Hommage à Rina et André Neher
Professeur Joseph Elkouby
Extrait de UNIR, n° 281,  Roch Hachana 2014


André et Rina Neher dans leur appartement de Jérusalem - Hanouka 1984
Mon propos a pour objet d'apporter un témoignage de reconnaissance sur Rina et André Neher. Rina Neher-Bernheim nous a quittés le 29 décembre 2005 et André Neher le 23 octobre 1988 à Jérusalem. Si leur vie a marqué la Communauté israélite de Strasbourg et le judaïsme français en général, leur œuvre féconde a été à l'origine du Renouveau de ce dernier.

La vie

Les anciens de la C.I.S et ceux de "Léo Cohn" se souviennent bien de ce "fol été 1962" où les Neher et le grand rabbin Albert Hazan s'étaient mobilisés pour l'accueil et l'intégration des rapatriés juifs d'Algérie. Les fidèles anciens de "Léo Cohn"se souviennent également de la participation d'André Neher à nos offices, de ses interventions profondes et brillantes lors des shabatoth et des fêtes de 1962 à 1972.

Rina et André Neher étaient avant tout des enseignants et des pédagogues. Dans le cadre de la Chaire d'Hébreu à l'Université (1955 à1972), A. Neher enseignait la littérature biblique et postbiblique, la méthodologie de la traduction, la pensée juive médiévale et moderne, l'idéologie sioniste, domaines qui faisaient également l'objet de ses travaux de recherche. Son enseignement se poursuivait dans le cadre culturel de la Communauté, dans son appartement pour un public plus large et dans les Colloques des Intellectuels juifs de langue française. Tous ceux qui l'ont écouté, ont été envoûtés par son discours structuré, son style admirable, sa richesse intellectuelle, son authenticité, sa volonté de se situer de façon permanente au cœur d'une tension féconde: à la fois homme et juif, il parvenait à concilier science et foi, religion et laïcité, diaspora et Israël, particularisme et universalisme.

Quant à Rina Neher, elle était une femme exceptionnellement dynamique, une épouse modèle, en un mot une échet hayil. Spécialiste de l'histoire juive, elle enseignait les lettres classiques à l'Ecole Aquiba. En privé, elle initiait bénévolement un groupe d'étudiants avancés aux méthodes historiques et aux différentes strates de l'histoire juive. A la suite de l'infarctus de son mari, en novembre 1970, elle a entouré ce dernier comme un rempart, veillant sur sa santé. André, auparavant infatigable et débordant d'activité, s'était un peu affaibli. Elle assura désormais à l'Institut tous les cours relatifs à l'histoire juive, laissant à son mari l'histoire des idées. Rina et André Neher ont fait leur alya définitive en 1975. La vigilance de Rina a certainement aidé André à vivre encore 18 années, qui lui ont permis d'achever son œuvre dans la sérénité, et plus encore, de porter sur cette œuvre un jugement. Rina Neher enseigne alors à l'Université de Jérusalem, donne des cours à l'Institut Mayanot et participe à l'intégration des juifs d'Ethiopie et de Russie.

L'oeuvre

Ce qui est remarquable, c'est l'impact qu'ont eu l'enseignement et l'oeuvre des Neher à un niveau académique. Grâce à eux, le judaïsme a trouvé sa place au soleil dans un monde sécularisé. Concrètement, André Neher nous a introduits dans plusieurs pôles d'enseignement et de recherche: les études bibliques, les études maharaliennes, la méthodologie de la traduction de l'hébreu en français, l'hébreu moderne au sein des langues vivantes, le questionnement vertigineux né de la Shoah, le sionisme, simple événement politique ou événement théologique et messianique. Contentons-nous de tirer au clair les deux premiers pôles.

Études bibliques:

Neher nous a donné une approche nouvelle de la lecture de la Bible, approche qu'il a explicitée dans un langage neuf, un langage universel mais aussi ancré dans la singularité du judaïsme. Son enseignement n'occulte pas la critique biblique mais "la dépasse par des motivations simultanément exégétiques, historiques et philosophiques." Et l'ensemble débouche sur une lecture théologique inséparable de la lecture du texte dans sa forme traditionnelle. La parole de D. est dégagée comme affleurement du transcendantal. Cette lecture est dialogale, c'est-à-dire contemporaine du lecteur, conformément au verset "Les paroles que je t'ordonne aujourd'hui" (Deutéronome 6:6) et à la glose de Rachi. Il ne s'agit pas seulement du jour où ce verset fut révélé et écrit. Aujourd'hui, c'est aussi le jour où je me trouve, moi, en train de lire la Bible, le jour où j'accueille ce verset dans ma vie.
Cette lecture dialogale est fondée sur la notion de l'Alliance ou brith. La brith enseigne que l'histoire se fait par l'association simultanée et bilatérale de deux êtres engagés en elle:  le Créateur et la créature, D. et l'homme Et l'expression koret berith suppose une séparation, la prise de conscience d'un hiatus, de deux êtres constamment séparés, d'un partenariat qui implique la transcendance divine. En outre, Neher a exprimé cette alliance par le symbolisme conjugal qui suppose des engendrements, des lendemains, l'histoire et l'espérance.

