Neher renoue avec un passé ayant évolué de "l'unidimensionnel historique" au "multidimensionnel" spatial et national du présent et de l'avenir (Re.Am. 94-95). Par Sion, "l'horizontal" vient s'encastrer dans le "vertical" et constitue l'élément charnière d'une entité dont la source est métaphysique... Identité juive moderne réalisant, comme par miracle, la synthèse entre le sacré et le profane, la religion et la libre pensée, la tradition et le renouvellement, le particulier et l'universel, le passé et le présent, l'exil et le royaume, et incarnée par tous ces soldats, face au Kotel, le Mur occidental, symbole d'un autre temps, mais réactualisé par l'irruption du miracle, dans sa version moderne... Avec le retour à Sion, Israël avait repris possession de son héritage (Po.Jé. 93-99 / 106).

Mais si Jérusalem se présente ainsi aux yeux fascinés de ceux qui allaient voir en elle la réponse messianique à deux mille ans d'exil, il reste que cette réponse sera proposée au lendemain d'une catastrophe que certains ne pouvaient pas ne pas considérer comme l'absolue négation de la présence divine au monde. Comment donner un sens à Jérusalem alors qu'Auschwitz existera à jamais, pour la raison que le meurtre ultime ne pourra jamais être effacé ? Comment saisir d'une appréhension unique, à. la fois le non-sens irréductible et l'éblouissement total ? A cette question cardinale de la théologie et de l'éthique juives, en cette deuxième partie du 20ème siècle, Neher tente de répondre, en homme de foi et d'espérance, dans la dénégation de toute tentation camusienne "Donner jusqu'au désespoir un sens espérantiel à l'absurde, inventer un sens où règne le chaos". C'est bien là, la signification du Tikoun, de la restauration, de la réparation de ce qui a été détruit. Car au-delà du fait géopolitique, "Jérusalem, c'est l'homme juif donnant plus de sens à ce qui en possède déjà un" (Du.Bo. 222-223).

S'il existe une source d'espoir au cœur du monde juif, c'est à Jérusalem qu'elle se trouve. "Wir heissen euch hoffen" ("nous vous ordonnons d'espérer") avait déjà dit Goethe, que Neher connaissait bien pour l'avoir pratiqué du temps de ses études germaniques. Formule qui, commentera-t-il en citant Rosenzweig, plaçait d'ailleurs Goethe du côté de Jérusalem, dans la vieille et tenace querelle qui l'opposait à Athènes (Jé.Vé. 151).

De l'ordre de l'essence durant l'exil, Jérusalem va donc parachever sa vocation en lui surajoutant, après deux mille ans, une dimension vécue, spécifique du choix assumé par l'être juif en situation. Demeurer dans la Cité de David, c'est, à l'encontre d'un monde en proie à une violence croissante, prendre position et refuser à la fois : le fatalisme à l'antique, l'absurde d'un certain mode de pensée moderne, l'indifférence et le non-engagement dans les conduites sociales. Vivre à Jérusalem, c'est être libre, opter pour l'avenir, refuser la peur, faire pencher la "grande balance du monde", selon l'expression de Maïmonide, du côté du Bien, de la Justice, de la Paix (Jé.Vé. 176).

Mais considérer l'existence juive sous cet angle, en prenant Jérusalem pour point d'appui, et non plus Babel, c'est aussi poser le problème des rapports d'Israël et de la Diaspora en des termes totalement nouveaux. Et plus particulièrement, le problème de la "centralité" de l'État juif et de Jérusalem, non envisagée, et pour cause, avant 1948. Impossible à éluder, souligne Neher, la discussion doit s'engager à la fois, au plan de la "dialectique interne", pour réduire l'antinomie entre le réel et l'idéal, entre le sacré et le profane. Et au niveau de la "dialectique externe", afin de résoudre l'opposition virtuelle existant entre Israël et la Diaspora, entre le temps de l'histoire et l'espace de la politique ; autant de points mêlant des ingrédients métaphysiques, historiques et nationaux, des réalités présentes et des aspirations à l'idéal (Jé.Vé. 21-23).

Réminiscence du thème récurrent de la "double demeure", l'entité Jérusalem est examinée dans le cadre d'une dualité aux multiples aspects. La Jérusalem d'en bas, en un premier temps, n'est que l'image plus ou moins déformée de la Jérusalem d'en haut. Pour avoir accès à cette dernière, il faut de manière incontournable passer par la Jérusalem terrestre, où l'homme en association avec Dieu s'emploie à rechercher quotidiennement la dimension révélée et messianique. Ce n'est que dans cet effort constant et réciproque, unissant esprit et matière, l'homme juif et son Dieu, que le réel a des chances de se rapprocher de l'idéal (Jé. Vé. 23-25).