Etudes maharaliennes :

De la Bible, A. Neher passe au Maharal de Prague. Neher s'est expliqué là-dessus. C'est, dit-il, grâce à son épouse, disciple de Jacob Gordin, grand maître contemporain des Etudes juives, qu'il a été amené à découvrir le Maharal et la mystique juive en général. Neher a eu le mérite de dégager le système philosophique de l'œuvre encyclopédique du Maharal faite de l'exégèse des aggadoth (légendes) du Talmud et du corpus midrachique, et a décelé les grands axes de sa théologie dialectique. Ce système est lié à la notion du 'emtsa, qui ne signifie pas seulement "milieu", mais dépassement des contraires ou hafakhim, par une synthèse ou hashlama . Cette structure trithématique, tension des contraires et dépassement au-dedans de la contradiction traverse toute la pensée du Maharal : à savoir l'éthique, la métaphysique et la théorie de la connaissance. Tous ceux qui pratiquent le Maharal savent combien ce penseur sait désenclaver le Midrach de la sphère homilétique pour l'élever au niveau philosophique avec des concepts aristotéliciens. Enfin Neher a eu le mérite d'étudier le Maharal dans son contexte de la Renaissance en montrant comment la culture juive a influencé la culture européenne dans les domaines tels que l'humanisme, la tolérance religieuse, la pédagogie et l'importance de la science. Neher a consigné sa pensée maharalienne dans Le puits de l'exil (1966), David Gans (1974), Faust et le Maharal de Prague (1987). David Gans historien et astronome, était à la fois disciple du Maharal et assistant de Tycho Brahé et de Kepler à l'observatoire installé près de Prague. David Gans incarne pour Neher, la pensée juive en dialogue avec le monde culturel environnant.

Etudes historiques :

Rina Neher-Bernheim, elle, est passionnée d'histoire."Pour bien comprendre, dit-elle, la vie des Juifs d'aujourd'hui, on est tenu de remonter aux sources récentes de leur histoire". L'instant présent ne peut être éclairé que par le temps qui l'a précédé. A l'histoire juive complexe et touffue, à laquelle elle s'attelle, elle applique une méthode originale : respecter les données historiques générales sans sacrifier les données spécifiquement juives. Elle a donc été tenue de travailler sur deux registres: d'une part sur l'histoire juive en elle-même, dans son déroulement dans le temps et l'espace, et d'autre part sur l'histoire générale du monde dans le même cadre spatio-temporel. Elle constate que, derrière les diversités du réel, se décèle un fonds commun de "mémoire historique", collective remontant aussi loin que les temps bibliques.

En 1962, elle publie, en coopération avec son mari, sa monumentale Histoire biblique du peuple d'Israël . Cet instrument est de grande valeur pour le lecteur français. Voici donc une histoire biblique qui allie la rigueur scientifique à la chaleur de l'exégèse traditionnelle, la probité intellectuelle à la croyance en la Révélation biblique.

Madame Neher s'est attaquée ensuite, de façon systématique à l'histoire juive moderne. Son Histoire juive, faits et documents, de la renaissance à nos jours, publiée en quatre volumes en 1974, est devenue actuellement un instrument indispensable aussi bien pour les enseignants que pour les étudiants. Cet ouvrage a été salué par l'historien Jules Isaac, qui lui a consacré une préface : Strasbourg est devenu en France l'un des principaux foyers d'études juives, grâce à l'œuvre que bâtissent ensemble, unissant à une foi brûlante de rigoureuses méthodes scientifiques, André et Renée Neher... Du bon travail historique où l'auteur a mis le meilleur de lui-même, voilà de quoi réjouir pleinement le travailleur d'histoire que je suis, que j'ai été plutôt, arrivé maintenant à la fin de sa carrière, heureux que la relève soit assurée.

Après le décès de son mari en 1988, Mme Neher a consacré une bonne partie de son temps à préparer pour l'édition "la Correspondance" et " les oeuvres complètes".

Il ne fait aucun doute qu'André et Rina Neher, qui avaient vécu dans l'après-guerre, à un moment où le nihilisme et la tentation de l'absurde sont forts, à un moment où l'existentialisme athée a imposé avec assurance la mort de D. , eux, ont contribué à reconstruire et à revivifier la tradition et la culture juives. Aussi étaient-ils par leur exemple, leur engagement, leur dévouement vis-à-vis de la Communauté juive de France et leur ouverture au monde non juif, les guides et les artisans du Renouveau du judaïsme Français.


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