Ce premier niveau binaire débouche, corollaire obligé, sur une seconde bipolarité, unissant de manière étroite le sacré de Jérusalem et son profane, et plaçant sous un même signe, deux optiques aussi extrinsèquement éloignées l'une de l'autre que le sionisme, dit laïque, et le messianisme à caractère religieux. En cela, André Neher se réclame directement de la pensée du Maharal de Prague, de Schlomo Teichtal et du Rabbin Avraham Yitzhak Kook (9). La profanation du sacré dans la Jérusalem d'en-bas, étant compensée, équilibrée par son opposé, la sacralisation du profane (Jé.Vé. 25-27). Esprit et matière s'y retrouvent en une fusion harmonieuse, exemple à suivre dans toutes les conjonctures où le physique et le métaphysique de par leur antinomie, risquent d'engendrer des conflits insolubles.

Troisième dualité enfin, et qui concerne, sur fond d'opposition spatiale et géopolitique, une discussion s'ouvrant à l'idéologique : entre les partisans d'une Jérusalem se voulant foyer unique de la spiritualité juive, et ceux, adeptes de la Diaspora, revendiquant pour elle un statut au moins similaire. Dans la controverse, Neher se réfère, bien entendu, à des opinions des deux bords : celles de Shimon Rawidovicz, de Ahad Haam, de Jacob Klatzkin et d'autre part, celles de Simon Doubnov et Richard Marienstrass (10).

Conditionné psychologiquement, mû aussi par un désir indicible d'unité, André Neher tendrait plutôt au compromis. Force lui sera cependant de constater qu'en l'occurrence, il y a dissymétrie idéologique en faveur de Jérusalem, et aux dépens de la Diaspora. Entre le Pnim et le 'Houts (11), les risques et les responsabilités sont en effet, inégalement partagées si au-dehors il y a scission, déchirure entre l'essence et l'existence, à Jérusalem, ces deux pôles se rejoignent dans la cohésion et l'harmonie, ingrédients de base de toute identité juive (Jé.Vé. 28-32).

En réalité - y a-t-il ici une contradiction voilée avec la constatation faite dans L'Essence du prophétisme (Es.Pr. 303) ? - le conflit opposant Jérusalem à la Diaspora ne serait, à la limite, qu'une vue de l'esprit. De tout temps, en effet, Jérusalem a été la seule entité à exister doctrinalement, donc effectivement. La Diaspora n'aurait été qu'un Ersatz existentiel d'un concept de base essentiel et dont l'origine procède des avatars de l'histoire juive. Grosse d'une temporalité qui, par la force des choses, finira par revenir à "sa source spatiale", à Jérusalem et à la Terre d'Israël, la durée diasporique ne saurait être, de ce fait, que limitée, donc promise à disparition. "Le temps de la Diaspora est attelé au déterminisme du retour à l'espace d'origine" (Jé.Vé. 33-38). André Neher se réfere ici au Hilkhoth Melakhirn (Législation royale) de Maïmonide (Ex.Ju. 273-274), à Abraham Yoshua Heschel et aux concepts de Rédemption et de Retour qui constituent, avec la Création et la Révélation, selon Rosenzweig, les idées fondatrices de la spiritualité juive (12).

La notion de Rédemption, en rapport avec Jérusalem et la Terre d'Israël, adhère étroitement à celle de Sainteté que penseurs et exégètes interprètent de manières fort différentes au cours de l'histoire. Il n'est pas certain que Neher, en ce domaine, fasse sienne la conception maïmonidienne selon laquelle la Sainteté, loin d'être intrinsèque à un lieu géographiquement déterminé, se présente comme un fait historique contingent qui relève de la Shekhina, de la présence divine. Le Temple, dit Maïmonide, est devenu saint après avoir été sanctifié par Salomon. Il faudrait plutôt rapprocher le point de vue neherien de celui de Yehuda Halévy, pour qui la Terre et Jérusalem sont pénétrées d'une essence théologique et métaphysique particulière, qui les rend plus propres que tout autre espace à la communication entre Dieu et
son peuple (13).

IV. Jérusalem à l'épreuve du quotidien


Rina et André Neher au Kotel (Mur des Lamentation)
après la guerre des six jours
Du rêve et de la pensée, à l'acte. Après 1967 et son installation à Jérusalem, il était naturel qu'André Neher subisse non seulement l'impact de la spiritualité de l'endroit où il avait décidé de vivre, mais aussi l'emprise directe du quotidien. Concrétiser ce choix, c'était, entre autres et par la force des choses, s'intégrer à la vie sociale et politique de la cité. Plus particulièrement, de prendre position dans la rivalité, opposant les Juifs, revenus aux sources de leur identité, et les Arabes qui prétendaient qu'il ne leur était pas nécessaire de revenir pour revendiquer un droit à la terre et à Jérusalem. Rien de plus tragiquement complexe que ce conflit à retombées politiques, ethniques, historiques, culturelles et religieuses, dont André Neher eut une conscience aiguë et que, hanté par la Shoah et le négationnisme arabe, il envisagea, à l'instar de la quasi-totalité du monde juif des années soixante à quatre-vingts, dans une optique presque exclusivement judéo-centrée.

Dans la montée conduisant à Jérusalem, la route, pour Neher, ne pouvait mener que vers les hauteurs, celles vers lesquelles le guidait une foi inébranlable en Netza'h Yisrael (14). Des hauteurs où se découvrait : dans les rêves les plus beaux, parce que l'attente les précède, et dans les moments les plus exaltants de la vie, parce que l'espoir les grandit, l'avenir lointain et radieux, mystère et promesse (Po.Jé. 133-134).

D'où, au lendemain de la Guerre des Six Jours, un regard jeté sur la réalité israélienne, non dénué d'une certaine subjectivité et fortement idéalisée : On comprend, écrit-il, que Jérusalem ne peut redevenir un Iieu de prière fraternel... elle n'a pas à le devenir : elle l'est (...) Jérusalem est, et demeure le lieu de rencontre fraternel où Juifs, Chrétiens et Musulmans prient librement le Dieu de leur commun père, Abraham (...)
Une aurore merveilleuse me tire chaque matin du sommeil pour contempler, de ma fenêtre, le soleil qui se lève sur le Mont des Oliviers. Mais auparavant déjà, dès trois heures, la voix émouvante du muezzin, amplifiée par un haut-parleur, m'a réveillé, et je songe en contemplant le rougeoiement du ciel, que ce jour qui se lève sur Jérusalem est un nouveau jour de prières fraternelles. Après le muezzin qui, de longtemps, précède l'aube, les cloches des églises sonnent les mâtines. Tout à l'heure, je vais me joindre aux premières prières juives de la Ville sainte (...) Telle est la vérité, pleine, forte, sans figures de style ni de rhétorique : la vérité d'une aube éblouissante et fervente de Jérusalem (Po.Jé. 86-88).

D'où également, et malgré la série d'attentats perpétrés par le front du refus arabe, certains commentaires optimistes dont l'avenir ne semblera pas toujours justifier le bien-fondé : Que ce soit à Jérusalem, en Judée, en Samarie, à Gaza ou à Jéricho où s'élabore l'une des plus remarquables expériences de coexistence humaine (...) partout c'est la même impression d'engagement responsable et de volonté éthique (Po.Jé. 72).

Depuis les retrouvailles du peuple juif avec le Kotel, Jérusalem s'est adjoint une dimension supplémentaire. Elle est devenue la ville-test où la rencontre inespérée entre Juifs, Arabes et Chrétiens, a pris des allures de symbole : En faisant sauter les barbelés, le béton, les barrières qui déchiraient en deux la ville de Jérusalem, Israël a fait sauter les barrières qui séparaient les communautés humaines (Po.Jé. 108).

La démarche s'avère être de portée universelle, de "retentissement cosmique". Une démarche conçue comme irréversible et dont le rayonnement ne saurait être mis en doute, dans un quelconque intérêt politique ou religieux, contraire ou étranger à la cause juive.

Une dizaine d'années plus tard pourtant, Neher considérera la situation de manière quelque peu différente. Mais sans aborder encore les problèmes concrets, sinon sur la question du dialogue interconfessionnel entre Juifs, Musulmans et Chrétiens... En admettant, dit-il, que les cloches et le muezzin fassent partie du décor sonore de Jérusalem, il reste que la seule musique authentique de cette ville demeure celle du Shofar, la théologie juive étant fondatrice des religions musulmane et chrétienne, et non pas l'inverse (Du.Bo. 154-156). Et en réalité si, émotionnellement, idéologiquement, politiquement parlant, la contestation autour de Jérusalem existe, un fait pour Neher demeure tout aussi inéluctable : la réunification. Une réunification dont l'un des sens sera de tenter d'aboutir à la réconciliation de ces trois composantes, dans l'altérité sans doute, mais aussi sur la base de la compréhension réciproque, du travail commun et de la prière (Re.Tr. 48-49).


E. Eilon

Le système axiologique d'André Neher, avec sa propension au lyrisme, est essentiellement idéaliste. En un sens, et il le dit lui-même, son parcours n'est pas sans point commun avec celui qu'avaient emprunté Yehuda Halevy, Salomon Alkabets, David Moché Luzatto, Shemouel Agnon. Par amour de Sion, tous devaient quitter leur pays natal pour aller s'établir sur la Terre d'Israël. Pour Agnon, comme pour Neher, Jérusalem représente l'idéal, source d'aspiration et d'inspiration, mais aussi but ultime du cheminement. La Galicie comme l'Alsace constituent l'enracinement exilique temporaire qui aura permis le mûrissement de leurs ouvres, romans ou travaux académiques, dont la concrétisation marque la fin de l'errance et l'installation dans la Cité de David (Jé.Vé. 43-53).

Vision imprégnée de poésie et de spiritualité et qui, inscrite dans le thème de la "double demeure", donne de la Jérusalem, émergeant de l'œuvre d'André Neher (15), une image particulièrement forte, car porteuse des valeurs juives fondamentales, réactualisées par la pensée et l'action sionistes contemporaines.


Personnalités  judaisme alsacien Accueil
© : A . S . I . J . A.